Un ouvrage fantôme
Beaucoup de grands dictionnaires de langue ont pris le parti d’assortir leurs définitions d’un exemple construit pour l’occasion ou de citations extraites d’œuvres littéraires. C’est ainsi que, dans son Dictionnaire de la langue française, Émile LITTRÉ a rassemblé plus de 300 000 citations qui, du Moyen Âge à l’époque contemporaine, sont tirées de 6000 auteurs différents. De l’autre côté de la Manche, L’Oxford English Dictionary, souvent désigné sous l’acronyme OED, dont la parution s’est étalée sur une longue période, aligne dans sa première version 1 827 306 citations, censées témoigner d’un rigoureux travail de recherche et de synthèse. Pour accélérer le travail de rédaction, l’équipe éditoriale, menée par MURRAY, avait lancé avec succès, en 1879, un appel aux futurs lecteurs et aux bénévoles pour collecter des citations qui, une fois validées, avaient été intégrées à l’ouvrage.
Pourtant, il y a quelques années, le célèbre dictionnaire britannique a été confronté à une difficulté inattendue causée par l’une de ses références bibliographiques. D’un problème, qui semblait pour tout dire assez bénin et facile à résoudre, il en a résulté une véritable enquête portant sur un ouvrage « fantôme ».
Devenu une véritable institution du monde anglophone, l’OED n’a, en toute logique, jamais cessé de procéder à des révisions du texte original de la première édition de son célèbre dictionnaire, travail qui s’applique aux définitions proprement dites comme aux citations. Lancée en 2000, la troisième édition est toujours en cours de réalisation et, tous les trois mois, l’intégralité de la base de données de l’OED est republiée en ligne avec de nouveaux mots et des entrées plus anciennes révisées.
En 2013, un membre de l’équipe éditoriale s’attaque à la mise à jour de la définition du verbe Revirginize. La citation la plus ancienne servant à illustrer ce mot, datée de 1852, se présente ainsi : “Where that cosmetic… Shall e’er revirginize that brow’s abuse.” Cette phrase est censée avoir été tirée d’un ouvrage intitulé Meanderings of Memory (“Les Méandres de la mémoire”), signé d’un certain NIGHTLARK, très certainement un pseudonyme. Or, au moment de vérifier cette citation, il s’avère impossible de retrouver le livre et d’en localiser un seul exemplaire dans le monde. Veronica HURST, connue pour sa longue expérience de recherches dans le domaine des livres rares, est appelée à la rescousse ; mais, malgré ses efforts et le recours à de nombreux outils de recherche, elle doit reconnaître son échec. Le Meanderings of Memory est bel et bien introuvable, aussi bien sur la toile et dans les bases de données informatisées que dans les répertoires, catalogues et autres recueils traditionnels réputés les plus complets.
Supercherie ou canular ?
La question devient particulièrement délicate, quand on s’aperçoit que ce même livre, disparu de l’histoire de la littérature, a également fourni des citations à près d’une cinquantaine d’autres articles comme ceux consacrés à Cockabondy, Fancy, Fringy, Gigantomachy, Lump, Wen, Whinge, Unstuff, Vermined, Vulgar ou encore Rape, Slippery, couchward et Whinge. Dès lors, il devient légitime de se demander s’il ne s’agit pas de citations fabriquées ou, peut-être même, d’un habile canular, susceptibles de nuire à la réputation de sérieux et de fiabilité de l’OED.
Les “fiches de citations” du livre Meanderings of Memory, c’est-à-dire les bordereaux remplis et renvoyés par les contributeurs bénévoles, sont « exhumées » et étudiées de près (ci-dessous, une de ces fiches, correspondant au mot inscriptionless et portant la citation : “A margin stone I crave Inscriptionless, or chiselled by the wave”).
Stimulée par le mystère, l’équipe de bibliographes relève le défi et multiplie les pistes d’investigation, effectuant des recherches tous azimuts ; mais au bout de quelques semaines de labeur intensif, il faut se rendre à l’évidence : le résultat est bien maigre. Seule une brève référence a été retrouvée dans le Second Catalogue for 1854 of Rare Books and Manuscripts of Extraordinary Beauty, Early-Printed Books, Romances, Poetry, Aldines, Elseviers, Chronicles, Books of Prints, Travels, &c. (ci-dessous), édité par G. GANCIA. Malgré tout, cette trouvaille confirme que le titre a bien existé. Par la suite, la même référence, au mot près, sera relevée dans un recueil de sept catalogues de ce même éditeur, conservé à Oxford.
