Le monde des coquilles, bourdons et autres mastics
Tout texte, aussi sérieusement qu’il ait été élaboré, peut, malgré toutes les précautions prises, être victime de divers aléas, dont l’un des plus dommageables consiste à être entaché de “fautes”. Nuisant à la qualité du contenu, des anomalies, des contresens, des déformations ou encore des altérations dues à des oublis, à la précipitation, à une mauvaise traduction ou à une interprétation erronée, peuvent se faufiler dans les textes à l’insu des correcteurs. Ces erreurs, parfois entérinées par le temps, sont souvent imputables à l’auteur lui-même, mais aussi à ceux qui, en transcrivant le texte, ont fait preuve de maladresse, de négligence voire d’un simple manque de jugeotte.
En donnant un essor inédit à la diffusion du livre, l’imprimerie a très logiquement entraîné la multiplication de ces erreurs. Les plus fréquentes ont pris le nom bien connu de coquilles. Ce terme, attesté en France depuis 1723, désigne à l’origine des interversions de caractères d’imprimerie dues à un mauvais rangement dans les cassetins. Ce mot a ensuite été élargi aux fautes d’orthographe ou de grammaire, aux mots et aux bouts de phrases tronqués, ou encore aux lettres surnuméraires. D’autres bévues sont également possibles comme le mastic, qui consiste à placer dans le mauvais sens ou au mauvais endroit des lettres ou des blocs de lettres, voire des paragraphes entiers ; ou encore le bourdon, qui désigne cette fois l’oubli de caractères, de mots, de paragraphes ou même de pages entières. Autre type d’erreurs, particulièrement dévastatrices : la retranscription d’un terme aux sonorités proches de l’original mais de sens différent.
De nos jours, malgré les relectures multiples et les outils de correction automatique, un grand nombre de coquilles et autres gaffes arrivent à passer les barrages et se retrouvent imprimées. La presse, et en particulier la presse quotidienne, qui est tenue de brasser un grand nombre de textes en peu de temps, égaye régulièrement la vie de ses lecteurs par des “perles” qui, parfois, débouchent sur des résultats comiques particulièrement réjouissants. Mais, si la plupart du temps ces erreurs n’ont pas de conséquences trop graves pour les auteurs du texte, cela n’a pas toujours été le cas. L’humaniste Etienne DOLET a été reconnu coupable d’athéisme et condamné à être pendu puis brûlé pour avoir ajouté “du tout” à la fin de la phrase de PLATON. : “Après la mort, tu ne seras plus rien.” Si le doute persiste quant à une volonté de provocation délibérée de la part de l’humaniste, certains soutiennent que l’ajout était accidentel, ou du moins pas de son fait. L’abbé SIEYÈS, en lisant l’épreuve d’une édition de ses discours politiques, découvre à temps un : “J’ai abjuré la République” à la place de “J’ai adjuré la République”. “Vous voulez donc me faire guillotiner ?” se serait-il alors exclamé à l’encontre de l’imprimeur. Vous pouvez retrouver d’autres savoureux exemples dans le Dictionnaire de l’argot des typographes d’Eugène BOUTMY. En 1990, 180 000 exemplaires du Petit Larousse ont dû être retirés de la vente. En cause, des légendes erronées sur la planche consacrée aux champignons, erreur susceptible de causer des empoisonnements.
La Wicked Bible
Il va sans dire que lorsque des erreurs se glissent dans des livres religieux, dont le texte est considéré en lui-même comme sacré, les conséquences peuvent s’avérer particulièrement graves pour ceux qui publient une version erronée. Cette mésaventure est arrivée au XVIIe siècle à deux imprimeurs anglais, Robert BARKER et son associé Martin LUCAS, qui vont se trouver impliqués, bien malgré eux, dans le scandale de la “Wicked Bible“, soit en français la “Bible vicieuse”.
BARKER est pourtant loin d’être un novice. Ayant appris le métier avec son père Christopher, il hérite, en novembre 1599, de l’atelier et surtout de la précieuse charge d‘imprimeur de la reine, qui lui confère le droit d’imprimer des bibles en anglais, des livres de prières communes, des statuts et des proclamations royales. En 1611, il sera le premier à imprimer la fameuse bible en langue anglaise connue sous le nom de Bible du Roi Jacques (King James Bible) ; ouvrage commandité en 1604 par JACQUES VI pour devenir le texte officiel de l’Église d’Angleterre.
