Les bibliothèques originelles
Temples du savoir, cavernes aux trésors et modèles inégalables, les grandes bibliothèques ne manquent jamais d’exercer une véritable fascination sur tout bibliophile. Dans un premier billet, nous vous invitons aujourd’hui à découvrir les grandes bibliothèques du passé qui, bien que disparues, conservent dans les mémoires une dimension mythique et légendaire.
Le terme de bibliothèque a pour origine les mots grecs Byblos, qui signifiait papyrus, principal support d’écriture dans le bassin méditerranéen, et Thêkê, qui désignait un lieu de dépôt et de stockage. Par analogie, la ville phénicienne de Goubla, située dans l’actuel Liban et spécialisée dans l’exportation du papyrus, avait progressivement adopté le nom de Byblos. Au Moyen Âge, cette appellation sera supplantée par celle de librairie, issue du mot latin Liber (livre) auquel les Britanniques sont restés fidèles avec leur terme Library.
L’histoire des bibliothèques remonte à une période très éloignée de l’Antiquité. C’est en Mésopotamie et au Proche-Orient, régions où est née l’écriture et où se sont épanouis les premiers grands États, que nous en retrouvons les traces les plus anciennes. En 1975, l’archéologie a permis de mettre au jour, à Ebla, près de 15 000 tablettes (ci-dessous), dont la plupart étaient conservées dans une seule pièce.
Datée de la seconde moitié du troisième millénaire avant notre ère, cette bibliothèque a acquis le titre de la plus ancienne connue, détrônant la précédente, celle qui avait été mise au jour en 1929 à Ugarit, sur le site du palais de Ninive. C’est dans ce lieu qu’au VIIe siècle avant J.-C., le roi assyrien ASSURBANIPAL avait constitué un immense dépôt de tablettes, dont la découverte s’avéra essentielle pour la compréhension de l’histoire des civilisations qui se sont succédé dans cette région du monde.
Enfin il est acquis que l’Égypte pharaonique, État particulièrement centralisé et organisé, a très certainement disposé d’importants centres d’archives et de documentation intégrés dans un réseau de Maisons de vie ; mais à ce jour leurs traces archéologiques sont encore rares.
La mythique bibliothèque d’Alexandrie
Intéressons-nous maintenant à la plus célèbre des bibliothèques, celle d’Alexandrie. C’est d’ailleurs en hommage à cette extraordinaire réalisation, qu’à partir de la Renaissance le terme même de bibliothèque a été définitivement popularisé. Fondée en 331 par le grand conquérant macédonien qui lui donna son nom, la ville d’Alexandrie devient quelques années plus tard la capitale du royaume gréco-égyptien des Lagides. Elle va devenir la plus grande ville et le centre culturel du monde hellénistique, au point de voir sa renommée éclipser définitivement celle d’Athènes. Le roi PTOLÉMÉE Ier entreprend de doter sa capitale d’un bâtiment particulièrement prestigieux, le Mouseîon, représenté ci-dessous dans une vue d’artiste :
S’inspirant d’Athènes et d’Éphèse, le monarque fait réaliser un immense complexe, articulé autour d’un temple dédié aux Muses. Cet espace comprend des jardins, des promenades, un observatoire et ce qu’on pourrait appeler des instituts de recherche animés par une communauté d’érudits. C’est au milieu de cet ensemble que s’insère la fameuse bibliothèque. Pour la mise en œuvre du projet, le souverain s’appuie sur deux personnages éminents : DEMETRIOS de Phalère, rhéteur athénien et ancien élève d’ARISTOTE, et ZÉNODOTE d’Éphèse, qui en est le premier bibliothécaire.
Afin de constituer le fonds de la bibliothèque et en faire la plus belle du monde hellénistique, PTOLÉMÉE Ier adopte une politique d’achats systématiques, acquérant en particulier une grande partie de la bibliothèque d’Athènes. Pour parvenir à ses fins, le monarque recourt à des mesures plus coercitives, n’hésitant pas à confisquer les livres de tout voyageur entrant dans sa ville, pour les donner ensuite à copier à des scribes ; mais, si l’original présente une valeur particulière, il vient d’office enrichir la bibliothèque, seule la copie étant restituée. Dans le même ordre d’idées, l’ordre est donné de rechercher dans le monde méditerranéen les ouvrages précieux qui manquent au catalogue et de les acquérir à tout prix. Enfin, les Lagides demandent aux autres souverains de leur faire parvenir tout écrit digne d’intérêt, en leur proposant de les emprunter contre gage, le temps de pouvoir les copier.
