La traite négrière vers le Brésil
Depuis sa “découverte” par le Portugal en 1500, le Brésil a été la destination de près de 38% de la traite négrière transatlantique. De 1532 à 1850, entre quatre et cinq millions d’Africains franchiront l’océan pour travailler dans de grandes exploitations appelées fazendas, consacrées à la canne à sucre, au café, à l’élevage et aux mines. Peu à peu, l’usage systématique d’esclaves comme main-d’œuvre pour les travaux de force ou les tâches pénibles se généralisera à grande échelle dans la colonie. Activité rentable, le commerce des esclaves se poursuivra tardivement au Brésil, même si le pays, devenu indépendant en septembre 1822, devra désormais subir des mesures de rétorsion de la part du Royaume-Uni au large des côtes africaines. Il faudra attendre 1850 pour voir la traite interdite et l’esclavage officiellement aboli par la loi Áurea promulguée le 13 mai 1888.
Avant cette date, les autorités du pays ont favorisé une immigration européenne composée de forts contingents d’Italiens, de Portugais, de Galiciens et d’Allemands, mais aussi de populations en provenance du Moyen-Orient et du Japon. Massif, ce nouvel afflux va bouleverser en quelques décennies la démographie du pays, surtout dans les régions du Sudeste et de Rio, une ville dans laquelle les esclaves ont longtemps représenté plus de 40% de la population. Pour autant, la population “afro-brésilienne” – terme général qui recoupe, selon les régions, une réalité plus complexe du fait d’un important métissage – demeure un élément central de l’identité culturelle du Brésil contemporain, pays où plus de la moitié des citoyens peuvent revendiquer une ascendance africaine. De nos jours, les Afro-Brésiliens sont majoritaires dans de nombreuses provinces et en particulier dans les villes du Nordeste, comme Salvador de Bahia et Récife.
Du fait du véritable “melting-pot” ethnique que constitue le pays, ses milieux intellectuels et politiques ont souvent avancé l’idée que le Brésil était l’exemple abouti d’une “démocratie raciale” basée sur “l’absence de repères raciaux dans les documents officiels et les actes publics”. Force est pourtant de constater que cette vision idyllique ne correspond pas à la réalité et qu’une forte discrimination, souvent proportionnelle au caractère foncé de la peau, subsiste depuis 1888. Les Afro-Brésiliens sont surreprésentés dans les classes sociales les plus défavorisées, tandis qu’ils restent extrêmement minoritaires dans les postes d’encadrement, chez les étudiants, dans les médias, au Parlement et dans les institutions politiques ou judiciaires.
Une nation métissée par l’esclavage
De l’afflux continu et massif d’esclaves au cours de plus de trois siècles, il résulte que les cultures africaines d’origine, sans être totalement gommées, ont engendré un certain syncrétisme dans beaucoup de secteurs. C’est ainsi que, dans le domaine religieux, des cultes associent le christianisme à des croyances et des rites venus de l’autre côté de l’Atlantique, comme le candomblé et l’umbanda, tandis que beaucoup de styles musicaux et de danses, dont la samba et la capoeira, se sont forgés sur place à partir d’éléments originaires d’Afrique. Longtemps minimisé, l’héritage africain de la culture brésilienne est valorisé par des intellectuels dès les années trente, avant de connaître un grand essor avec la création, en 1978, du Movimento Negro Unificado contra a Discriminação Racial, parti qui milite pour la reconnaissance du rôle essentiel de la population noire dans la création de la nation brésilienne. Il se propose également d’étudier et de valoriser l’apport linguistique des idiomes introduits en Amérique par les anciens esclaves.
La traite à destination du Brésil suit deux grandes routes. La première part d’une vaste zone littorale de l’Afrique occidentale, allant du Sénégal au Gabon actuel avec un épicentre dans le Golfe de Guinée. Les populations de ces territoires parlent des langues dites nigéro-congolaises, dont le yoruba qui continue de nos jours à occuper un rôle central dans les cultes afro-brésiliens. La seconde, plus méridionale, favorisée par des vents et des courants porteurs, trouve son origine dans la région du Congo et de l’Angola qui, dès la fin du XVIe siècle, est devenue une véritable colonie portugaise. À partir de la fin du XVIIIe siècle, à cet itinéraire se joint également, issu du Mozambique, un autre flux de populations qui parlent des langues bantoues, en particulier le kimbundu. À elle seule, la population bantoue finira par représenter près de 70% du nombre d’esclaves transportés vers le Brésil.
Aucune des langues africaines importées ne continue à être pratiquée – sauf dans les religions afro-brésiliennes – mais elles impactent, malgré tout, la langue du pays qui, dans sa version brésilienne, se différencie sensiblement du portugais parlé dans le pays d’origine. Même si les linguistes ne sont pas unanimes sur le sujet, certains rapprochent certaines spécificités syntaxiques et phonétiques – telles que l’omission des consonnes finales des mots transformées en voyelles – de la structure syllabique de langues d’Afrique occidentale. Dès 1933, le diplomate Renato MENDONCA, en publiant L’Influence africaine dans le portugais brésilien (A influência africana no português do Brasil), y recense 350 mots d’origine africaine utilisés dans le brésilien courant.
