Les bibliothèques inabouties
Après vous avoir, dans nos billets précédents, invité à admirer certaines des plus belles bibliothèques du monde, nous allons aujourd’hui aborder une dernière catégorie : celle des bibliothèques fictives. Nées de l’imagination humaine sous la forme de projets, de créations littéraires, artistiques ou même philosophiques, elles contribuent, malgré leur nature purement virtuelle, à alimenter la fascination que ces lieux continuent à exercer sur l’imaginaire collectif, malgré l’hégémonie croissante du numérique.
Lieu emblématique de l’aménagement urbain, la bibliothèque suscite depuis des siècles des projets audacieux, plus ou moins réussis ou réalisables. Même si, pour diverses raisons, elles n’ont pu être construites, ces “bibliothèques fantômes” étonnent souvent par leur ambition et leur démesure. À l’époque contemporaine, les concours d’architecte génèrent régulièrement leur lot de créations insolites, comme les projets élaborés en 2015 pour la ville de Varna en Bulgarie :
Ci-dessous, d’autres exemples de projets particulièrement ambitieux, comme celui de la bibliothèque de Ying Yang en Corée du Sud, et de Lilongwe au Malawi.
Dès le XVIIIe siècle, nous trouvons des traces de projets majestueux sous le crayon d’architectes et d’urbanistes utopiques, dont Étienne-Louis BOULLÉE, adepte de l’épure géométrique et du gigantisme. En 1785, il établit un plan pour la bibliothèque du roi, dont les proportions vertigineuses ne manquent pas, encore aujourd’hui, de nous étonner :
Le rêve de Borges : la bibliothèque de Babel
Mais c’est dans la littérature, sous la plume de Jorge Luis BORGES, que nous trouvons la plus incroyable des bibliothèques. Dans sa nouvelle intitulée Bibliothèque de Babel, écrite en 1941 et intégrée à son recueil Fictions, l’auteur argentin décrit un espace qui défie toutes les proportions et toutes les limites, puisqu’il est censé contenir tout ce qui a été écrit et tout ce qui va l’être. Signalons quand même que BORGES reprend et développe ici un concept déjà imaginé par Kurd LASSWITZ dans la Bibliothèque universelle, un texte daté de 1904.
Telle que décrite par Borges, cette bibliothèque “ultime” se “compose d’un nombre indéfini, et peut-être infini, de galeries hexagonales, avec au centre de vastes puits d’aération bordés par des balustrades basses. De chacun de ces hexagones, on aperçoit les étages inférieurs et supérieurs, interminablement. La distribution des galeries est invariable. Vingt longues étagères, à raison de cinq par côté, couvrent tous les murs, moins deux ; leur hauteur, qui est celle des étages eux-mêmes, ne dépasse guère la taille d’un bibliothécaire normalement constitué. Chacun des pans libres donne sur un couloir étroit, lequel débouche sur une autre galerie, identique à la première et à toutes. L’un permet de dormir debout ; l’autre de satisfaire les besoins fécaux. À proximité passe l’escalier en colimaçon, qui s’abîme et s’élève à perte de vue. Dans le couloir il y a une glace, qui double fidèlement les apparences”.
Grâce à cette description précise, nombreux sont ceux qui se sont essayés à la reconstituer, à l’aide de modélisations, telles celles présentées ci-dessous, qui ne sont pas sans évoquer une immense ruche remplie d’alvéoles :
Toutes identiques, chaque salle hexagonale héberge quatre meubles de cinq étagères, contenant des livres de 410 pages utilisant 22 lettres et 3 signes de ponctuation, chaque page comportant 40 lignes de 80 caractères. Toute la littérature du monde, dans toutes les langues imaginables, dont des textes illisibles, est contenue dans cette bibliothèque de tous les possibles (ci-dessous, la nouvelle lue par Patrick BAUD).
