NOVALIS, “terre en friche”
La création d’une encyclopédie passe pour être un long travail de patience qui nécessite de consacrer plus de temps à la recherche documentaire, à la relecture et à la mise en forme qu’à la rédaction proprement dite. Autre condition indispensable pour la réussite de l’entreprise, il convient, avant de commencer, d’adopter un plan d’ensemble et ce qu’on pourrait appeler un cahier des charges. Pourtant, à la fin du XVIIIe siècle, en plein essor du romantisme, un écrivain s’est essayé à expérimenter un nouveau type d’encyclopédie, volontairement déstructurée, en suivant un cheminement que l’on pourrait qualifier d’aléatoire, de subjectif, voire de philosophico-poétique.
L’auteur de cette expérimentation se nomme Georg Philipp FRIEDRICH, baron de HARDENBERG (ci-dessous son portrait), plus connu sous son nom de plume de NOVALIS (terme latin qui signifie “terre en friche”).
À l’origine, rien ne semblait prédestiner ce jeune homme à devenir une figure éminente de la première vague du romantisme allemand. Après s’être essayé à la poésie dès l’adolescence, c’est son passage aux universités d’Iéna et de Leipzig, où il est venu étudier la philosophie, le droit et les mathématiques, qui lui fait prendre pleinement conscience de sa vocation littéraire et de son talent naissant. Il y rencontre des grands noms des sciences et des lettres, comme Friedrich von SCHILLER, Friedrich SCHLEGEL, Johann Gottlieb FICHTE ou encore Friedrich HÖLDERLIN. À la fin de ses études, son père lui trouve un poste administratif aux salines de Tennstedt, en Thuringe. C’est là qu’il fait la connaissance de la jeune Sophie von KÜHN, avec laquelle il se fiance secrètement en 1795. Mais celle-ci décède deux ans plus tard, emportée par la tuberculose, et cette disparition tragique lui inspirera par la suite nombre d’écrits tourmentés.
Peu de temps après, il suit des cours pour devenir ingénieur à l’École des mines de Freiberg où, doué et très motivé, il achève brillamment sa formation. Dès lors, il se voit confier des missions scientifiques, finissant en 1800 par devenir directeur des salines. C’est à ce moment qu’il se lance pleinement dans l’écriture, multipliant poèmes, romans, essais philosophiques, mémoires scientifiques, journaux intimes, et même chants religieux. Mais il publie très peu de choses de son vivant, et la majeure partie de ses écrits sont découverts après sa mort, qui survient à l’âge de 28 ans. Depuis longtemps malade, NOVALIS succombe à une crise de phtisie en mars 1801. Il connaîtra finalement la gloire littéraire à titre posthume et deviendra un des grands noms des lettres allemandes. Pour l’anecdote, c’est à cet auteur que l’on doit l’expression “fleur bleue”.
Une encyclopédie non figurative
Parmi les monceaux de textes laissés par ce poète-philosophe (ci-dessous un de ses manuscrits), on retrouve un nombre considérable – environ 1150 fragments répartis sur 236 pages – de notes et de textes, qui faisaient partie d’un ensemble plus vaste destiné à devenir une encyclopédie. À raison d’une à deux heures en moyenne par jour, dans une période allant au moins de septembre 1798 à mars 1799, date de son dernier brouillon “encyclopédique” connu, NOVALIS rédige des essais sur les sujets les plus variés, allant des mathématiques à la linguistique, de la grammaire aux sciences naturelles, des beaux-arts à la chimie, en passant par la philosophie, la morale, la religion, l’hygiène, ou encore la géologie et la minéralogie.
Reprenant une expression employée par l’écrivain lui-même pour qualifier son travail, cette esquisse de dictionnaire prend le titre de Brouillon général (Allgemeine Brouillon). Mais, au fil des diverses éditions parues jusqu’à nos jours, cette œuvre “reconstituée” prend parfois simplement le titre d’Encyclopédie, de Notes pour une encyclopédie romantique, ou encore Matériaux pour une encyclopédie.
