Notre billet précédent a pu laisser l’impression que les grandes bibliothèques du passé ont toutes connu un destin funeste, qu’elles aient été réduites en cendres, dispersées ou même rasées sans laisser de traces. Pourtant, certaines d’entre elles ont vaillamment traversé les siècles et représentent autant d’inestimables trésors pour l’humanité. Nous allons vous présenter quelques-unes des plus emblématiques.
Le monastère Sainte-Catherine du Sinaï
Épargné en partie grâce à un isolement croissant, ce monastère fortifié orthodoxe (ci-dessus, une vue d’ensemble) a été construit au VIe siècle sur l’emplacement supposé du Buisson ardent de la Bible. Dirigé par un abbé par ailleurs archevêque de l’église du Sinaï, l’établissement accumule, au cours des siècles, une riche collection de manuscrits. Cette bibliothèque (ci-dessous) est sans doute la plus ancienne en activité au monde, dans la mesure où elle a fonctionné depuis plus d’un millénaire sans interruption.
De proportions très modestes en comparaison d’autres établissements prestigieux comme la bibliothèque vaticane, le monastère Sainte-Catherine possède une des plus importantes collections de manuscrits anciens qui nous soient parvenues intactes (ci-dessous, deux vues de la bibliothèque). Au total, elle renferme 3 500 manuscrits reliés, 2 000 rouleaux et 5 000 livres imprimés.
La majorité des textes conservés sont rédigés en grec, mais parmi eux il est possible de dénombrer onze langues, dont le copte, l’arabe, l’hébreu, le syriaque, le slavon, le géorgien, l’arménien, le valaque et, grande rareté, l’aghbanien.
Parmi les œuvres majeures que recèle Sainte-Catherine, devrait figurer en place d’honneur le Codex Sinaïticus, un ouvrage rédigé entre 325 et 360, connu pour être un des plus anciens manuscrits de la Bible. Mais ce précieux exemplaire a vécu une histoire particulièrement agitée, voire par moments rocambolesque, sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir en détail. Trouvé par hasard en 1859 dans la bibliothèque par le philologue Constantin von TISCHENDORF, ce livre devient ensuite la propriété du tsar. En 1933, les autorités soviétiques le revendent à la British Library, où il est actuellement exposé. Le monastère se démène depuis lors pour en obtenir le rapatriement, arguant du fait que, s’il avait quitté ses rayonnages, c’était dans le cadre d’un emprunt et non d’une vente. Autre œuvre majeure, le Codex Syriacus, toujours présent entre les murs de la bibliothèque, est un palimpseste daté des IVe-Ve siècles et qui renferme une version en syriaque du Nouveau Testament.
Classés par l’Unesco au patrimoine mondial en 2002, les bâtiments ont connu une phase de trois années de rénovation, la réouverture ayant eu lieu en décembre 2017.
La bibliothèque de Sainte-Catherine est désormais engagée dans une campagne de numérisation de 1100 manuscrits en syriaque et en arabe, en partenariat avec la bibliothèque de l’université de Californie de Los Angeles (UCLA), l’Arcadia Fund et la bibliothèque électronique des manuscrits anciens (EMEL). Grâce à la technique de l’imagerie spectrale, il devrait désormais être possible de restituer des textes effacés ou dissimulés.
Des documents rares et importants pour l’histoire des religions devraient être gratuitement accessibles en ligne à partir de cet automne.
La bibliothèque Al Quaraouiyine
À plus de 4 000 kilomètres du Sinaï, dans la magnifique ville de Fès au Maroc, une autre institution revendique elle aussi le titre de la plus ancienne bibliothèque : l’université Al Quaraouiyine. Créée en 859, cette institution est déjà reconnue comme étant la plus vieille université en activité dans le monde. La bibliothèque (une vue intérieure ci-dessous à gauche), dont le bâtiment actuel date du XIVe siècle, est intégrée dans un vaste ensemble architectural qui, outre l’université, abrite une mosquée et une madrasa (ci-dessous à droite une vue aérienne des bâtiments aux tuiles vertes, enserrés dans le tissu urbain de la médina).
