La communauté des dicopathes ne peut que constater la modification radicale du paysage de la lexicographie depuis l’arrivée d’Internet et du Web. Un grand nombre d’encyclopédies et de dictionnaires ont disparu ou, dans le meilleur des cas, ont renoncé à leur forme imprimée. Dans le même temps, certains dictionnaires sont directement élaborés sur internet et accessibles en ligne. Ce bouleversement a pour conséquence le remplacement du bon vieux classement alphabétique par un moteur de recherche. À l’instar de Wikipédia, un de ces dictionnaires, l’Urban Dictionary, fonctionne sur un mode participatif, c’est-à-dire qu’il construit son répertoire à partir des contributions de ses usagers.
Peu satisfait du contenu des dictionnaires en ligne, qu’il juge en inadéquation avec la langue parlée, Aaron PECKHAM, alors jeune étudiant de Cal Poly, lance en 1999 son propre site Internet ouvert aux expressions populaires et argotiques ainsi qu’aux néologismes. Au démarrage, ce site se veut une parodie du très sérieux dictionary.com dont il copie la mise en page et le visuel dépouillés. Il a pour ambition de bâtir, en privilégiant l’humour comme approche, un lexique qui ferait la part belle à la culture populaire au sens large. Ceci inclut l’argot urbain, le “parler jeune”, l’univers de la culture hip-hop, ainsi que le jargon et les expressions issus de l’univers des “geeks” et des nouvelles technologies.
Son principe de fonctionnement est simple : il s’agit, comme l’a défini PECKAHM, d’élaborer « a catalog of popular culture you helped write ». C’est ainsi que chaque internaute peut proposer, gratuitement et sans inscription préalable, un mot assorti de sa définition et d’un exemple. Dans le cas où un mot est déjà référencé, il est possible de proposer sa propre interprétation. Les mots ainsi collectés sont alors soumis au vote des visiteurs sous la forme d’un choix “pour” ou “contre” pour lequel il opte en cliquant sur un pouce tourné vers le haut ou vers le bas.
En 2005, l’Urban Dictionary compte déjà 50 millions de visiteurs et plus de 300 000 mots à son actif. Avec une moyenne de 2 000 contributions par jour, il a pris très vite de l’ampleur et franchi fin 2013 le cap des 7 millions de définitions. PECKHAM déclare en 2014 que 40 % du trafic du site est international et que la majorité de ses usagers a entre 14 et 25 ans. Avec le temps le champ lexical s’est élargi à l’ensemble des noms communs et des noms propres, et n’est donc plus limité au seul argot.
Succès aidant, une version papier des mots les plus plébiscités est publiée dès novembre 2005 et continue à être régulièrement actualisée et rééditée.
Quant aux définitions elles-mêmes, elles sont inévitablement d’une qualité variable, parfois absconses car nécessitant une connaissance approfondie de la culture américaine, mais certains néologismes sont réellement bien trouvés. Quelques exemples :
Askhole : personne qui pose sans arrêt des questions stupides
Pregret : sensation anticipée de regret pour quelque chose que l’on va faire quand même
Unlightening : apprendre quelque chose qui vous rend plus stupide
Bedgasm : euphorie ressentie lorsqu’on se met au lit après une longue journée
Commercide : quand un site de e-commerce est si lent que l’on ne peut rien acheter chez eux
Masturdating : aller tout seul au cinéma ou au restaurant
Chronoptimist : une personne qui sous-estime constamment le temps nécessaire pour faire quelque chose ou aller quelque part
Textpectation : attendre impatiemment la réponse à un SMS
A crapella : chanter haut et fort (et mal bien sûr) avec des écouteurs sur les oreilles
Hiberdating : quand une personne ignore ses amis pour un petit ami ou une petite amie
Mais un site participatif attire forcément des provocateurs, et Urban Dictionary en a récemment fait les frais. Plusieurs définitions racistes du terme Aboriginal, du genre « Filthy black humans who inhabit Australia, abuse drugs and alcohol, sniff petrol and any other chemical they can get their hands » sont apparues sur le site. Une campagne de protestations a entraîné leur retrait début février, mais le dictionnaire reste désormais observé à la loupe pour son contenu.
À noter que l’Urban Dictionary a fait des émules dans le monde. Citons pour la France le Dictionnaire urbain, mais sa fréquentation reste très modeste en comparaison de celle de son grand frère américain.
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