Cette politique est reprise et même développée par les successeurs de PTOLÉMÉE, dont la bibliothèque (ci-dessous à gauche la reconstitution du bâtiment) connaît un essor extraordinaire. La ville attire désormais les plus grands savants du bassin méditerranéen qui, nourris et logés gratuitement sur place, se voient même exemptés d’impôts. Quelques décennies seulement après sa création, la bibliothèque d’Alexandrie devait, selon les estimations, renfermer quelque 500 000 rouleaux de papyrus (ci-dessous à droite, une reconstitution des rayonnages) et, sous le règne de CÉSAR, on évoquera encore le chiffre de 700 000 ouvrages, permettant ainsi de penser que la quasi-totalité des écrits antiques étaient détenus dans ce lieu.
Alexandrie devient le véritable creuset de la pensée, des arts et de la science antique, mais le paradoxe veut que l’on ne connaisse pas aujourd’hui avec certitude l’emplacement exact de ce bâtiment dont aucune trace matérielle n’a été retrouvée. De même, nous ignorons toujours la date et les circonstances exactes de sa disparition. Il est acquis qu’un incendie ravagea la ville en 48 avant J.-C., lors de la guerre engagée par CÉSAR et CLÉOPÂTRE contre PTOLÉMÉE XIII, le frère de cette dernière. Plusieurs auteurs antiques évoquent à cette occasion la destruction totale de la bibliothèque, mais cette hypothèse est contestée par des auteurs contemporains, qui pensent que les dégâts ont été limités et qu’elle a pu continuer à fonctionner encore plusieurs siècles.
391 est l’autre date avancée pour une destruction qui aurait été causée par un incendie au cours d’affrontements violents opposant les chrétiens et les païens. Enfin, une chronique arabe du XIIIe siècle indique que le calife OMAR en aurait ordonné la destruction à la conquête de la ville en 642. Bref, le mystère sur le sujet demeure et de nouvelles hypothèses continuent régulièrement à émerger.
Les bibliothèques du monde des êtres fragiles…
D’autres grandes bibliothèques, s’inspirant du modèle alexandrin, ont entretemps été édifiées dans d’autres cités du monde grec, en particulier à Pergame. Fondée au début du IIe siècle avant notre ère par la brillante dynastie des Attalides, cette bibliothèque aurait abrité à son apogée près de 200 000 ouvrages (ci-dessous une reconstitution et le plan du bâtiment).
Mais contrairement à celle de sa rivale égyptienne, l’histoire de cette institution est peu documentée et mal connue. Pour la petite histoire, une légende, relatée par PLINE, avançait que le parchemin aurait été inventé à Pergame pour compenser l’interdiction d’exportation du papyrus, prononcée par un souverain d’Égypte soucieux de contrecarrer l’influence de cette bibliothèque concurrente.
Faisant un saut de plusieurs siècles, penchons-nous maintenant sur la Bibliothèque impériale de Constantinople. Fondée sous le règne de CONSTANCE II, soit entre 337 et 361, elle a, comme celle d’Alexandrie, pour objectif de regrouper et de conserver les documents sur la littérature grecque et, dans une moindre mesure, latine. La mission qui lui est assignée consiste à acquérir des ouvrages, mais aussi à réaliser et à conserver des copies sur parchemin, ce matériau se révélant à l’usage plus résistant que le papyrus. En 372, l’empereur VALENS emploie à cette tâche quatre calligraphes grecs et trois latins. Ainsi constitué, le fonds de la bibliothèque des empereurs byzantins a permis de sauvegarder un grand nombre de classiques, qui sont parvenus jusqu’à nous. Au cours des siècles, la Bibliothèque impériale connaît une série de destructions et d’incendies, comme en 473, date à laquelle disparaissent 120 000 manuscrits. Mais c’est le sac de la ville par les croisés, au cours de la quatrième croisade, qui semble avoir porté le coup fatal à cette bibliothèque, qui est brûlée et voit une grande partie de son fonds détruite. Elle ne retrouvera jamais sa splendeur d’antan, mais une partie non négligeable de ses livres seront épargnés et regagneront l’Europe occidentale, après la prise de la ville par les Ottomans en 1453.