Malgré les pillages et les destructions, la bibliothèque Al Quaraouiyine (ou Qarawiyyin) est parvenue à préserver une part importante de son fonds ancien, dont un coran du IXe siècle calligraphié sur une peau de chameau, une Sira Nabawiya (la vie du prophète MAHOMET) du Xe siècle, ainsi que de rares livres de médecine, d’astronomie et de sciences. Elle compte au total 24 000 ouvrages dont plusieurs milliers de manuscrits anciens.
Mais les bâtiments ont beaucoup vieilli et nécessitent de grands travaux de restauration, qui débutent en 2012. L’architecte chargée du chantier constate alors que l’isolation est défectueuse et que des infiltrations minent les murs. Elle déclare que “dans les pièces qui contenaient de précieux manuscrits datant du VIIe siècle, la température et l’humidité étaient incontrôlées, et il y avait des fissures dans le plafond”. La bibliothèque, rouverte au public en mai 2017, s’est désormais enrichie d’un laboratoire de restauration et de numérisation.
Ci-dessous un petit film présentant les pièces maîtresses de la collection.
Les bibliothèques italiennes
En Europe, à partir du XIIIe siècle, les bibliothèques connaissent une évolution qui les conduit à se voir compléter d’un espace dédié à la consultation par le public, séparé de la réserve des livres. La biblioteca Malatestiana de Césène, en Italie, elle aussi classée par l’Unesco, constitue le cas unique d’une bibliothèque du Quattrocento qui nous est parvenue quasiment intacte, tant pour l’édifice que pour le mobilier et le catalogue (ci-dessous la salle de lecture).
Une des particularités de cette bibliothèque est qu’elle a été fondée en 1454, dans le bâtiment d’un couvent franciscain, par Domenico MALATESTA NOVELLO. Ce condottiere, devenu seigneur local, en a fait don à la commune pour un usage public et, dès lors, la Malatestiana a servi de modèle à l’Europe entière.
Au cours de sa longue histoire, la papauté a très certainement disposé de bibliothèques et de fonds d’archives très fournis, mais ceux-ci ont disparu, sans laisser de traces, avant le XVe siècle. Il faudra attendre 1450 pour que le palais du Vatican mette en place un espace spécialement dédié aux livres et aux archives du Saint-Siège. Le pape NICOLAS V peut être vraiment considéré comme le véritable fondateur de ce qui deviendra la bibliothèque vaticane. Sous son impulsion, la collection de manuscrits anciens passe de 350 à 1 200 pièces. En 1475, le pape SIXTE IV institutionnalise la bibliothèque en la dotant d’un budget et d’un bibliothécaire, et dès lors elle prend de l’ampleur, passant de 2 527 manuscrits en 1475 à 3 498 en 1481.
Sous SIXTE V, un nouvel édifice, destiné à abriter la bibliothèque, est construit autour d’une magnifique salle de lecture d’une longueur de 70 mètres (ci-dessous), richement ornée de fresques (ci-dessous à gauche).
Séparée des archives secrètes depuis 1612, la bibliothèque vaticane abrite aujourd’hui plus de 80 000 manuscrits anciens (la plupart rédigés en latin et en grec), 1,6 million de volumes imprimés et 8 600 incunables, sans compter les médailles, monnaies, dessins, gravures et autres photographies.
Depuis 2012, la Biblioteca Apostolica Vaticana et la Bodleian Library de l’université d’Oxford, autre noble et ancienne institution fondée en 1602, travaillent de concert à un projet de numérisation. Leur objectif consiste à ouvrir au grand public leurs dépôts respectifs de textes anciens. En 2018, plus de 1,5 million de pages ont déjà été mises en ligne et peuvent être gratuitement consultées par les chercheurs et le grand public.
