Pierre BAYLE , fils de pasteur
Dans son Poème sur le désastre de Lisbonne, publié en 1756, VOLTAIRE insère cet éloge : “J’abandonne Platon, je rejette Épicure. Assez sage, assez grand pour être sans système, il les a tous détruits, et se combat lui-même : semblable à cet aveugle en butte aux Philistins, qui tomba sous les murs abattus par ses mains.” Dans ces vers, notre libre penseur évoque Pierre BAYLE et son esprit critique teinté de scepticisme. Grâce à son principal ouvrage, Le Dictionnaire historique et critique, le philosophe aura indéniablement contribué à forger “l’esprit des lumières”, en léguant à ses successeurs un véritable arsenal méthodologique et idéologique auquel ils recourront pour la rédaction et la publication de la fameuse Encyclopédie.
Né le 18 novembre 1647 à Carla-le-Comte – définitivement rebaptisé Carla-Bayle en 1879 en hommage à l’enfant du pays –, Pierre BAYLE (ci-dessous) est le fils d’un pasteur protestant. De santé fragile, il reçoit de son père une solide instruction en grec et en latin, avant de partir achever ses humanités à l’Académie protestante de Puylaurens. Durant ses études, il devient un bibliophile averti, dévoreur de livres de manière quasi compulsive. Voulant que son fils, dont les brillantes dispositions intellectuelles lui sont devenues évidentes, bénéficie d’un enseignement de grande qualité, son père le fait rentrer, en 1669 – imprudemment pourrait-on dire -, au collège des Jésuites de Toulouse. Au fil de discussions théologiques, ses habiles interlocuteurs finissent par le convaincre d’abjurer le protestantisme, un mois seulement après son arrivée. Enchanté d’une spectaculaire conversion qui intervient dans une famille réformée de son diocèse, l’évêque de Rieux lui procure l’aide matérielle nécessaire pour lui permettre de terminer ses études de philosophie.
Cependant, habité par le doute et farouchement attaché à rechercher la vérité, Pierre BAYLE ne cherche pas à persuader son père et son frère de le rejoindre dans le catholicisme. Finalement, désabusé par le culte et le dogme catholiques, il soutient sa thèse en août 1670 avant de quitter Toulouse pour regagner son village natal, où il s’empresse d’abjurer et de redevenir protestant. Par cette décision il devient relaps, statut qui l’expose à de graves sanctions judiciaires et l’oblige à partir en Suisse où il devient précepteur. En 1674, il revient incognito en France et rejoint Paris après un passage à Rouen. Ayant réussi le concours organisé par l’académie protestante de Sedan, il y enseigne la philosophie jusqu’à ce que LOUIS XIV fasse fermer l’institution en 1681. Contraint à nouveau de quitter une France où s’accentue la répression contre les huguenots, il est sollicité pour occuper une chaire à l’École illustre de Rotterdam, récemment fondée. Il s’installe en Hollande où il retrouve son ancien collègue de Sedan et ami, Pierre JURIEU.
Dans sa nouvelle patrie, il va dans plusieurs publications développer une pensée qui le porte à traquer et dénoncer les fausses vérités, les préjugés et les superstitions. En mars 1684, il lance Nouvelles de la République des lettres, une revue périodique écrite en français et publiée à Amsterdam pour contourner la censure. Marqué par l’arrestation et la mort en prison de son frère pasteur, il condamne de plus en plus ouvertement le sectarisme religieux, prônant la tolérance et le respect de la liberté de conscience qu’il reconnaît aux athées eux-mêmes. Ses idées avancées ne manquent pas de lui créer de nombreux ennemis. À la tête des plus enragés, il retrouve son ex-comparse JURIEU qui, de surcroît, lui reproche son loyalisme vis-à-vis de LOUIS XIV. Face à cette cabale, notre philosophe est destitué de sa chaire en 1693.
