Le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, paru entre 1863 et 1888, est un véritable monument d’érudition, riche de près de 24 033 pages, qui suscite l’émerveillement de qui le feuillette en raison du nombre considérable d’informations que Pierre LAROUSSE et son équipe sont parvenus à intégrer dans les dix-sept volumes de l’ouvrage. Dans ce vaste panorama des connaissances humaines, Dicopathe va s’attarder aujourd’hui sur l’un des aspects les plus enrichissants et les plus attachants du dictionnaire : le soin apporté par les rédacteurs à insérer dans le propos un nombre incalculable d’anecdotes diverses. Cette caractéristique répond à un choix délibéré de Pierre LAROUSSE qui, dans son style fleuri, considère que les exemples et les anecdotes sont « de fraîches oasis à l’ombre desquelles le lecteur aime à se reposer quelques instants, avant de poursuivre sa route dans une immensité poudreuse ». Il en résulte que dans l’ouvrage, revendiqué comme une œuvre sérieuse guidée par l’esprit scientifique, les digressions sont légion, les rédacteurs ne se privant pas de faire état de leur opinion et de développer des théories personnelles avec plus ou moins de verve et de style. Cette particularité apporte à cette vaste encyclopédie un caractère un peu éclectique qui contribue indéniablement à son charme.
Parmi les “bizarreries” de celui qui est plus connu sous le nom de Grand Larousse, un aspect passe le plus souvent inaperçu : la place démesurée accordée aux récits de crimes et de faits divers sordides. Déjà analysée en 1997 par Daniel DÉSORMEAUX dans un article intitulé Les assassins de Pierre LAROUSSE : encyclopédisme et faits divers, cette spécificité a donné matière à un livre publié en 2010 sous le titre “feuilletonnesque” d’Histoires abominables.
Pierre ENCKELL, déjà auteur du savoureux Que faire des crétins ? Les perles du Grand Larousse, a eu la bonne idée de rassembler 48 affaires criminelles classées chronologiquement entre 1817 et 1887, chacune d’elles ayant fait l’objet d’un long article dans le dictionnaire. Beaucoup de ces crimes sont aujourd’hui oubliés, même si certains des meurtriers tels que Jean-Baptiste TROPMANN, Pierre-François LACENAIRE ou Marie LAFARGE, qui a servi de modèle à Madame Bovary, ont conservé une certaine célébrité. Mais en leur temps toutes ces affaires relatées dans le dictionnaire ont en commun d’avoir largement défrayé la chronique de l’époque et d’être, à la parution du Grand Larousse, toujours présentes dans la mémoire du grand public. Sont ainsi évoqués l’assassinat d’Antoine-Bernardin FUALDÈS, la dérive criminelle du jeune Émile ABADIE, la rocambolesque procédure contre le lieutenant LA RONCIÈRE accusé de viol, le procès très médiatisé d’Henri PRANZINI, responsable du triple meurtre de la rue Montaigne, et le cas d’Antoine LÉGER, assassin nécrophile et anthropophage. Autres affaires marquantes et “pittoresques” : le parcours sanglant de Martin DUMOLLARD, tueur en série surnommé l’“assassin des servantes”, la condamnation, très certainement à tort, de frère LÉOTADE, pour le meurtre de la jeune Cécile COMBETTES, et le violent empoisonnement à la nicotine administré par le comte VISART de BOCARMÉ à son beau-frère handicapé.
S’il est déjà arrivé que d’autres encyclopédies générales françaises aient évoqué des affaires criminelles majeures, leurs récits n’avaient jamais encore fait l’objet d’un tel de luxe de détails. L’affaire André ARMAND, accusé par son cocher d’avoir tenté de l’assassiner, occupe deux pages entières et sept colonnes dans le supplément du dictionnaire, soit plus que la biographie de GAMBETTA ou que l’article consacré à la Finlande. Même constat pour le crime de Jean-Baptiste DELACOLLONGE, prêtre de son état, qui en 1835 a assassiné puis découpé en morceaux sa maîtresse ; l’article qui lui est consacré décrit sur plus de trois colonnes, sans omettre aucun détail scabreux, la manière dont il s’était débarrassé des fragments de sa victime. Autre crime plus lourd de conséquences, par le coup porté à l’image de la monarchie et de la noblesse à la veille de la révolution de 1848, celui du duc de CHOISEUL-PRASLIN, homme politique important et pair de France. Celui-ci ayant poignardé sa femme, le rédacteur de l’article qui lui est consacré insiste longuement sur le fait que, n’ayant pas été arrêté sur-le-champ mais simplement placé en résidence surveillée, l’assassin avait eu le temps de s’empoisonner, ouvrant ainsi la porte au doute sur la réalité du suicide.