Dans le monde islamique, c’est la bibliothèque de Bagdad, connue sous le nom de Bayt al-Hikma (Maison de la sagesse), qui devient pour des siècles un lieu emblématique (ci-dessous une représentation contemporaine). Constituée à l’origine pour abriter la collection personnelle du fameux calife HAROUN AL-RACHID, elle connaît un essor considérable sous le règne de son fils AL-MAMÛM. Celui-ci l’agrandit puis entreprend une vaste campagne de traduction et la met à disposition de savants et de lettrés venus de tout l’Empire, Bagdad devenant alors un des pôles culturels majeurs du monde. À son apogée, le Bayt al-Hikma contient plus de 300 000 livres.
Après l’épisode du mutazilisme et dès le Xe siècle, l’activité de la bibliothèque décline, mais se maintient jusqu’à la prise et la destruction de la ville par les troupes mongoles en 1258. Certaines chroniques évoquent le fleuve Tigre, devenu noir à cause de l’encre des dizaines de milliers de livres jetés à l’eau, et parlent du massacre de près de 24 000 savants et lettrés. Signalons, pour mémoire, qu’en 2003 une nouvelle tragédie touchera la ville, et ce sera au tour de la Bibliothèque nationale d’Irak de partir en fumée.
C’est également un raid guerrier, cette fois mené par des tribus turques converties à l’Islam, qui entraîne, en 1193, l’incendie de l’université bouddhique de Nalanda, fondée dans la première moitié du Ve siècle. Située dans le Bihar, état septentrional de l’Inde, ce vaste complexe, implanté sur une surface de quatorze hectares (ci-dessous une vue aérienne du site), accueillait jusqu’à 12 000 moines et étudiants venus de tout le monde bouddhiste.
Un centre d’étude de cette taille ne peut qu’abriter une bibliothèque d’exception. Appelée Dharma Gunj (Montagne de la vérité) ou Dharmagañja (Trésor de la vérité), celle-ci est, en son temps, le plus important dépôt de livres traitant du bouddhisme, mais le fonds contient également des ouvrages de science, d’astrologie ou de médecine. Après son apogée au VIIe siècle, l’institution doit ensuite faire face à un hindouisme renouvelé redevenu conquérant. C’est donc une institution en déclin qui est finalement saccagée, alors que la bibliothèque contient encore plusieurs centaines de milliers d’ouvrages, le chiffre astronomique de neuf millions de volumes étant même avancé. La légende rapporte que la collection est tellement importante que l’incendie du bâtiment dure trois mois.
En Chine, l’Académie de Hanlin (créée en 718 et ci-dessous représentée en 1744) constitue pendant des siècles un outil universitaire, au service des empereurs désireux d’assurer une formation de qualité à leurs fonctionnaires, mais également soucieux d’exercer un contrôle sur les arts et les lettres.
En 1900, au cours de la guerre des Boxers, les troupes chinoises, luttant contre des soldats britanniques, mettent accidentellement le feu à la bibliothèque. De très nombreux ouvrages rares disparaissent lors de cet incendie, dont une partie de la gigantesque encyclopédie Yongle Dadian. Les œuvres épargnées par le feu seront à leur tour largement pillées et une partie se trouvera dispersée de par le monde.
La dernière étape de ce triste inventaire nous mène vers la Bibliotheca Corviniana. Créée dans la seconde moitié du XVe siècle par le roi de Hongrie MATTHIAS Ier CORVIN, cette collection est, en son temps, après celle du Vatican, la seconde plus grande bibliothèque d’Europe, servant de modèle aux grands princes de la Renaissance. À la mort du souverain, elle commence à être dispersée, mais après la prise de Buda par les Turcs en 1526, la bibliothèque disparaît définitivement, une partie des manuscrits étant transférée à Istanbul. Nous aurons l’occasion de revenir sur cette collection, qui fait actuellement l’objet d’un projet de reconstitution numérique.
Enfin, nous vous invitons également à consulter notre billet consacré à la mystérieuse bibliothèque d’IVAN le Terrible qui, depuis des siècles, fait l’objet d’une quête obstinée.
Résurrections
Au terme de cette impressionnante litanie des bibliothèques disparues, encore plus longue si nous avions abordé le cas de celles de Louvain, Mandalay, Phnom Penh, Mossoul, Belgrade ou Tombouctou, nous aimerions achever notre billet sur une note optimiste. En effet, à l’époque contemporaine, de nouvelles bibliothèques sont créées, en hommage à celles qui ont été détruites et pour en reprendre symboliquement le flambeau. En témoignent les reconstructions de la Bibliotheca Alexandrina inaugurée en 2002, de la bibliothèque de la nouvelle université de Nandala en 2014 et, cette même année, soit 22 ans après sa destruction, de la bibliothèque de Sarajevo.