Mark TWAIN un écrivain protéiforme
Surtout connu en France comme le père des aventures de Tom Sawyer et d’Huckleberry Finn, Mark TWAIN, nom de plume de Samuel Langhorne CLEMENS, est l’auteur d’une œuvre originale qui, jusqu’à nos jours, a fait de lui un des plus grands noms de la littérature américaine. Auteur imaginatif et prolifique, doté d’un sens de l’observation et d’un humour aiguisés, il a eu le mérite de donner ses lettres de noblesse littéraire au parler populaire américain. Tournant le dos à l’anglais académique du vieux monde, il a été un des premiers à écrire en “langue américaine”, ce qui lui a valu d’être salué par des auteurs tels qu’Ernest HEMINGWAY et William FAULKNER comme le père de la littérature américaine moderne. Auteur d’une œuvre foisonnante, sa longue bibliographie s’est enrichie, après sa mort en 1910, de nombreux manuscrits publiés à titre posthume. Mark TWAIN, originaire du Missouri, est un singulier personnage qui, avant de se consacrer à temps plein à l’écriture, a été tour à tour ouvrier typographe, pilote de vapeur sur le Mississippi et plus brièvement soldat et mineur. Il a laissé un grand nombre d’écrits, dont des articles et des essais de natures diverses, des pamphlets politiques ou anti-impérialistes, des compositions humoristiques, des reportages, des récits de voyage, une autobiographie, mais surtout des romans, des contes et des nouvelles qui, pour la plupart, sont devenus des classiques.
Le texte sur lequel nous allons nous attarder aujourd’hui est publié pour la première fois dans le numéro de février 1890 du Harper’s Monthly Magazine, prestigieuse revue new-yorkaise éditée sans interruption depuis 1850. Dans ce court essai de cinq pages, qui a pour titre A Majestic Litterary Fossil (Un majestueux fossile littéraire), TWAIN trempe sa plume la plus sarcastique dans l’acide pour démolir un ancien dictionnaire de médecine du XVIIIe siècle, le Medicinal Dictionary du docteur Robert JAMES.
Publié sous forme de fascicule à partir de février 1742, puis édité en trois volumes reliés ente 1743 et 1745, cet ouvrage (ci-dessous) a pourtant longtemps été considéré comme une respectable institution lexicographique. Son auteur étudie la médecine au St John’s College d’Oxford avant d’exercer à Lichfield, Sheffield et Birmingham. Il finit par s’installer à Londres, où il acquiert en quelques années une certaine célébrité, dont il entend profiter pour renforcer sa situation financière et son prestige social.
Robert JAMES, l’auteur d’une célèbre encyclopédie médicale
En 1740, JAMES se lance dans la rédaction d’un dictionnaire médical de type encyclopédique, avec l’appui intéressé de l’éditeur Thomas OSBORNE. Pour l’aider dans sa tâche et lui apporter un soutien de poids, son ami l’écrivain Samuel JOHNSON, qui lui-même sera douze ans plus tard l’auteur d’un célèbre dictionnaire de la langue anglaise, lui écrit la préface et rédige quelques articles. Ce dictionnaire médical généraliste, qui paraît en 1743, n’est pas le premier du genre à être édité en Angleterre, mais JAMES en revendique clairement la modernité. Il met en effet en valeur son approche encyclopédique du sujet et l’esprit “éclairé” qui a guidé sa rédaction. C’est ainsi que le dictionnaire inclut tout à la fois des définitions de physique, de botanique, d’anatomie, de chirurgie et de chimie, toutes jugées indispensables à une bonne pratique de la médecine. Ce livre connaît un indéniable succès, d’autant qu’à partir de 1746 notre bon docteur va se lancer, avec l’éditeur John NEWBERY, dans la commercialisation d’un remède breveté, la “poudre de fièvre” (Fever Powder), également connu sous le nom de “poudre de James”. Cette étrange panacée, d’efficacité douteuse et dont la recette restera longtemps secrète, sera administrée au roi GEORGES III et continuera à être utilisée jusqu’à la fin du XIXe siècle.
