Instruments privilégiés de la conservation et de la transmission de la connaissance, les dictionnaires et les encyclopédies reflètent la société de leur époque et, à ce titre, ils ne sont pas épargnés par les tensions politiques et les aléas de l’histoire. Nous allons essayer d’illustrer ce constat à travers l’aventure emblématique de la lexicographie du serbe et du croate. Celle-ci débute dans un contexte d’unité panslaviste, qui parvient à se concrétiser via l’instauration d’une langue serbo-croate avant de s’achever en véritable divorce ethnolinguistique, consécutif à la désagrégation de l’ex-Yougoslavie.
Avec la disparition des royaumes serbes et bulgares au cours du XIVe siècle, les populations slaves de la péninsule balkanique se sont retrouvées pour plusieurs siècles sous domination étrangère. De surcroît, cette vaste région, devenue zone frontalière, a servi de champ de bataille privilégié entre l’Empire ottoman et les royaumes chrétiens. S’y s’ajoutait une division religieuse entre catholiques et orthodoxes qui déterminait deux traditions littéraires et la coexistence de plusieurs systèmes d’écriture. Au cours des siècles, les Croates et les Slovènes avaient adopté l’alphabet latin qui se substituait au glagolitique, tandis que les Serbes et les Macédoniens se tournaient résolument vers le cyrillique d’abord slavon puis d’inspiration russe. En dépit de ces facteurs de division, les slaves des Balkans partageaient une langue qui était globalement la même pour tous. Répartie en zones dialectales, plus géographiques qu’ethniques ou religieuses, cette langue “commune” va servir de base au projet d’unification linguistique des Slaves méridionaux.
Bien avant l’éveil des nationalités dans l’Europe du XIXe siècle apparaissent les premiers dictionnaires consacrés au croate et au serbe. Le précurseur est un jésuite croate, Bartul KAŠIĆ, dont le nom est latinisé en Bartholomeus CASSIUS . Né sur une île de Dalmatie alors gouvernée par les Vénitiens, il cherche à fixer une langue dont une grande partie des locuteurs sont sous domination turque. Il choisit comme dialecte de référence le chtokavien, parlé ou du moins compris par la majorité de la population slavophone de la région. Publié en 1604, son Institutionum linguæ illyricæ (ci-dessous à gauche) dote les slavophones des Balkans d’une première grammaire et d’un premier lexique. Quelques décennies plus tard, un autre jésuite, italien cette fois, Giacomo MICAGLIA, publie le premier dictionnaire croate. C’est ainsi que le Thesaurus linguæ illyricæ sive dictionarium illyricum (ci-dessous au milieu) voit le jour en 1649.
Chez les Serbes, la situation est plus complexe. Après bien des tergiversations, ils finissent par adopter un alphabet cyrillique inspiré du slavon russe qui à l’usage s’avèrera inadapté à la structure de la langue et difficilement déchiffrable par une majorité de la population. Incorporés dans l’empire des HABSBOURG, les Serbes se voient contraints de se plier à une exigence qui fait de l’allemand la langue officielle en remplacement du latin. Pour faciliter cette assimilation linguistique, un dictionnaire bilingue “illyrien” et allemand est mis en chantier sous la haute autorité du comte Franz BALASSA. Publié à Vienne en 1791, sa composition est l’œuvre de Teodor AVRAMOVIĆ qui donne son nom à ce dictionnaire, même si le titre officiel en est Deutsch und illyrisches Wörterbuch zum Gebrauch der illyrischen Nation in den K. K. Staaten (ci-dessous à droite).
L’homme-clé qui va donner l’impulsion décisive à la “création” d’une langue unifiée est un génial autodidacte d’origine modeste, Vuk Stefanovic KARADŽIĆ. Grand défenseur du folklore serbe, il entend s’inspirer de la langue populaire et réaliser un alphabet réellement pratique fondé sur le principe : “un son, une lettre”. Aidé par des philologues, dont le Slovène Jernej KOPITAR, il réforme en profondeur le standard de l’alphabet serbe en le purgeant définitivement de l’héritage slavon. En 1818, il publie à Vienne un dictionnaire serbe-allemand-latin (ci-dessous).
Curieusement ce travail linguistique n’est pas institutionnalisé dans la principauté de Serbie au moment où en 1815 elle acquiert un statut d’autonomie sous une tutelle théorique ottomane, qui équivaut pratiquement à une reconnaissance d’indépendance. Le prince OBRENOVIĆ, dirigeant du pays, craint sans doute, en officialisant l’œuvre de KARADZIC, de favoriser une exacerbation nationaliste risquant de générer un soulèvement prématuré.
En 1830, c’est au tour de Ludevit GAJ, linguiste croate et partisan du mouvement illyrien, de publier à Buda un manuel présentant les bases d’un nouvel alphabet “croate-slave” qui, en hommage à son créateur, prendra plus tard le nom de gajica. Adoptant l’alphabet latin, il s’inspire de l’exemple tchèque pour créer de nouvelles lettres permettant de représenter certains sons.