À Florence, où préexiste une bibliothèque publique, le pape CLÉMENT VII décide d’ériger un nouveau bâtiment mitoyen avec le cloître San Lorenzo, afin d’abriter la riche collection privée de la famille MÉDICIS. Pour sa construction, il fait appel à MICHEL-ANGE, qui dirige lui-même le chantier jusqu’en 1534. Après son départ, le chantier est achevé dans le strict respect de ses plans, et la bibliothèque peut enfin être mise à la disposition du public en 1571 (ci-dessous, la salle de lecture).
Régulièrement enrichie au cours des siècles, la Biblioteca Medicea Laurenziana constitue une bibliothèque majeure. Sa collection actuelle s’élève à 126 527 livres imprimés entre les XVIIe et XXe siècles. Le fonds contient 566 incunables, 181 livres du XVIe siècle, 2 500 papyrus, et surtout plus de 11 000 manuscrits dont, entre autres, les fameux Codex de Florence, le Codex Amiatinus et le Codex Squarcialupi.
D’autres bibliothèques de par le monde…
En Corée du Sud, le temple Haeinsa, fondé en 802, abrite depuis 1398 une collection exceptionnelle : la version complète du Tripitaka Koreana, recueil des textes du canon bouddhique, gravés entre 1237 et 1248 sur 81 258 tablettes de bois. Celles-ci étaient à l’origine destinées à imprimer le texte, ce qui explique que les idéogrammes y figurent à l’envers.
Ces tablettes (ci-dessous), dont chacune mesure 24 cm de long sur 70 cm de large pour un poids de 3 à 4 kilos, sont conservées dans un ensemble de quatre bâtiments, le Janggyeong Panjeon. Spécialement conçue pour moduler la température et le degré d’humidité en fonction des conditions climatiques, cette bibliothèque, unique en son genre, a traversé les siècles en protégeant les tablettes des rongeurs et des insectes, tout en échappant aux aléas de la guerre et aux incendies, dont celui de 1818 qui a partiellement ravagé le monastère.
Rendons-nous maintenant dans le sud de l’Inde, et plus précisément dans la ville tamoule de Thanjavur (Tanjore). Le palais royal de cette ville abrite une des plus anciennes bibliothèques du sous-continent : la Sarasvati Mahal Library. Créée par la dynastie Nayak, qui domine la région entre 1535 et 1675, elle prend son essor sous le règne des Marathes qui dirigent la ville jusqu’en 1855. L’avant-dernier souverain de cette dynastie, SERFOJI II, roi lettré et collectionneur acharné aux goûts éclectiques, enrichit considérablement la bibliothèque qui, en 1918, est rebaptisée la Thanjavur Maharaja Serfoji’s Sarasvati Mahal Library.
Celle-ci renferme (ci-dessous à gauche, l’entrée principale) entre ses murs plus de 60 000 livres imprimés et 45 000 manuscrits anciens, dont 39 300 en sanskrit, 3 500 en tamoul, 846 en telugu et 22 en persan (ci-dessous à droite, un aperçu du fonds ancien).
Ces livres qui traitent aussi bien de religion que de médecine, de musique ou de littérature sont rédigés sur papier, sur écorce, ou encore sur des fragiles feuilles de palmier . Pour des raisons évidentes de conservation et de sécurité, une grande partie des documents n’est pas accessible, mais la numérisation a permis de mettre en ligne les plus fragiles.
Sous peine de rallonger excessivement ce billet et de devenir redondant, nous devons, à regrets, achever ce petit tour du monde des bibliothèques anciennes, dont nous avons laissé de côté un grand nombre. Nous invitons donc nos lecteurs à prolonger le voyage par eux même, et à partir à la (re)découverte des magnifiques bibliothèques de Tianyi , de Saint-Gall, de l’université de Salamanque, de la Palafoxiana de Puebla, de Coimbra, ou encore de la Saint John’s College Old Library de Cambridge, de l’abbaye de Melk et de la bibliothèque Mazarine. Comme nous en oublions certainement beaucoup, nous invitons bien sûr nos lecteurs à nous aider à compléter cette liste.