Les mystérieux Beale Papers
Survivance de l’enfance, il est un rêve qui reste souvent ancré dans la psyché de l’individu : l’envie de découvrir un trésor caché ! Ce fantasme alimente les légendes, les récits mythologiques, la littérature, le cinéma, les jeux vidéo, les jeux de rôle et la bande dessinée, qui ont souvent pour fil conducteur une quête, généralement riche en rebondissements, visant à dénicher un butin ou un trésor. Ce mythe est enraciné dans notre imaginaire grâce à des œuvres de fiction comme Ali Baba et les quarante voleurs, L’Île au trésor, Le Secret de la licorne, Les Mines du roi Salomon et le Scarabée d’or. Selon les cas, le trésor se cache dans une caverne, une mine, une épave de bateau, un tombeau ou un coffre, tous bien entendu remplis d’or et de bijoux.
De véritables trésors ont été mis au jour par des archéologues, des pillards, des amateurs chanceux ou de véritables entrepreneurs organisés, mais il en reste d’autres – dont l’existence même est très souvent sujette à caution quand elle n’est pas purement légendaire – qui demeureront introuvables. À cette dernière catégorie appartient un trésor mythique, dont la cachette serait indiquée sur des manuscrits codés rédigés il y a plus de 150 ans : les Beale Papers. Largement connus du grand public, ces documents ne cessent, depuis leur découverte, de poser un défi aux cryptographes.
L’histoire débute en janvier 1820 quand un voyageur, se faisant appeler Thomas J. BEALE, prend une chambre dans l’hôtel Washington de la ville de Lynchburg en Virginie. Ce personnage affable et de bonne compagnie se lie d’amitié avec le gérant de l’établissement, un certain Robert MORRIS. Au bout de quelques semaines, BEALE quitte la ville pour prendre la route de l’Ouest. Deux ans plus tard, de retour à Lynchburg, il s’installe dans le même hôtel pour deux mois. Mais cette fois, avant de prendre congé, il confie à l’aubergiste un coffret de fer soigneusement fermé, en précisant qu’il contient des documents de valeur qu’il viendra bientôt récupérer. Mis en confiance, MORRIS accepte le dépôt sans se soucier de son contenu.
Quelques semaines plus tard, il reçoit de BEALE un étrange courrier envoyé de Saint-Louis et daté du 9 mai 1822. Cette lettre lui donne des indications et des instructions supplémentaires : si, dans dix ans, personne n’est venu réclamer le coffre, il lui faudra l’ouvrir ! Il contient des documents codés qui ne peuvent être déchiffrés qu’à l’aide d’une clé. BEALE ajoute qu’il a confié à un ami une lettre contenant le secret du code avec, pour instruction, de l’adresser à MORRIS en juin 1832. Mais personne ne reverra BEALE, et le courrier promis ne parviendra jamais à destination. Les années passant, l’hôtelier patiente plus de dix ans avant d’ouvrir le coffre, espérant toujours avoir des nouvelles de son propriétaire. Finalement, il présume que son infortuné client a sans doute été victime des Indiens, d’une épidémie ou d’un autre accident, et ce n’est finalement qu’en 1845 qu’il se résout à briser la serrure de cette boîte bien mystérieuse…
Comme annoncé, il y trouve des documents : trois feuillets codés et numérotés (ci-dessous, de gauche à droite, du premier au troisième), accompagnés d’une lettre.
L’histoire d’un monceau d’or
Dans sa longue missive, BEALE relate une histoire incroyable. Près de cinq ans avant la rédaction du message, il avait participé à une expédition d’une trentaine de personnes qui s’était profondément enfoncée dans les grandes plaines de l’ouest du pays. Selon son récit, poussé par le goût de l’aventure et de l’exploration, il avait décidé, en accord avec ses compagnons, d’aller chasser le bison, le puma et le grizzli. Partie de Saint-Louis en mai 1817, la colonne avait gagné Santa Fe pour hiverner sur place. Pour tromper leur ennui, des membres de l’expédition étaient partis explorer les alentours, et avaient disparu plusieurs mois avant de revenir avec une nouvelle stupéfiante. Ayant suivi, sur plus de 200 miles vers le nord, la trace d’un troupeau de bisons, ils s’étaient engagés dans un étroit ravin dans lequel ils avaient découvert un gisement aurifère affleurant à même la roche. Avec des équipements de mineurs, ils étaient revenus sur place et, après avoir travaillé près de dix-huit mois d’affilée, ils avaient fini par extraire une très grande quantité de métal précieux.
Se pose alors la question de transférer leur richesse en lieu sûr. Après débats, il est décidé de la stocker dans une grotte située dans le comté de Bedford en Virginie, proche de Buford’s Tavern (ci-dessous la carte de la zone concernée).