Le Dictionnaire historique et critique, œuvre d’une vie
Désormais sans emploi, BAYLE va mettre à profit cette inactivité forcée pour se lancer dans la rédaction de ce qui sera l’œuvre de sa vie : le Dictionnaire historique et critique. Mûrissant déjà le projet depuis plusieurs années, il en a établi le plan et en grande partie rédigé les articles correspondant aux trois premières lettres de l’alphabet. La parution du dictionnaire sera annoncée en novembre 1690 mais, du fait des démêlés de son auteur, la publication sera reportée sine die et il faudra attendre 1692 pour que l’ouvrage, intitulé Projet et fragments d’un dictionnaire critique (ci-dessous), soit enfin publié. Ce livre a pour vocation de proposer au public un “échantillon” de taille conséquente -près de 400 pages – du dictionnaire à paraître.
Privé de tout moyen de subsistance, BAYLE signe un contrat pour la publication de son futur ouvrage avec son ami Reinier LEERS, qui s’est déjà fait connaître comme un des éditeurs du Dictionnaire universel de FURETIÈRE. Malgré l’acharnement dont il est encore et toujours l’objet, notre philosophe, poursuivant imperturbablement son travail, aura la satisfaction en 1697 de voir les deux premiers gros tomes de son ouvrage sortir des presses à Rotterdam.
BAYLE entend profiter de sa liberté d’esprit absolue pour, ainsi que l’écrira plus tard Pierre LAROUSSE, “penser par lui-même, sans accepter le patronage d’aucune secte, d’aucun parti”. Il ambitionne de corriger les erreurs et les contresens relayés de “bonne foi” dans de nombreux ouvrages, parfois très réputés et régulièrement réimprimés comme, en particulier, le Grand Dictionnaire historique de Louis MORÉRI. Ce travail lui permettra de donner la pleine mesure de sa grande érudition, de son immense culture livresque et de son indéniable talent pour la dialectique.
Un dictionnaire d’une composition déroutante
BAYLE présente en ces mots le plan qu’il a adopté : “J’ai divisé ma composition en deux parties : l’une est purement historique, un narré succinct des faits, l’autre est un grand commentaire, un mélange de preuves et de discussions où je fais entrer la censure de plusieurs fautes, et quelquefois même une tirade de réflexions philosophiques ; en un mot assez de variété pour pouvoir croire que par un endroit ou par un autre chaque espèce de lecteur trouvera ce qui l’accommode.” Mais, lorsque le lecteur ouvre son dictionnaire, il se trouve confronté à une présentation pour le mois déroutante, du moins au premier abord. En effet, loin d’avoir rédigé des articles d’un seul bloc, BAYLE a véritablement enchâssé différents textes et notes de surcroît très denses, présentation qui donne l’impression de pénétrer dans un labyrinthe de mots, dont la lecture s’apparente à un jeu de piste. Un exemple ci-dessous.
Le lecteur qui découvre le dictionnaire doit faire un effort pour se familiariser avec le fonctionnement d’un ouvrage qui imbrique plusieurs blocs gigognes. Le corps du texte, qui se veut « historique et descriptif », imprimé dans une police de grande taille, occupe la partie centrale de la page. Dessous, rédigés dans une police plus petite et resserrée, se retrouvent les textes que BAYLE appelle ses “remarques” précédées par des lettres majuscules entre parenthèses. En réalité ces commentaires, qui envahissent très souvent les pages au point de ne laisser parfois le texte supposé principal ne subsister que sur une seule ligne, constituent le cœur du livre, puisque c’est dans cette partie que l’auteur fait valoir ses arguments et ses théories. Dans les marges, à droite et à gauche, des colonnes en petits caractères viennent compléter l’ensemble ; il s’agit de notes bibliographiques. Celles qui se rapportent au texte principal se situent en haut de la page, tandis que celles liées aux “remarques”, identifiées par des minuscules entre parenthèses, occupent la partie inférieure.
