Le mathusalem de l’édition!
Au cours de ses recherches et de ses acquisitions, le collectionneur de livres anciens peut mesurer l’importance historique des libraires éditeurs. Personnages souvent méconnus, ces entrepreneurs étaient en leur temps une composante essentielle de la vie intellectuelle, assurant l’impression et la diffusion des textes de sorte que, sans leur action et leur investissement, le monde du livre et des idées n’aurait jamais pu se développer à une aussi grande échelle. De la fin du Moyen Âge à l’âge industriel, les éditeurs constituaient une famille foisonnante et bigarrée, dont émergeaient des personnalités singulières. Parmi elles, se distingue un cas très particulier : celui de Pierre MARTEAU, également orthographié Pierre du MARTEAU.
Cet honorable éditeur, installé dans la ville allemande de Cologne, détient un record de longévité insurpassable pour avoir publié plusieurs centaines d’ouvrages (un petit échantillon ci-dessous), entre 1660 et… 1859 !
Le secret de ce véritable « mathusalem » de l’édition n’est pas à rechercher dans sa détention de la pierre philosophale, ni dans l’existence d’une succession d’homonymes sur une période de trois siècles… L’explication de ce phénomène est beaucoup plus simple : tout bonnement, Pierre MARTEAU n’a jamais existé ! Il s’agit d’un nom d’emprunt imaginé pour garantir l’anonymat de véritables éditeurs, qui avaient le souci d’échapper aux foudres de la censure et à la répression des autorités.
À partir du XVIIe siècle, une série de villes européennes – plus particulièrement La Haye, Amsterdam, Liège, Bruxelles, Bâle, Neuchâtel, Genève, Lausanne et Avignon – se spécialisent dans ce qu’il convient d’appeler « l’édition parallèle ». Afin de contourner les contraintes liées au système du privilège ainsi qu’à la censure administrative ou religieuse, des livres à destination du public francophone sont imprimés dans ces cités étrangères avant d’être acheminés, de manière clandestine ou semi-clandestine, vers le marché français et même européen, puisqu’à l’époque la langue française est la langue de référence pour une intelligentsia internationale. Certes, l’édition “illégale” est pratiquée en France même, en particulier à Rouen, mais elle reste très risquée et c’est l’impression à l’étranger qui est le plus souvent privilégiée.
Cette galaxie d’éditeurs est spécialisée dans la contrefaçon de publications à succès, comme la fameuse Encyclopédie, mais également dans les livres licencieux, les pamphlets et les satires qui visent aussi bien l’Église que la cour et la personne du roi. Malgré la censure officielle et une surveillance tatillonne, la vente des livres interdits fait l’objet d’un commerce prospère dans la France prérévolutionnaire.
Pour échapper à la censure et garantir l’anonymat de l’imprimeur comme de l’éditeur, les livres polémiques et autres “brûlots” portent souvent sur leur page de titre un nom et une adresse imaginaires, tandis que l’auteur se réfugie derrière un pseudonyme. Autre difficulté : certaines villes, tout en tolérant leurs imprimeurs, ne sont pas toujours enchantées de voir leur nom associé à des textes grivois et à des idées “dangereuses”. C’est pourquoi des livres sont prétendument publiés dans des métropoles étrangères, comme Rome ou Londres, ou dans des villes au nom imaginaire comme Callicuth,“Pincenarille, ville de la Morosophie”, Selon-en-Provence, ou encore à Paris à des adresses aussi fantaisistes que “Chez Va-du-cul, gouverneur des singes” ou “Chez la veuve de l’auteur, rue de l’Orphelin, vis-à-vis de la Limasse”.
C’est, semble-t-il, Jean ELZEVIER (ou ELSEVIER) de Leyde, membre d’une illustre famille d’imprimeurs établie aux Pays-Bas qui, le premier, utilise l’adresse fictive “à Cologne, chez Pierre du MARTEAU”, pour la publication du livre Recueil de diverses pièces servant à l’histoire de Henry III, Roy de France et de Pologne (ci-dessous).
Marteau, un outil international contre la censure…
En éditant, en contrefaçon, des livres dont beaucoup sont de virulents pamphlets contre le défunt roi, ELZEVIER s’expose aux représailles de l’État français, mais aussi aux remontrances des États généraux des Provinces-Unies, qui condamnent les écrits diffamatoires dirigés contre les princes étrangers. Circonstance aggravante, ELZEVIER, imprimeur de l’Académie de sa ville, ne peut mettre son honorable cliente dans l’embarras vis-à-vis de ses consœurs françaises. Pour sauver les apparences et ne se fâcher avec quiconque, il adopte la solution du nom d’emprunt.
Ce qui fait la particularité de cette adresse fictive par rapport aux multiples cas recensés, c’est son incroyable et durable succès. D’abord utilisé par les autres membres de la famille ELZEVIER, le nom de MARTEAU se répand très rapidement avec une infinité de variantes, aussi bien dans l’orthographe du nom que dans celle de la ville où ce libraire éditeur est censé résider. C’est ainsi que nous pouvons rencontrer des adresses fantaisistes telles que : “à Cologne, chez les héritiers de Pierre MARTEAU” ou “à Cologne, chez Adrien LENCLUME, gendre de Pierre MARTEAU” (ci-dessous).
Dans la considérable production attribuée à notre éditeur fantôme, nous trouvons des pamphlets et des libelles – particulièrement nombreux à l’encontre de LOUIS XIV et de ses ministres -, des satires virulentes ou très “lestes”, des contrefaçons de qualité très inégale, mais aussi des œuvres scientifiques et philosophiques, comme les deux premières éditions des Lettres persanes, éditées en 1721 par la librairie Desbordes d’Amsterdam, sous le patronyme de MARTEAU mais sans nom d’auteur.
De nombreux éditeurs belges, néerlandais et français utilisent eux aussi cette couverture, aussi bien déclinée en flamand (Pieter MARTEAU), en italien (Petri MARTELLI) qu’en latin (Petrus MARTELLUS). Mais c’est en Allemagne, pour des ouvrages en langue germanique, que cette adresse fictive connaîtra la plus longue carrière, sous les noms de Peter MARTEAU ou Peter HAMMER (ci-dessous quelques exemples).
Outre-Rhin, ce nom va, comme en France, être associé à des ouvrages satiriques, politiques et irrévérencieux, au point de devenir à l’occasion un emblème contestataire. À l’époque de la Révolution et de l’Empire, Peter HAMMER symbolise un patriotisme anti-français, à l’image de l’éditeur Carl Christoph STILLER, qui l’utilise comme pseudonyme. Après la Révolution, le nom Peter MARTEAU n’aura plus cours en France et aux Pays-Bas, mais il restera utilisé en Allemagne jusqu’en 1859, date de la dernière référence connue. En 1966, une maison d’édition Peter Hammer Verlag sera fondée à Wuppertal, donnant enfin une réalité à notre éditeur virtuel. Signalons par ailleurs qu’un site Internet, baptisé pierre-marteau.com, sera lancé en 2001 pour abriter une communauté de recherche de type Wiki centrée sur la période 1650-1750.
En 1888, Léonce JANMART de BROUILLANT, membre de la Société de l’histoire de France, a publié une Histoire de Pierre du Marteau, qui est à ce jour le livre de langue française le plus complet sur le sujet. D’autres études rédigées en langue allemande ont été consacrées à la production “germanophone”. Si vous souhaitez creuser le sujet, il vous est également possible de consulter des articles sur les blogs Bibliomab et Bibliomane