Malgré le côté quelque peu charlatanesque de son auteur, le Medicinal Dictionary acquiert rapidement une réputation flatteuse, au point de voir les libraires parisiens Antoine-Claude BRIASSON, Michel-Antoine DAVID et Laurent DURAND s’associer pour en réaliser une version française. Ces trois éditeurs, qui seront quelques années plus tard à l’initiative de l’Encyclopédie, font appel à Denis DIDEROT, dont les talents de traducteur sont reconnus, pour concrétiser le projet. Le futur encyclopédiste s’adjoint les services de plusieurs collaborateurs, dont le docteur-régent de la faculté de médecine de Paris, Julien BUSSON, lequel effectuera nombre de corrections et d’additions. Fruit de ce travail, le Dictionnaire universel de médecine (ci-dessous), nettement plus volumineux que son modèle d’origine, est publié entre 1746 et 1748.
Cet ouvrage conservera longtemps la flatteuse réputation d’être un “dictionnaire des Lumières“. Bien que daté et obsolète au tournant du siècle suivant, il continuera à être considéré comme un ouvrage de référence, fiable et accessible au plus grand nombre, car JAMES y associe allègrement médecine savante et médecine “populaire”. Cette renommée fait le grand désespoir de TWAIN qui, dans son pamphlet, s’acharne à dénoncer avec force ce qu’il considère comme une aberration anachronique.
Après un long préambule (ci-dessous) mettant en garde ses contemporains contre la tentation de sacraliser à outrance le savoir des Anciens et les ouvrages auxquels le temps a conféré une certaine infaillibilité, notre écrivain, alors âgé de 65 ans, lance son offensive sans ménagement : “En 1861, ce livre meurtrier se chargeait encore de peupler les cimetières de Virginie. Pendant trois générations et demie, il a contribué paisiblement à enrichir la terre de ses victimes. Malgré cela il continuait à régner sur la crédulité publique, et on suivait toujours ses avis dévastateurs, mais nos soldats mirent la main sur cet ouvrage et l’emportèrent dans leurs foyers ; depuis, on l’a retiré de la circulation.” Il en dénonce les “conseils dévastateurs” et soutient que, si ce livre avait été utilisé comme une arme contre les rebelles jacobites de 1746, il n’y aurait pas eu de survivants.
En poursuivant la lecture de ce brûlot (ci-dessous), nous prenons conscience qu’aux yeux du critique, JAMES, qui se piquait pourtant de modernité, est avant tout responsable d’avoir relayé, sans esprit critique, beaucoup ʺd’absurdités dangereuses” colportées par des auteurs anciens. Il est vrai que, pour réaliser son dictionnaire, JAMES a abondamment puisé dans des sources de l’Antiquité, du Moyen Âge et de la Renaissance, se référant entre autres à HIPPOCRATE, GALIEN, ARÉTÉE, que notre polémiste désigne comme un “assassin patenté”, à DIOSCORIDE, AVERROÈS, PARACELSE ou encore à Hermann BOERHAAVE. Son “crime” aurait été d’avoir contribué à relayer de nombreuses fausses croyances, erreurs et autres fadaises longtemps prises comme argent comptant par nombre de praticiens et de patients.
Pour étayer son réquisitoire, TWAIN revient sur une pratique emblématique et dangereuse de la médecine d’autrefois que JAMES valide sans réserve : la fameuse saignée, qu’il désigne sous les termes de vénésection, d’artériotomie et de phlébotomie. L’écrivain américain brocarde cette pratique issue de la théorie des humeurs forgée dans l’Antiquité laquelle, appliquée en toute occasion et sans discernement, a effectivement hâté une multitude de décès. Mais si notre écrivain déclare que, dans l’ancien temps, “ tout médecin portait sur lui un boisseau de lancettes et crevait la peau de tous ses clients pour peu qu’il leur restât un souffle de vie il enlevait à chacun d’un seul coup des litres de sang”, il a quand même l’honnêteté de reconnaître que la saignée a cessé d’être pratiquée depuis des décennies, “lorsque l’on a cessé de croire que garder une banque ou un corps en bonne santé nécessite de dilapider son capital”.