En 1850, KARADŽIĆ et Duro DANIČIĆ, un autre linguiste serbe de renom, réunissent autour d’eux à Vienne plusieurs hommes de lettres croates et slovènes. Dans une déclaration commune, appelée Accord de Vienne, ils affirment la nécessité de disposer d’une langue littéraire unique et proclament qu’au lieu de créer une langue ex nihilo il serait préférable de choisir un dialecte de référence, à l’image de ce qui s’est déjà passé pour l’italien et l’allemand.
Bien qu’en désaccord sur de nombreux points, les principaux linguistes serbes et croates travaillent de concert dans une optique d’unification linguistique des Slaves méridionaux, en préambule à une future unification politique. Fondée à Zagreb en 1866, l’Académie yougoslave des sciences et des arts entame en 1880 la rédaction d’un Dictionnaire croate ou serbe (ci-dessous) qui, du fait de l’histoire très agitée de la région, ne sera achevé qu’en 1976.
À la naissance du Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes, fondé en 1918 et rebaptisé Royaume de Yougoslavie en 1929, cette unité linguistique se concrétise dans la constitution de 1921 avec l’officialisation d’une langue serbo-croate-slovène, bien que cette dernière conserve beaucoup de singularités et d’emprunts germaniques et latins par rapport aux deux premières. Le choix d’un alphabet unique n’ayant pas abouti, les deux écritures sont enseignées dès l’école primaire.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, la lutte contre l’occupant se double d’une série de guerres civiles impitoyables. Appuyés par les nazis et les fascistes italiens, les oustachis croates proclament la création d’un nouvel État englobant la Croatie, la Bosnie-Herzégovine et des portions de la Serbie. En plus des massacres et des déportations, le régime oustachi va tenter, par l’intermédiaire de son ministre de l’éducation Mile BUDAK, de créer une langue purement croate, purgée de ses apports serbes et “turcs”.
Après la victoire des troupes de TITO, la nouvelle république fédérale et socialiste de Yougoslavie met fin à l’existence d’une langue croate séparée et reprend le projet de langue commune considérée comme indispensable pour établir une unité culturelle et politique sous la bannière du socialisme. Cette langue, dénommée serbo-croate, devient la langue officielle par l’Accord de Novi Sad.
Dans les faits, cette langue officielle que l’on retrouve dans les dictionnaires (voir les deux exemples ci-dessous) n’est pas utilisée en tant que telle par la population yougoslave. Chacun, selon les cas, considère parler serbe ou croate, les Slovènes et les Macédoniens parlant des langues différenciées et les Kosovars l’albanais.
Déjà mise à mal par le Printemps croate et la montée des tensions nationalistes après la mort de TITO, l’unité linguistique officielle vole définitivement en éclats en 1991 avec les proclamations d’indépendance de la Croatie et de la Slovénie, suivies par celles de la Macédoine et la Bosnie-Herzégovine.
Durant les dures et sanglantes années de guerre qui suivent, chaque belligérant tente de renforcer le caractère national et “ethnique” de chaque langue. La méthode consiste à travailler sur le lexique, en éliminant les mots jugés trop serbes ou trop croates, quitte à créer des néologismes ou à jouer sur la prononciation. Cette “épuration langagière” est particulièrement rapide en Croatie où, en décembre 1991, le linguiste Vladimir ANIĆ publie son dictionnaire de la langue croate (ci-dessous à gauche), sur lequel il travaillait depuis 1972. Plus polémique et plus militant, Vladimir BRODNJAK est de son côté l’auteur d’un dictionnaire “séparé”, le Razlikovni rječnik srpskog i hrvatskog jezika, littéralement Dictionnaire de la différence entre les langues croates et serbes (ci-dessous au centre). De nos jours, la maison d’édition Skolska Knjiga édite le dictionnaire croate le plus répandu (ci-dessous à droite).
Du côté serbe, les années de guerre ont été marquées par une promotion du “tout cyrillique” qui refluera dès les accords de paix. La fracture linguistique est désormais consommée, et le terme serbo-croate n’est plus guère usité. La librairie du Congrès de Washington a malgré tout choisi de continuer à regrouper les langues sous ce terme, s’attirant des protestations et une pétition des populations concernées. Aujourd’hui d’autres terminologies, modulables et “neutres”, sont parfois utilisées : BCS (bosniaque, croate et serbe), BCMS (bosniaque-croate-monténégrin-serbe), etc.
Faisant l’impasse sur les données purement linguistiques, ce billet a tenté de résumer, à son modeste niveau, un épisode particulièrement complexe, agité et toujours très sensible. À l’attention de ceux qui souhaiteraient rentrer dans les détails de cette histoire, voici quelques liens à consulter : un article de Paul-Louis THOMAS, intitulé Le serbo-croate (bosniaque, croate, monténégrin, serbe) : de l’étude d’une langue à l’identité des langues, un autre de Paul GARDE, Les langues dans l’espace ex-yougoslave, et un dernier de Veronika VUKADINOVIĆ, Le serbo-croate : langue morte ou vivante ?
Dans ce long article, nous n’avons pas évoqué les cas complexes du bosnien et du monténégrin. Nous y reviendrons ultérieurement.