Il paraissait inévitable qu’avec l’avènement de la société numérique les livres en tant qu’objets subiraient une certaine dépréciation. Si son marché arrive à se stabiliser bon an mal an, le livre n’est plus considéré comme le seul outil privilégié pour la transmission de la connaissance et des savoirs. Les ordinateurs, les tablettes et les liseuses permettent d’accéder instantanément aux contenus des livres numérisés tout en permettant un gain de place incontestable dans son habitation. Autrefois meubles spécialisés, prestigieux et imposants, les bibliothèques se font plus rares dans les magasins, tandis que celles proposées par les brocanteurs et les particuliers ont du mal à trouver preneur, même à bas prix… Certes l’évolution des aménagements intérieurs et des modes de vie a sa part de responsabilité dans cette désaffection, mais nous nous devons de constater, en le regrettant, que pour bien des gens un livre “papier” un peu ancien est devenu une vieillerie encombrante. Ce désamour pour le livre peut être source d’erreurs d’appréciation parfois spectaculaires, comme celle que nous allons maintenant relater.
L’histoire se déroule dans la commune de Plessis-Trévise (Val-de-Marne) au début de l’automne 2015. Abandonné, à l’occasion de la collecte des encombrants parmi d’autres publications dans un carton posé sur le trottoir, un grand livre à la reliure ancienne commence à être abîmé par la pluie avant d’être récupéré par des compagnons d’Emmaüs. Au centre de tri, ce volume attire de suite l’attention de Cyril, un ancien SDF qui a rejoint la communauté 18 ans auparavant. Cet homme, passionné de livres, qui avait un temps fréquenté avec assiduité les bouquinistes parisiens, prend rapidement conscience de la valeur de l’ouvrage. Il s’agit d’une édition originale datée de 1771 du huitième volume du Recueil de planches sur les sciences, les arts libéraux et les arts mécaniques de l’Encyclopédie de DIDEROT et d’ALEMBERT.
Le tome, malheureusement isolé, est estimé à 2 200 euros, mais, conformément à la politique d’Emmaüs qui consiste à vendre les objets détenus, rares ou non, à 50 % voire à 30% de leur valeur, sa mise à prix est fixée à 1 200 euros. Lors de la mise aux enchères du 3 octobre 2015, le livre ne trouve pas preneur au prix de réserve et il est retiré de la vente. Réagissant à chaud, le président de la communauté déplore que les brocanteurs et antiquaires présents aient manifestement cherché à faire baisser le prix de l’ouvrage à 1 000 euros, ajoutant qu’« on a entendu certains brocanteurs dire qu’ils voulaient l’acquérir pour moins cher afin de le revendre, page par page, au prix de 50 euros la page ». Il faut hélas souligner que, pour des revendeurs sans scrupules, il est tentant de démembrer le livre pour en vendre les planches à l’unité, opération qui, tout en relevant d’un vandalisme inexcusable, se révèle à terme très lucrative.
Notre histoire se termine de manière heureuse car, apprenant le défaut d’acheteur et le refus d’Emmaüs de brader un livre déjà sous-estimé, le maire de la ville le fait racheter par sa commune pour pouvoir ensuite l’exposer en mairie.
Depuis cet épisode, Cyril est devenu une figure emblématique de la communauté grâce à une réputation désormais bien établie de “chasseur de trésor”.
Hasard du calendrier ou coïncidence troublante, en ce même début du mois d’octobre 2015, une foire aux livres de la communauté Emmaüs d’Étagnières, en Suisse (canton de Vaud), propose à la vente 29 volumes d’une série de 32 de l’Encyclopédie de DIDEROT et d’ALEMBERT. Ces précieux ouvrages lui ont été gracieusement offerts par une dame qui avait conscience de leur valeur mais tenait à conserver l’anonymat. Un bénévole, grand amateur de livres anciens, après consultation des sites spécialisés sur Internet, fixe une première estimation à 32 000 francs suisses, soit plus de 27 000 euros.
Afin d’éviter des dérives, la communauté décide alors d’opter pour des enchères silencieuses. Les offres seront transmises sous enveloppe et les mieux-disants seront ensuite convoqués pour la vente finale. Nous ignorons le fin mot de l’histoire ; si un lecteur helvète pouvait éventuellement nous éclairer, il serait le bienvenu !
Loin de nous l’idée d’inciter les bibliophiles à faire les poubelles, mais qui sait combien de trésors connaissent une fin misérable au milieu des ordures, incinérés ou réduits en charpie? Restons quand même optimistes, car là comme ailleurs les miracles peuvent exister. Nous terminerons par une brève supplique adressée à ceux qui vident la maison d’un parent, nettoient leur grenier ou désherbent leur bibliothèque : s’il vous plaît, triez vos livres avant de les jeter !
Chers Jacques et Vincent,
Magnifique histoire, prenante et touchante pour peu que l’on s’intéresse aux livres anciens, reliures ou vieux papiers.
Suivez le conseil final “triez vos livres avant de les jeter” pour les donner ensuite à quelque jeune collectionneur qui se fera un plaisir de les acheminer chez lui.
NOTE :
De plus en plus de livres anciens se font démembrer pour être ensuite, vendu en “pièces détachées”, c-à-d des pages sont extraites de leur reliure afin de les placer plus facilement et bien plus cher, soit par genre ou corporation. Quel dommage pour les bibliophiles… déjà qu’un tome séparé des autres, manquant, est considéré perdu…, c’est triste, HEUREUSEMENT il y a des libraires-bibliophiles qui refusent de saccager ces volumes.
BRAVO.
Pierre De WITTE de “dico-collection”
Je voudrais rappeler l’existence des libraires de livres anciens et des bouquinistes. Ils forment une profession vouée à la transmission des livres. J’en connais qui ne sont pas des gougnafiers. Dans chaque ville la réputation des uns et des autres permet de transmettre avec sureté des livres rares et précieux. Sans être bibliophile cette profession à une éthique.
Sans faire systématiquement les poubelles (certains s’en charge et viennent proposer le fruit de leur découverte) il est recommander de jeter un œil dans des cartons laissés sur les trottoirs.
Il n’était pas dans notre propos de jeter l’opprobre sur les bouquinistes et libraires, que nous fréquentons assidûment et dont on apprécie le professionnalisme. Mais chaque profession a ses brebis galeuses et autres magouilleurs, qui dans ce cas précis ont saboté une vente par cupidité. On ne peut pas bien sûr généraliser à cause de quelques individus, et vous faîtes bien de le rappeler.
Cher Monsieur,
Nous sommes bien d’accord.
Mais les antiquaires et les brocanteurs ne sont pas des libraires. L’esprit n’y respire pas du même souffle.
(aïe pour l’orthographe de mon message précédent!)