Mais comme cet endroit est trop connu des gens du lieu, BEALE, qui a été désigné comme chef par ses compagnons, opte pour un meilleur emplacement sans donner plus de précisions sur ce dernier. De retour au camp de base, il prépare une seconde expédition afin de transférer un nouveau chargement dans la cache. Mais, par mesure de prudence, il enjoint à ses associés de préparer une “sauvegarde” au cas où ils périraient sans avoir pu récupérer un trésor qui, dès lors, serait irrémédiablement perdu pour leurs proches. Il est alors convenu de confier des instructions à une personne particulièrement fiable et honnête, qui accepterait, tout en se rémunérant au passage pour ses services avec une des trente-trois parts du butin, de faire parvenir leur dû aux héritiers éventuels. Et c’est dans ces conditions que MORRIS, notre aimable hôtelier, hérite du coffret et de son mystère !
Déchiffrer l’indéchiffrable
Selon BEALE, les trois lettres codées indiquent, respectivement, la localisation du trésor, la description de son contenu et la liste de tous les associés, avec pour chacun son nom complet et son lieu de résidence. Après s’être escrimé en vain sur les manuscrits, MORRIS, qui mourra l’année suivante, confie en 1862 son secret à un de ses amis. Celui-ci se plonge à son tour dans le décodage des feuillets en commençant, comme dans tout décryptage, par reconstituer un lexique.
Notre cryptographe amateur comprend qu’il a affaire à un code par substitution, basé sur un livre-code choisi dans une édition très précise. Ensuite, chaque numéro correspondant à un mot dans le texte de l’ouvrage, il suffit d’en garder la première lettre. Assez simple à réaliser, ce code est, en revanche, difficile à “casser” sans en posséder la clé, c’est-à-dire sans savoir quel est le livre-code de référence. Afin de réduire les possibilités, notre homme entreprend d’éplucher en priorité les ouvrages les plus courants, comme la Bible, des dictionnaires ou des textes célèbres.
Le miracle finit par se produire car, en comparant la seconde grille codée avec la déclaration d’indépendance des États-Unis, il parvient à reconstituer un texte cohérent. Il s’agit de la description détaillée du trésor qui a été entreposé en un lieu inconnu au terme de deux voyages, en 1819 et 1821. Selon cette liste, dorment quelque part en Virginie, enfermés dans des récipients en fer : 2921 livres (environ 1,3 tonne) d’or, 5 100 livres (environ 2,3 tonnes) d’argent, ainsi que 13 000$ de bijoux achetés à Saint-Louis ; soit un ensemble estimé à 63 millions de dollars US.
Mais n’étant pas parvenu, après vingt années de recherches, à déchiffrer les autres feuillets, notre inconnu jette l’éponge ; cependant, afin que son travail ne soit pas vain et pour éviter que la quête ne s’arrête, il publie en 1885 un fascicule de 23 pages qui retrace l’histoire et reproduit tous les courriers et les documents remis à MORRIS. Cet ouvrage sans nom d’auteur, qui constitue notre seule source d’information sur cette affaire, s’intitule The Beale papers containing authentic statements regarding the treasure buried in 1819 and 1821 near Bufords, in Bedford County, Virginia (ci-dessous la page de titre, ainsi qu’une des pages du livret). Il est édité à Lynchburg par un certain James B. WARD, dont il est tentant, mais non prouvé, de penser qu’il est l’auteur de la brochure.
Depuis cette publication, nombreux sont ceux qui ont cherché à décrypter ces textes codés, plus particulièrement celui qui est supposé révéler l’emplacement du trésor. Certains entreprennent même de fouiller les monts Blue Ridge en se fiant aux rares indications de BEALE. En 1898, Clayton HART et son frère font appel, en vain, à des médiums pour les guider dans leurs recherches. De grands spécialistes de la cryptologie, William et Elizebeth FRIEDMANN, se pencheront sur le feuillet, mais, incapables de le déchiffrer, ils finiront par conclure que les documents sont des faux et que l’histoire du trésor a été inventée de toutes pièces.
Plusieurs cas de figure peuvent expliquer cette énigme : le trésor peut avoir été récupéré par BEALE et son équipe sans que MORRIS n’en soit avisé ; il aurait été découvert par une tierce personne qui ne l’a pas fait savoir ; ou, troisième hypothèse, il est encore dans sa cache, ses propriétaires n’ayant pu le reprendre pour une raison inconnue. La thèse du canular rassemble aussi de nombreux partisans. Cette “belle histoire”, il est vrai romanesque à souhait, peut avoir été uniquement imaginée pour écouler la fameuse brochure qui se vendait d’ailleurs assez cher et, dans ce cas, l’histoire du trésor, des textes mystérieux et le déchiffrage du second document n’auraient servi qu’à appâter le chaland. Mais il en faudrait plus pour décourager cryptographes amateurs et chercheurs de trésors, qui restent persuadés que la clé du code des deux derniers documents n’a pas encore été découverte, et que le trésor est toujours bien à l’abri dans sa cachette. À ce jour, le mystère des Beale Papers reste entier…
La vidéo ci-dessous, de la série La tête à l’envers, fait le point sur les différentes théories envisagées aujourd’hui. Un court-métrage sur le sujet a également été réalisé en 2011.