Les quelques informations recueillies semblent prometteuses. Elles nous apprennent en effet que l’ouvrage a été écrit et publié à Londres par un “connaisseur bien connu” et qu’il comprenait une épitaphe en latin : “Cur potius lacrimae tibi mi Philomela placebant ?” ; soit “Pourquoi mes larmes t’ont-elles plu, Philomèle ?” Ce nom, d’origine mythologique, aurait pu apparaître comme un élément nouveau, mais il est très probable qu’il s’agisse d’un jeu de mots, Philomèle étant également le nom d’un type de rossignol – en anglais nightingale -, ce qui est à rapprocher du nom de plume de l’auteur : Nightlark, soit “alouette de nuit”.
Bref, l’OED est dans l’impasse et, afin de résoudre cette énigme, elle doit lancer un appel public pour mobiliser chercheurs, universitaires et même simples amateurs. Le message (ci-dessous) est publié le 3 mai 2013 sur le site du dictionnaire ; il est très largement repris par la presse anglophone, trop heureuse de relayer ce qui désormais s’apparente à une véritable chasse au trésor bibliographique.
La “team oxfordienne” n’interrompt pas pour autant ses propres investigations et, un mois après son appel à l’aide, ajoute un nouvel élément au dossier. Le contributeur – le seul en l’occurrence -, qui avait soumis les citations incriminées, a été enfin identifié grâce à la graphologie. Il s’agit d’Edward PEACOCK, un érudit originaire du Lincolnshire, bien connu de l’OED pour avoir été un contributeur bénévole particulièrement prolifique et régulier. Les écrits de cet homme, qui a correspondu directement avec MURRAY, sont eux-mêmes cités dans le dictionnaire. A priori il n’y a donc aucune raison de supposer que cette personne respectable et sérieuse, dont les autres contributions sont incontestablement fiables, ait cherché sciemment à tromper les éditeurs du dictionnaire. L’examen des notes et manuscrits de cet écrivain, conservés à la John Rylands Research Institute and Library de Manchester, n’apportera rien de nouveau, aucune trace ou même allusion à l’insaisissable ouvrage n’ayant été retrouvée dans ces papiers.
Mais, malgré un bel élan de solidarité, une seule référence a été trouvée par une personne “extérieure”. Il s’agit d’une ligne présente dans un catalogue de la maison Sotheby’s et datant de 1854 (ci-dessous). Encore plus liminaire que celle du catalogue Gancia, elle n’éclaircit pas le mystère, même si elle constitue une preuve supplémentaire de l’existence des Meanderings of Memory.
Le mystère reste entier !
Les recherches s’avérant infructueuses, les hypothèses vont bon train car l’échec soulève de nouvelles interrogations : de quoi parlait donc ce livre ? Qui est ce mystérieux NIGHTLARK ? Pourquoi PEACOCK a-t-il particulièrement puisé dans un ouvrage si anecdotique qu’il n’a eu aucun retentissement et n’a laissé quasiment aucune trace ? Pourquoi cet ouvrage est-il demeuré “hors radar”, malgré la masse des archives et les capacités des outils de recherche contemporains ?
Comme toujours, l’imagination humaine va tenter de combler les manques de données objectives, et une théorie quelque peu romanesque va bientôt émerger. Partant du principe que le tirage de ce livre a dû être particulièrement confidentiel, expliquant sa diffusion limitée, certains ont vite fait de ranger Meanderings of Memory dans la famille des ouvrages clandestins « échangés sous le manteau », imprimés en dehors des circuits ordinaires et dont le contenu serait par nature “illicite” ou du moins très sensible. L’idée d’un récit érotique voire pornographique est ainsi avancée. Se référant au vocabulaire parfois peu commun des citations du livre et à ses tournures stylistiques un peu “lestes”, beaucoup – dont Veronica HURST elle-même – avancent l’hypothèse qu’il pourrait s’agir d’un recueil de poésies, sans doute peu épais, et au style un peu “osé”, du moins selon les critères moraux en vigueur dans la très prude et pudibonde société de l’époque victorienne.
Gardons quand même à l’esprit que seule la découverte d’un exemplaire de ce fameux livre résoudrait l’affaire et livrerait la vérité quant à son contenu. À ce jour, la quête reste infructueuse. Si vous vous sentez l’âme d’un Indiana Jones de la bibliographie, voici que s’offre à vous un défi de taille…
Merci pour cet article très intéressant. Je vous reviendrai si je trouvais le “Meanderings of Memory” !
Cordialement,
Pierre Bouillon