Véritable métaphore de l’infini, tenant à la fois de l’énigme philosophique, de la mise en abyme mathématique et de l’allégorie de l’univers, certaines personnes y ont également décelé une vision prémonitoire de l’internet et du Web. La bibliothèque de Babel est un véritable défi pour l’imagination. Les progrès de l’informatique ont permis à quelques audacieux de tenter de la reconstituer. Ainsi, Jonathan BASILE a recréé virtuellement une partie de la collection, grâce à un algorithme générant des livres selon les critères décrits par BORGES. Le résultat est visible sur Internet, sur le site Library of Babel. Notons que BORGES récidive par la suite avec sa nouvelle Le livre de sable. Cette fois, le cœur du récit est un livre qui semble infini, sans première ni dernière page.
La nouvelle de BORGES a inspiré plus tard Umberto ECO pour son roman Le Nom de la rose, dans lequel une bibliothèque-labyrinthe (voir plan ci-dessous à gauche) occupe un rôle central. L’adaptation cinématographique de 1986 a permis de donner vie à une étonnante bibliothèque aux escaliers enchevêtrés, digne des gravures de PIRANESE.
Les autres bibliothèques imaginaires
Plus près de nous, la série britannique culte – terme non galvaudé puisqu’elle existe depuis 1963 – Doctor Who compte un épisode intitulé Silence in the Library, diffusé en 2008, dont l’action se déroule dans une bibliothèque qui occupe toute la surface d’une planète. Dans cet épisode, les protagonistes essaient de découvrir la raison pour laquelle le bâtiment s’est renfermé sur lui-même, cent ans auparavant.
Aidés par des outils de plus en plus performants, graphistes, illustrateurs, créateurs plasticiens, vidéastes, photographes et concepteurs de jeux vidéo publient régulièrement de superbes images de bibliothèques imaginaires. Deux exemples ci-dessous avec, de gauche à droite, Lori NIX et Jared LEWIN.
Le neuvième art n’est pas en reste, et la bande dessinée regorge de bibliothèques fantasmagoriques. Trois exemples sont présentés ci-dessous, réalisés, de gauche à droite, par Marc-Antoine MATHIEU, François SCHUITEN et BRÜNO.
Ne pouvant (hélas !) passer en revue toutes les créations sur ce thème, nous faisons ici le choix de nous attarder sur le travail de deux artistes contemporains qui nous ont livré des visions particulièrement saisissantes et imaginatives.
Le premier de ces créateurs est Érik DESMAZIÈRES qui s’est spécialisé dans la gravure. S’il a exécuté des eaux-fortes représentant la Bibliothèque nationale de France, il s’est également fait connaître pour ses œuvres fantastiques, elles-aussi inspirées par la bibliothèque décrite par BORGES (ci-dessous quelques illustrations)
Le second artiste sur lequel nous voulons porter l’attention de nos lecteurs est Jean-François RAUZIER. Véritable pionnier du numérique dans l’art, il est l’inventeur du concept d’hyperphotographie . Ce procédé permet de créer de vastes panoramas d’un réalisme fascinant en jouant sur la juxtaposition, la distorsion et la démultiplication des images. En plus de ses célèbres réalisations consacrés aux villes et aux espaces urbains, RAUZIER a réalisé un ensemble d’oeuvres baptisé Bibliothèques idéales, dont nous pouvons admirer ci-dessous un échantillon. Nous y reconnaîtrons au passage, une interprétation personnelle de la fameuse Bibliothèque de Babel.
Pour conclure notre long voyage au pays des bibliothèques, laissons la parole à Alberto MANGUEL, auteur entre autres de La Bibliothèques, la nuit et d’Une histoire de la lecture : “Une bibliothèque n’est pas faite pour se retrouver mais pour se perdre. Tout lecteur construit sa cartographie dans une bibliothèque au fur et à mesure qu’il l’utilise. Les bibliothèques appartiennent à la cartographie d’une géographie imaginaire”.