Nous pouvons légitimement nous poser la question de savoir si Pierre LAROUSSE avait un goût particulier pour les histoires criminelles. Il est indéniable que ces récits, souvent morbides, résultent de son choix éditorial manifestement assumé et réfléchi. Peut-on pour autant parler d’une volonté “racoleuse” cherchant à complaire à un public toujours friand de sensations fortes et de récits horrifiques ? Nous trouvons la réponse de Pierre LAROUSSE à cette question dans la préface du dictionnaire ; il y insiste sur sa volonté d’être le plus exhaustif possible dans le but de présenter un panorama complet et sincère de l’humanité : « Nous n’avons pas abordé avec une moindre indépendance d’esprit la biographie, répertoire universel où doivent entrer tous ces personnages divers qui ont mérité ou dérobé une part quelconque de célébrité, bonne ou mauvaise ; tous les acteurs qui ont paru un instant sur la scène du monde, tous les figurants de cette danse macabre qui défile à travers les siècles ; les petits comme les grands ; les morts et les vivants… Nous avons donné à chaque article une étendue proportionnée à la valeur réelle du personnage, mais en nous renfermant, à l’égard des contemporains, dans les limites d’une appréciation courtoise, qui ne va jamais jusqu’à une complaisance calculée, et à travers laquelle, néanmoins, perce toujours et facilement notre opinion. »
Soucieux de refléter l’esprit de son époque, LAROUSSE a donc considéré les faits divers comme une composante de la société contemporaine, très révélatrice à bien des égards des turpitudes de l’époque. Il propose d’ailleurs une définition assez large et caustique de l’expression Fait divers qui débute ainsi : « Sous cette rubrique, les journaux groupent avec art et publient régulièrement les nouvelles de toutes sortes qui courent le monde, petits scandales, accidents de voitures, crimes épouvantables, suicides d’amour, couvreurs tombant d’un cinquième étage, vols à main armée, pluies de sauterelles ou de crapauds, naufrages, incendies, inondations, aventures cocasses, enlèvements mystérieux, exécutions à mort, cas d’hydrophobie, d’anthropophagie, de somnambulisme et de léthargie » et qui se conclut par ces quelques vers ironiques : « Sous ces deux mots très-élastiques / Tout journal, régulièrement, / Sert chaque jour à ses pratiques / De canards plus ou moins étiques / Un copieux assortiment. / Pour moi, laissant dans mon pupitre / Meurtres, vols, accidents, méfaits / Dussé-je passer pour un pitre / Je calembourde, et quand le titre / Dit fais dix vers, crac, je les fais. »
En tout état de cause, la France du XIXe siècle témoigne d’un attrait prononcé pour les affaires judiciaires, les récits macabres, les scandales en tous genres et plus particulièrement pour les crimes odieux. Les procès, les témoignages, les rapports de police et les aveux des assassins sont abondamment relayés dans une presse spécialisée, en particulier la Gazette des tribunaux, l’Audience et plus tard le célèbre Petit Journal. La littérature n’est pas en reste, et les écrivains ne manquent pas de puiser dans cette précieuse source d’inspiration. C’est le cas de STENDHAL qui, pour le personnage de Julien SOREL, prend Antoine BERTHET pour modèle, de DUMAS, dont la trame du Comte de Monte-Cristo est tirée d’une histoire réelle, sans oublier BALZAC, SUE et HUGO.
Dans le Grand Larousse, les chapitres traitant de crimes célèbres, rédigés dans un style relativement sobre, se veulent factuels et informatifs. S’appuyant généralement sur des dialogues enregistrés au cours des interrogatoires et des audiences, ils ressemblent à des nouvelles ou à des articles dépouillés de sensationnalisme. Nous pouvons imaginer que Pierre LAROUSSE et ses collaborateurs tenaient à ce que leur encyclopédie garde une certaine tenue et lui évitent de dériver vers la presse à scandale.
Avant de vous plonger dans les pages du Grand dictionnaire universel du XIXe siècle ou dans le recueil de Pierre Enckell, nous vous invitons à consulter cet article du Monde.