Des livres chargés de chaînes
Comme tout bon bibliophile, nous éprouvons une certaine réticence et une appréhension instinctive à extraire un livre de notre bibliothèque dès qu’il s’agit de le prêter ou de le faire voyager. Pourtant, si nous sommes viscéralement attachés à nos livres, l’idée de les enchaîner à un meuble ne nous viendrait pas à l’esprit. L’image de livres chargés de chaînes irait spontanément à l’encontre du rapport affectif que nous entretenons avec nos amis très chers, pris à la fois comme objets, supports du savoir et garants de la transmission. Attacher les livres est pourtant une pratique qui a existé par le passé et que nous retrouvons toujours dans ce qu’il est convenu d’appeler les “bibliothèques enchaînées”.
Dans l’Europe médiévale, en raison des matériaux et des techniques de fabrication utilisés, le livre est un bien particulièrement onéreux, du fait que le parchemin, qui a fini par prendre le pas sur le papyrus, nécessite un long et coûteux travail de préparation. Objets rares et précieux, rédigés avec soin et parfois richement ornés et reliés, les livres sont, dans un premier temps, réservés aux monastères et aux cathédrales d’où ils ne sortent que rarement. Mais, à partir du XIIIe siècle, la situation évolue avec le développement des universités et des cours princières qui se constituent des collections privées. Dès lors, d’un simple lieu de stockage, la bibliothèque se transforme pour pouvoir accueillir des lecteurs et autoriser la consultation des ouvrages sur des pupitres. Pour éviter vols et dégradations, beaucoup d’ouvrages sont littéralement enchaînés à une armoire, une stalle, un lutrin ou un pupitre. (Ci-dessous à gauche, vous pouvez en découvrir une illustration, tirée du Livre de bonnes mœurs de Jacques Legrand et, à droite, une bible entravée de 1598, telle qu’il est encore possible de la découvrir à la Guildhall Library de Londres.)
Dans notre billet précédent, nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer la Bibliothèque Malatestiana de Césène. Classée par l’Unesco, elle est reconnue pour avoir été une des premières bibliothèques publiques d’Europe. Encore dotée d’une grande partie de ses aménagements d’origine, depuis sa fondation elle a fonctionné sans interruption majeure autour d’une salle de lecture composée de deux rangées de pupitres capables d’accueillir 58 personnes. Si nous nous en approchons, nous pouvons nous apercevoir que les ouvrages rangés sous les tables sont tous reliés par une chaîne à une barre métallique.
La Malatestiana va faire école et son modèle de salle de lecture sera largement repris dans beaucoup de bibliothèques, à commencer par celles des monastères. Le procédé d’enchaînement des livres va perdurer près de trois siècles, même si, réservé aux livres anciens et précieux, il ne s’appliquera pas à tous les ouvrages d’une même bibliothèque.
Il est assez étonnant de constater que la très grande majorité des bibliothèques enchaînées encore existantes, soit plus d’une douzaine, se trouvent concentrées au Royaume-Uni. La plus connue dans le genre est celle d’Hereford, située dans les Midlands, à proximité du pays de Galles. Ancienne capitale de la Mercie et évêché depuis 676, cette ville possède, depuis le XIIe siècle, une cathédrale qui est le siège d’un important pèlerinage. Son trésor le plus connu est la célèbre Mappa Mundi, mais elle possède également une imposante bibliothèque créée en 1611 et riche de 1 500 livres incunables et de plus de 229 manuscrits. Rangés dans des armoires, les livres peuvent être consultés sur des pupitres qui font corps avec le meuble, les ouvrages étant fixés par de solides chaînes (ci-dessous).
Inconvénient majeur du système, il est difficile d’identifier un livre d’emblée… En effet, pour ne pas emmêler les chaînes et consulter les ouvrages placés sur les étagères sans avoir à les retourner, ils sont visibles par la tranche et non par le dos de la reliure. La même installation se retrouve dans une des sections de la bibliothèque de la magnifique cathédrale de Wells (ci-dessous à gauche), mais aussi de manière plus sommaire dans celle de Wimborne Minster (ci-dessous, au milieu), et à la Francis Trigge Library (ci-dessous à droite), une des premières bibliothèques publiques d’Angleterre, fondée en 1598.
Des variantes…
En Hollande, dans la “librijie” de Zutphen, construite entre 1561 et 1564 en annexe de l’église Sainte-Walburge, les livres sont directement enchaînés sur les pupitres, et certains occupent toujours la place qui leur avait été attribuée à la création de l’institution.
Notons au passage que certaines de ces bibliothèques peuvent avoir des dimensions assez modestes. En attestent la bibliothèque de l’église de Gorton (ci-dessous à gauche), qui tient dans un coffre et se trouve actuellement exposée dans la Chetham’s Library, celle de la Bolton School, qui se résume à une armoire, et enfin l’étrange meuble toujours visible dans la Chelsea Old Church (ci-dessous à droite), qui contient des livres offerts par Hans SLOANE.
L’idée d’entraver des livres comme des bagnards ou des chiens de garde nous apparaît aujourd’hui singulière et rebutante, mais il ne faut pas oublier que n’existaient alors ni systèmes antivol ni caméras de surveillance. Aujourd’hui comme hier, les usagers d’une bibliothèque ne sont pas tous animés d’intentions bienveillantes, comme nous avons pu le constater dans nos billets consacrés aux voleurs de livres, certains n’hésitant pas à mutiler les ouvrages sur place. Autre avantage, attacher un livre était une manière d’en garantir l’accès à tous, en évitant également qu’un titre soit monopolisé trop longtemps par un seul lecteur.
Cette pratique des livres enchaînés, pour barbare qu’elle nous paraisse aujourd’hui, a finalement constitué un moindre mal, dans la mesure où elle a permis d’ouvrir les bibliothèques au grand public et de lui donner un accès direct aux livres qui, auparavant confinés dans des réserves, étaient l’apanage des élites. À Zutphen, soixante clés du bâtiment avaient été distribuées aux notables, tandis qu’à Césène les clés de la Malatestiana étaient réparties aussi bien chez les moines que chez les officiels de la cité. C’est ainsi que les mesures prises pour la sécurisation des fonds ont permis la création des premières véritables bibliothèques publiques.
Signalons enfin qu’il existait également d’autres solutions, moins utilisées, pour préserver l’intégrité des collections. Dans la cathédrale allemande d’Halberstadt, une cage à livres, toujours visible (ci-dessous à gauche), permettait au lecteur de les consulter à travers des barreaux. Autre cas de figure dans la Marsh’s Library de Dublin, dans laquelle les lecteurs étaient mis en cage et se trouvaient “détenus” avec les livres choisis dans un cabinet grillagé (ci-dessous à droite).
Pour aller plus loin, nous vous orientons vers ce billet du site chambre237, qui présente les principales bibliothèques enchaînées, et un article intitulé Le lieu du texte : les livres enchaînés au Moyen Âge, rédigé par Philippe CORDEZ.
Le volatile enchaîné
Nous ne pouvons pas conclure ce billet sans évoquer la seule publication qui se targue d’être encore à ce jour chargée de chaînes : Le Canard enchaîné ! Bien sûr, ces chaînes sont tout à fait symboliques et le nom du journal a volontairement été choisi à contre-emploi, car l’hebdomadaire satirique est connu pour avoir, par le passé, sous tous les gouvernements successifs, fait preuve de la plus grande indépendance. Rappelons-nous le général de Gaulle qui, inquiet chaque mercredi matin, posait à son entourage la question rituelle : « Et le volatile, que dit-il cette semaine ? »