A priori, l’ensemble, il est vrai inachevé, donne l’impression d’une œuvre éclectique, tenant plus de miscellanées inspirées par un certain dilettantisme que d’un projet construit et organisé. Alternant lyrisme, rigueur scientifique et réflexions métaphysiques, l’auteur multiplie les points de vue et se lance volontiers dans des digressions, dans lesquelles, parfois, il n’hésite pas à se contredire. Cette image d’œuvre “chaotique” a été accentuée par le fait que différents éditeurs et critiques de l’œuvre du poète défunt ont souvent réaménagé des textes disparates, en associant des écrits encyclopédiques à d’autres œuvres littéraires ou philosophiques, sans tenir compte de la chronologie des fragments et de la logique “classificatoire” que l’auteur avait pourtant décrite dans sa correspondance. Il faudra attendre l’édition de 1968 pour que ce texte multiforme retrouve une cohérence proche de celle que NOVALIS avait envisagée.
L’encyclopédistique
Car, derrière cette apparence fragmentaire et diversifiée, notre écrivain développe une conception toute personnelle de ce qu’il désigne sous le terme d’“encyclopédistique“. L’auteur forme le projet de créer une “bible scientifique – un modèle réel et idéal -, et le germe de tous les livres”. C’est ainsi qu’il se fixe une mission passablement ambitieuse : “un essai de méthode biblique universelle – l’introduction à une authentique encyclopédistique. Je pense produire là des vérités et des idées en grand – des pensées géniales -, mettre à jour un organon vivant, scientifique et, par cette politique syncrétique de l’intelligence, m’ouvrir la voie d’une véritable praxis – d’un véritable processus d’unification”.
Un critique a cru pouvoir définir l’approche de NOVALIS comme une “logique mobile, diverse et décentrée [mettant] en crise les notions mêmes de fondement et de centralité”. Cet encyclopédiste atypique base donc sa démarche sur un principe complexe et, par bien des côtés, paradoxal et déroutant. S’appuyant sur les mathématiques et l’analyse combinatoire, il entend concilier chaos et méthode, unité et diversité, théorie et pratique, l’objectif et le subjectif, le particulier et le général, etc. Il résume ainsi son approche : “Mon livre doit contenir la métaphysique critique du recenser, de l’art d’écrire, de l’expérimenter, de l’observer, du lire, du parler, etc.” Son but n’est donc pas de suivre une classification rigide et de séparer les disciplines, mais au contraire de relier les champs de la connaissance entre eux pour arriver à une unification globale du savoir. Ainsi, pour citer un critique contemporain : “Les expériences et les idées des diverses sciences auraient dû s’expliciter mutuellement, se soutenir et s’animer.”
À la lecture de ce programme qui peut paraître vertigineux, abstrait pour ne pas dire abscons, nous ne manquons pas de nous demander s’il était vraiment réalisable, aussi bien dans le fond que dans la forme, et ce, par un homme seul ! Comme NOVALIS n’a réellement travaillé sur son projet d’encyclopédie que pendant six mois, ne la laissant qu’au stade d’ébauche, les spécialistes en sont rapidement venus à la conclusion qu’il ne s’agissait pas pour lui de rédiger une encyclopédie “concrète”, mais de réfléchir à une nouvelle méthodologie et à une nouvelle épistémologie autour du savoir. Au final, l’« encyclopédistique » s’avère être un concept “idéaliste”, qui permet d’associer l’encyclopédisme à une démarche philosophique basée sur la volonté de doter le savoir humain d’un caractère total et universel.
Vous pouvez essayer d’approfondir la pensée de notre encyclopédiste, en écoutant l’émission qui lui a été consacrée en avril 2001, dans le cadre de la série Une vie, une œuvre, de France Culture. Toujours sur la même radio, nous vous proposons, dans la vidéo ci-dessous, de suivre une émission sur NOVALIS, enregistrée en novembre 2015 pour l’émission Poésie et ainsi de suite. Une conférence de Frédéric BRUN sur le même sujet est également disponible ici.