Nei LOPES, le musicien lexicographe
À côté des universitaires et des linguistes qui se consacrent aux études afro-brésiliennes, un autre personnage “hors les murs” parvient à s’imposer comme une référence sur le sujet ; il s’agit de Nei LOPES. Ce dernier, né à Rio de Janeiro en 1942 au sein d’une famille très modeste, se fait d’abord connaître dans son pays par une carrière de compositeur et de chanteur de samba (ci-dessous, il interprète un de ses morceaux).
C’est pourtant vers une formation juridique qu’il s’oriente au départ. Mais, diplôme d’avocat en poche en 1966, il abandonne très rapidement la profession pour se consacrer pleinement à ses vraies passions : la littérature et la musique. À partir de 1972, il entame une brillante carrière musicale, marquée par de fréquentes collaborations avec Wilson MOREIRA. Auteur de près de 350 compositions, il reste lié à plusieurs grandes écoles de samba de Rio. Militant de la première heure de la cause noire, sa démarche aussi bien musicale que littéraire s’inscrit déjà dans la promotion d’une identité afro-brésilienne positive, en réaction aux caricatures et préjugés qui pèsent sur les descendants des esclaves et sur leur culture.
Autodidacte, à partir de 1981 il se tourne également vers les études africanistes, découvrant alors la place des langues africaines dans la culture afro-brésilienne : ” Quand j’étais petit, notre parler quotidien était imprégné de mots dont j’ai découvert qu’ils provenaient d’Afrique, principalement d’origine bantoue. Nos anciens parlent bantou sans même s’en apercevoir ! Cela s’explique par la présence bantoue sur le territoire brésilien, avant l’arrivée d’Africains d’autres provenances, par le fait que l’énorme majorité des esclaves brésiliens étaient importés du centre-ouest africain, et par la dissémination de cette présence sur des zones de travail présentes sur l’ensemble du vaste territoire brésilien, selon les besoins de la région.”
LOPES rassemble sur le sujet une vaste documentation riche de plus de 3 000 livres anciens et modernes, ainsi que de très nombreux dictionnaires en langues africaines. En 1987, il accompagne un groupe d’artistes, mené par Martinho DA VILA, qui se rend en Angola pour y retrouver les origines de la samba que beaucoup jugent “folklorisée” et trop éloignée de ses racines. C’est alors que l’envie lui vient de réaliser son propre ouvrage sous forme de dictionnaire, après avoir « réalisé que les dictionnaires fonctionnent comme une méthode didactique efficace pour diffuser les connaissances […] Un livre de ce genre, avec des références bien présentées, permet plus facilement d’étudier un sujet digne d’intérêt, puisque les informations sont condensées en entrées simples”. En rédigeant son livre, il entend mettre en avant les “ancêtres oubliés” et ainsi faire débuter l’histoire des Afro-Brésiliens bien avant l’esclavage.
En 1999, il publiera donc le Dicionário banto do Brasil, qui ne présente pas moins de 8 000 mots dont LOPES cherche à démontrer les origines africaines à travers l’étymologie. C’est ainsi qu’il identifie l’origine kimbundu, kikongo ou umbundu de mots comme Babà (nourrice), Fofoca (commérages) ou Dengo (faux). À sa sortie, le livre ne passe pas inaperçu, certains universitaires le considérant ouvertement comme le résultat d’un travail d’amateur entaché d’approximations et d’erreurs. Mais l’accueil que lui réserve le public est très favorable. L’auteur connaît quelques années plus tard une belle revanche, lorsque l’écrivain et philologue Antonio HOUAISS intègre son travail au grand dictionnaire dont il supervise la rédaction. Publié en 2001, après la mort du lexicographe, le Dicionário Houaiss da Língua Portuguesa cite LOPES à plus de 400 reprises. Le Dicionário banto do Brasil connaîtra plusieurs rééditions, dont une récente en 2012 (ci-dessous), révisée, augmentée et harmonisée avec la réforme de l’orthographe du portugais.
Après le succès de son premier opus, LOPES va enchaîner les dictionnaires et encyclopédies consacrés à la culture afro-brésilienne. En 2004, il publie une Encyclopédie brésilienne de la diaspora africaine (Enciclopédia Brasileira da Diáspora Africana), qui comprend aussi bien des notices biographiques que des éléments se rapportant à l’habillement, à la flore, à la musique, à l’histoire, aux fêtes, au sport, aux religions, aux langues et aux dialectes. En 2006, il en produit une version abrégée, qui porte le titre de Dictionnaire scolaire afro-brésilien (Dicionário escolar afro-brasileiro).
Depuis les années 2000, la production littéraire de LOPES reste impressionnante. À côté de romans, d’essais et de synthèses historiques, il signe également d’autres dictionnaires, dont le Dicionário Literário afro-brasileiro (2007) et le Dicionário aborda a História da África. Toujours attaché à la samba, il est aussi l’auteur en 2015 d’un Dicionário da História Social do Samba.
LOPES travaille actuellement sur un dernier dictionnaire consacré à l’histoire africaine durant la période de la traite. Déclarant que cet ouvrage marquera la fin de sa “phase de dictionnaires”, il est désormais décidé à ne se consacrer qu’à des œuvres de fiction centrées sur les liens historiques et culturels entre l’Afrique et le Brésil.
Pour en savoir plus sur le personnage, vous pouvez consulter l’article en anglais Nei Lopes, the unorthodox Lexicographer sur le site Revista Pesquisa FAPESP. Les lusophones peuvent également lire cette interview de 2011 et visionner la vidéo ci-dessous.