Pressé d’être le premier à imprimer le texte, il semble que BARKER ait négligé la qualité de l’impression, dont la médiocrité nécessitera de faire des corrections dans les tirages ultérieurs. En 1613, dans un retirage, le mot “Jésus” est malencontreusement remplacé par “Judasʺ, ce qui oblige l’éditeur à coller un bout de papier sur la page pour corriger le nom. Même si sa première édition ne se révèle pas très rentable d’un point de vue financier, Barker se bat pour protéger son monopole très lucratif sur l’impression et la diffusion de la version “officielle” de la Bible. C’est ainsi qu’il est amené à faire saisir soixante bibles “illégales” importées à Bristol par le puritain Michael SPARKE. Désormais associé à un dénommé Martin LUCAS, sur lequel nous ne savons rien, il se lance en 1631 dans la nouvelle impression de son « best-seller » (ci-dessous).
Cette réédition, qui aurait dû n’être qu’une formalité, va virer au désastre du fait qu’un simple mot a été omis dans un passage pour le moins “sensible”. En effet, dans le texte du livre de l’Exode, où sont énumérés les dix commandements, le lecteur a la surprise de lire : “Thou shalt commit Adultery”, ce qui donne “Tu commettras l’adultère”, affirmation pour le moins curieuse d’un point de vue théologique ! Il y manque bien sûr le mot “not” pour signifier qu’au contraire la phrase complète est « tu ne commettras PAS l’adultère ». Cette simple lacune (ci-dessous), qui ne porte que sur trois malheureuses lettres, transforme le texte en un encouragement au péché et au vice. Plusieurs semaines se passent avant que l’erreur ne soit signalée au plus haut niveau et, dès lors, les réactions outragées ne vont pas se faire attendre.
Averti, l’évêché de Londres informe le roi du “blasphème”. Très en colère de voir entaché la réputation d’un livre dont sa dynastie a ardemment soutenu l’élaboration, CHARLES Ier convoque sans ménagement les deux éditeurs de la « Wicked Bible » – surnommée aussi “Sinner Bible” ou “Adulterous Bible” – et les somme de lui livrer les exemplaires encore en leur possession. Les autorités traquent ensuite tous les exemplaires en circulation pour les saisir et les détruire. Sa majesté étant particulièrement contrariée, les choses n’en restent pas là et les deux imprimeurs doivent comparaître l’année suivante devant la Star Chamber, le tribunal royal qui siège à Westminster. Au terme de la procédure, BARKER et LUCAS perdent leur licence d’imprimeur et se voient condamner à une amende de 300 livres, une somme assez considérable pour l’époque équivalant à 50 000 £ actuelles. Enfonçant le clou, l’archevêque de Canterbury déclare qu’il avait connu “une époque où le plus grand soin était apporté à l’impression, en particulier à celle des bibles, où les bons ouvriers compositeurs et les meilleurs correcteurs étaient des hommes sérieux et instruits, et en tout, parmi les meilleurs, mais qu’aujourd’hui le papier était de piètre qualité, les ouvriers compositeurs des gamins inexpérimentés, et les correcteurs des ignorants”.
Assez curieusement après tout ce tapage, la sentence ne semble pas avoir été appliquée avec sévérité. En effet, le versement de l’amende a été reporté plusieurs fois, sans qu’aujourd’hui encore nous ayons la certitude qu’il ait eu lieu. De même, l’interdiction d’exercer a également été levée assez vite, de sorte que c’est BARKER qui, en 1637, pourra imprimer le célèbre décret du 11 juillet 1637 concernant l’imprimerie, émis par la Star Chamber, celle-là même qui l’avait autrefois condamné. Si BARKER parviendra à conserver le monopole de l’impression de la Bible du Roi Jacques, qui restera dans sa famille jusqu’en 1709, il se montrera un très mauvais gestionnaire ; et c’est pour une histoire de dette qu’il sera finalement jeté en prison où il mourra en janvier 1645.