Afin d’enfoncer le clou, TWAIN prend un malin plaisir à tirer du Medicinal Dictionary des thérapies hasardeuses voire farfelues, des remèdes étranges, comme l’antidote d’or d’Alexandre ou l’acqua litnacum dont il détaille les formules ; ou peu ragoûtants, tel ce cataplasme à base de crotte de chèvre, de vinaigre et d’orge supposé servir d’antidote au venin. Il pointe également des théories loufoques à la limite de la magie ou de la superstition, en particulier quand elles traitent des pouvoirs curatifs des araignées et des serpents. À titre d’exemple, il cite le cas, relaté par Théophile BONET, d’un homme d’une quarantaine d’années qui, affligé d’un mal de tête, a été soigné selon les préceptes de JAMES : après une saignée au bras et la pose de sangsues sur le nez, le front, les tempes et derrière les oreilles, le médecin a poursuivi son traitement par une scarification du bas du dos. L’individu décèdera au moment même où le médecin – affublé des sobriquets de “hyène obtuse” et de “boucher” – s’apprêtait à ordonner une artériotomie. Autre curiosité, la théorie défendue par JAMES, selon laquelle boire trop de lait était mauvais pour les dents qui pourrissaient et les gencives qui rétrécissaient. Ironique, le pamphlétaire se demande pourquoi l’auteur de cette théorie redoute tant ce breuvage inoffensif quand il pense aux potions “démoniaques” qu’il faisait ingurgiter à ses patients.
TWAIN achève son court essai par un curieux éloge de l’homéopathie, dont on ne sait s’il est sincère ou ironique : ” En songeant à toutes les horreurs que votre père a dû avaler comme médecines, et à toutes celles que vous eussiez absorbées vous-même de nos jours si l’homéopathie n’avait pas fait son apparition en ce monde, obligeant les médecins de la vieille école à secouer leur torpeur et à se meubler l’esprit de connaissances rationnelles, vous devez vous estimer bien heureux que l’homéopathie ait pu résister aux assauts des allopathes qui voulaient sa mort. – Quoi qu’il en soit, mieux vaut n’avoir recours à aucun médecin, fût-il homéopathe, voire allopathe.”
Pourquoi tant de haine?
Au terme de la lecture de ce texte, une inconnue demeure : quelle est la raison de la charge aveugle de TWAIN contre ce vénérable dictionnaire ? En effet, il passe sous silence ce qui, dans l’ouvrage, peut demeurer positif et sans évoquer ce qu’il avait pu représenter de progrès à sa parution. Avec un fort soupçon de mauvaise foi, l’écrivain attribue à notre lexicographe néophyte tous les errements de la médecine d’autrefois, omettant de préciser que son ouvrage est avant tout une compilation, dont la plupart des points litigieux soulevés sont bien antérieurs à la pratique personnelle de notre médecin-lexicographe, dont le seul défaut consistait à les cautionner implicitement. Pour terminer, nous vous livrons cette phrase du polémiste qui résume à merveille son appréciation des médecins : « Une mort naturelle, c’est quand on meurt seul sans l’aide d’un médecin ! »
Soulignons enfin que, si la médecine n’est pas le sujet central de l’œuvre de TWAIN, ce thème y est suffisamment présent pour qu’en 2003 le professeur Patrick OBER y consacre un ouvrage entier : Mark Twain and Medicine : Any Mummery Will Cure.
Dans la vidéo ci-dessous, vous trouverez le texte original de l’essai lu intégralement en anglais.