Dans un billet précédent, nous avons présenté un petit panorama de ces marques d’imprimeurs. Cette appellation est d’ailleurs réductrice, car elles peuvent également être celles d’un libraire ou d’un éditeur, ces fonctions étant alors réunies par une seule personne ou une famille.
Ici nous allons nous intéresser à celles qui se présentent sous la forme d’une allégorie ou d’une énigme. Parfois très alambiquées, elles nécessitent alors une petite recherche pour en saisir le sens. Elles constituent un plaisant petit ‹ défi › que le bibliophile s’attache à relever avec l’aide précieuse d’internet et de répertoires informatisés. L’histoire du livre et de son auteur peut ainsi s’élargir à celle d’autres personnages, qui souvent, loin d’être des acteurs secondaires, se sont impliqués directement dans la conception et le financement de l’entreprise.
La gravure ci-dessous représente la marque de l’imprimeur-éditeur Robert ESTIENNE, mais dont le modèle a été créé par son père, fondateur de cette célèbre dynastie de libraires-imprimeurs.
La gravure représente un olivier dont les branches basses sont élaguées et d’autres greffées. Le choix de cet arbre serait une allusion à Laure de MONTOLIVET, mère d’Henri Ier ESTIENNE. Noble de naissance, ce dernier aurait été déshérité par son père du fait de son choix de carrière professionnelle, ce qui expliquerait la mise en avant du blason de sa mère, et peut-être le message caché représenté par les branches coupées et les bourgeons à venir. La devise latine est une citation de saint PAUL : « Noli altum sapere, sed time », que l’on peut traduire par : « Ne t’abandonne pas à l’orgueil, mais crains », ou « Garde-toi de connaître le Très-Haut, mais crains-le. » Avec des variantes, ce motif se retrouve chez les autres membres de la famille ESTIENNE, en particulier Henri II, fils de Robert.
Autre exemple significatif, la marque d’Alde MANUCE, figure marquante de l’humanisme et surnommé le ‹ prince des imprimeurs ›. ‹ Aldus ›, qui figure, en deux parties, sur les côtés de sa marque, se réfère bien sûr à son prénom, qui est lui-même une forme contractée de Theobaldus. Le motif se présente sous la forme d’une ancre, autour de laquelle s’enroule un dauphin.
Cette figure serait la représentation allégorique d’un adage latin, qui aurait été adopté comme devise par l’empereur AUGUSTE : « Festina lente », c’est-à-dire « Hâte-toi lentement. » L’ancre représente bien sûr la stabilité, alors que le dauphin symbolise la vitesse, l’agilité, et plus largement le mouvement. Cette figure ne serait pas pour autant une création originale, car elle figure sur des monnaies romaines. C’est ÉRASME qui aurait montré à MANUCE une de ces pièces, en faisant le lien avec la devise latine. Installé quelques années plus tard à Venise, à partir de 1494, l’imprimeur adopte cette marque qui deviendra vite célèbre et sera reprise par ses successeurs. Il s’agit ici de la marque de Paul MANUCE, son petit-fils.
La marque suivante est également associée à une dynastie d’imprimeurs-éditeurs ; les HENRIC-PETRI de Bâle, et plus particulièrement à Heinrich PETRI. Ce dernier est le fils de l’imprimeur Adam PETRI, célèbre pour avoir mis son imprimerie au service de la Réforme de LUTHER et de la diffusion de la bible en allemand, et le petit-neveu de Joannes PETRI, le premier éditeur du livre de COPERNIC. Succédant à son père, Heinrich publie de nombreux ouvrages de géographie et de cosmographie, dont ceux de son beau-père Sebastian MUNSTER. Conseiller municipal de sa ville, il est anobli en 1556 et modifie son nom de famille qui devient HENRIC-PETRI, puis HENRICPETRI. Sa marque d’imprimeur prend alors la forme suivante : une main surgie des cieux frappe avec un marteau une roche d’où jaillit une flamme attisée par une créature céleste représentant le vent.
L’inspiration de cette figure est sans doute associée à une phrase tirée du Livre de Jérémie : « Ma parole n’est-elle pas comme un feu, et comme un marteau qui fait éclater le roc ? » On peut l’interpréter comme une allégorie de la puissance des mots et du verbe en général. Peut-être peut-on également y associer une allusion au nom de famille PETRI, du latin Petrus, c’est-à-dire pierre ou rocher. Son fils Sebastian HENRICPETRI utilise par la suite la même figure allégorique.
Pour conclure, voici une dernière marque, qui correspond de nouveau à une grande dynastie d’éditeurs : les ELSEVIER, parfois orthographié ELZEVIR. À la fin du XVIe siècle, Louis ELSEVIER s’installe à Leyde. Il inaugure une production de qualité, le plus souvent en format in-12, très apprécié des collectionneurs. La typographie élégante contribue également à leur renommée, le nom d’Elzevir correspondant toujours à un type de police de caractères. Ses cinq fils reprennent le flambeau avec brio, en particulier Bonaventure qui s’associe à son neveu Abraham dont l’atelier produisait plus que le reste de la famille réunie. Comme beaucoup d’imprimeurs hollandais, les ELSEVIER impriment de nombreux livres en français, dont bien sûr beaucoup sont censément interdits en France. La saga continue, et le livre présenté ici sort de l’imprimerie du fils d’Abraham, Jean ELSEVIER. Pour l’anecdote, celui-ci serait l’inventeur de l’éditeur fictif Pierre MARTEAU, fréquemment utilisé pour contourner la censure. Les ELSEVIER ont eu plusieurs marques d’imprimeur, dont une, composée d’une sphère armillaire, réservée aux ouvrages auxquels ils ne voulaient pas être associés. L’emblème représenté ci-dessous est le plus emblématique de cette illustre famille.
On y voit un arbre, sans doute un orme, autour duquel s’enroule un cep de vigne chargé de fruits. Un homme barbu et âgé, figure allégorique dite ‹ le solitaire ›, approche sa main de l’arbre comme pour cueillir du raisin. Une devise latine, « Non solus » (« Je ne suis pas seul »). Cette allégorie se rapporte à la forte solidarité familiale et professionnelle des ELSEVIER, qui se sont souvent associés et ont travaillé ensemble durant plusieurs générations. Cette marque a été élaborée par Isaac, fils de Louis, mais est devenue pour un siècle l’emblème des ELSEVIER de Leyde.
Nous concluons ici cet article consacré aux marques d’imprimeurs-éditeurs, mais nous vous livrons ci-dessous un dernier échantillon, avant tout pour le plaisir des yeux, mais également pour vous inviter à jouer au détective et à en retrouver le sens caché !