Erreur ou sabotage ?
Cette affaire assez rocambolesque n’a cessé de fasciner critiques, historiens et chercheurs, qui se posent la même question : s’agissait-il réellement d’une bévue ou y a-t-il eu un acte intentionnel derrière cette omission ? BARKER s’était fait des ennemis dans sa profession – dont en particulier son grand rival Bonham NORTON – et il est légitime de se demander s’il n’aurait pas été victime d’un sabotage. Un élément conforte cette thèse car, ainsi que l’ont remarqué certains érudits, le texte de la Wicked Bible contenait une autre erreur particulièrement “irrévérencieuse”.
Cette deuxième corruption du texte a été relevée dans le Deutéronome, où, dans la phrase “Behold, the Lord our God hath shewed us his glory and his greatness” (“Voici, le Seigneur notre Dieu nous a montré sa gloire et sa grandeur”), le dernier mot aurait été remplacé par “Great-Asse”, soit “grand âne“. Si une erreur offensante mais malencontreuse est toujours possible, une seconde de même nature est plus que suspecte et laisse envisager une malveillance intentionnelle. Mais la réalité de cette deuxième erreur ne fait pas l’unanimité. En effet, dans la plupart des manuscrits survivants, elle n’apparaît pas, même si quelques exemplaires portent une tache d’encre pile à l’endroit de la faute. Soit il s’agit d’une “légende”, soit la coquille a été détectée à temps et corrigée en urgence ou camouflée avec les moyens du bord.
L’autre hypothèse avance que BARKER et LUCAS auraient négligé leur rôle de superviseurs et qu’ils auraient eu recours à un personnel mal payé, peu motivé voire sous-qualifié, lequel aurait par négligence laissé cette erreur subsister jusqu’au stade de l’impression. La possibilité de la vengeance d’un membre de l’atelier face à des patrons aussi indélicats ne peut pas non plus être exclue. Aujourd’hui le mystère demeure et il existe peu de chances qu’il soit un jour éclairci.
Sur les mille exemplaires tirés en 1631, seule une poignée ont pu échapper à la destruction, faisant de la Wicked Bible un livre rare particulièrement recherché par les bibliophiles. On en compte seize éparpillés dans divers bibliothèques, universités et musées, chiffre qui ne prend pas en compte ceux détenus dans des collections privées, soit cinq ou six volumes de plus. Cette bible vient de faire son retour dans l’actualité récente, quand un exemplaire inconnu est venu refaire surface au début du mois de mai dernier. En effet, l’université de Canterbury de Christchurch en Nouvelle-Zélande a révélé avoir une Wicked Bible en sa possession. De fait, le livre avait été “découvert” en 2018, mais l’information avait été tenue secrète afin de se donner un délai pour le restaurer et permettre aux chercheurs de l’étudier sereinement. Cet exemplaire aurait été introduit dans l’île par un relieur britannique venu s’y installer en 1950. Apparemment, ce dernier ignorait, trompé par le triste état du livre, qu’il détenait un vrai trésor et s’en était séparé. Le hasard a voulu qu’il soit finalement arrivé dans les mains d’une ancienne élève de l’université. Celle-ci l’a confié à son professeur d’études médiévales, qui en a confirmé l’authenticité. Cet exemplaire, actuellement en instance de numérisation, devrait être mis en ligne dans les mois à venir.
Ci-dessous, vous trouverez une brève présentation de cette bible atypique.
Avant d’achever notre billet, signalons que cette bible « vicieuse » constitue un des cas les plus connus dans le genre, mais il n’est pas le seul. D’autres bibles « maudites » ont en effet été recensées dès l’époque médiévale, comme la Bible de Kells, datée de 800, entachée de deux grosses erreurs, la Bible de Genève, surnommée la “Bible des culottes” (“Breeches Bible”), ou encore la fameuse Vinegar Bible de 1717, dans laquelle “la parabole de la vigne” a fait place à “la parabole du vinaigre”. La vidéo ci-dessous passe en revue plusieurs de ces gaffes typographiques.
.