Dans un texte souvent touffu, les renvois et les références sont omniprésents, faisant du livre un véritable modèle de ce que nous appellerions de nos jours une construction en “hypertexte”. Par son contenu, l’ouvrage n’est clairement pas un dictionnaire sur la langue française. Son auteur se préoccupe uniquement de personnages, de communautés et de lieux, qu’ils soient historiques, mythologiques, bibliques, religieux ou littéraires. Curieusement, son style se montre souvent assez “familier”, caractéristique que ses détracteurs prendront volontiers pour de l’irrévérence, de la grossièreté voire du libertinage déguisé.
Un dictionnaire objet de polémiques
Malgré des attaques menées par JURIEU et le consistoire de l’Église wallonne – qui décèlent des “obscénités” et des théories “hérétiques” dans plusieurs articles comme David, Manichéens, Pyrrhon et Pauliciens -, le livre est un grand succès qui déborde largement le monde francophone. Mais, comme c’était prévisible, il se heurte à l’hostilité immédiate aussi bien des Protestants que des défenseurs de l’Église catholique menés par les Jésuites. Attaché à dénoncer certaines idées depuis longtemps considérées comme des dogmes ou des vérités figées, BAYLE ne peut que s’attirer les foudres des milieux religieux mais aussi de certains cercles d’intellectuels et de savants. Bien qu’il s’en défende et revendique une pure objectivité, son scepticisme systématique et son esprit critique affûté sont perçus par ses détracteurs comme des signes d’impiété, d’athéisme, voire même une volonté pernicieuse de vouloir abattre l’ordre établi.
La réaction, qui ne se fait pas attendre, lui vaut de violentes accusations mais, protégé par de puissants soutiens, il réussit à échapper aux poursuites. Jugeant que son œuvre est inachevée et nécessite des ajustements et des ajouts, il peut continuer à retravailler son texte. En 1702 sort une seconde édition, dans laquelle l’auteur a modifié certains points litigieux comme l’article David. Mais de nombreux souscripteurs désirant en posséder le texte original, LEERS l’insère dans un appendice. Épuisé par la tâche et atteint de tuberculose, BAYLE meurt le 28 décembre 1706. La carrière de son dictionnaire est pourtant loin d’être achevée car des éditions ultérieures, dont certaines qualifiées de “pirates”, ne cesseront de jalonner les décennies suivantes.
L’ouvrage exercera une réelle influence sur le monde des idées et BAYLE sera un véritable précurseur de l’esprit des Lumières. Sa démarche philosophique le conduira à devenir un apôtre de la tolérance et du libre-arbitre, tandis que son art de l’argumentation servira de modèle à une nouvelle forme d’esprit critique qui est en train d’émerger. DIDEROT et d’ALEMBERT témoigneront leur admiration pour le Dictionnaire historique et critique, même s’ils critiqueront l’organisation générale du livre. Ne partageant pas les mêmes priorités thématiques que celles développées par BAYLE, les encyclopédistes préféreront s’inspirer de la Cyclopaedia de CHAMBERS que de son dictionnaire pour composer le plan de l’Encyclopédie.
Malgré tout, le rôle fondateur du livre de BAYLE fera largement consensus dès le XVIIIe siècle. Dans la préface de son Grand Dictionnaire du XIXe siècle, LAROUSSE rendra un hommage appuyé au Dictionnaire historique et critique, qu’il qualifiera d’“œuvre de génie qui a marqué l’histoire de l’esprit humain”. Il y verra “le terreau dans lequel s’est enracinée la pensée moderne”, et rappellera que “Voltaire a détruit, sapé, mais c’est Bayle qui a déblayé, éclairci la voie”.
Pour compléter ce portrait, nous vous orientons – entre autres, car la bibliographie est très fournie – vers les écrits d’Anthony McKENNA : Études sur Pierre Bayle et Pierre Bayle polygraphe ; la biographie rédigée par Hubert BOST ; ainsi que vers Encyclopédisme et polémique : le Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle par Isabelle MOREAU et Pierre Bayle philosophe de Gianluca MORI. Enfin si vos pas vous mènent en Ariège, la maison natale de BAYLE est désormais un très intéressant musée.