L’invention du dictionnaire découle logiquement de celle de l’écriture, et il n’est donc guère surprenant d’en trouver les premières ébauches au Proche-Orient et en Mésopotamie. L’apparition de l’écriture cunéiforme à Sumer, dont les plus anciens témoignages connus remontent à la fin du IVe millénaire avant Jésus-Christ, engendre une caste de scribes qui, pour des raisons pratiques, sont conduits à rédiger des listes, des lexiques et des nomenclatures. Comme le résume Jean-Claude BOULANGER, auteur du passionnant ouvrage Les inventeurs de dictionnaire, « la mise en place d’un système scripturaire a favorisé la rationalisation et l’organisation plus complexe des données, car des procédés permettant de retrouver les informations se sont institués : classements méthodiques, logographiques, distribution alphabétique des signes, séquences mnémotechniques, etc. »
L’héritage sumérien est repris et amélioré dans toute la région environnante, en particulier par les Akkadiens puis par les Babyloniens. Plus au nord, à Ebla, les archéologues parviennent à exhumer un très grand nombre de lexiques multilingues et de listes thématiques.
En parallèle au monde mésopotamien, une autre grande civilisation s’épanouit en Égypte et se dote, dès 3200 avant Jésus-Christ, soit très peu de temps après les Sumériens, d’un système d’écriture complexe à la fois pictographique, idéographique et phonétique. Dans la civilisation égyptienne, l’écriture, confiée à une caste fonctionnarisée de scribes, est mise au service d’un État puissant et d’une administration centralisée. Rigoureusement formés, les scribes détiennent le monopole de l’écriture et des lettres, et interviennent dans tous les domaines de la vie quotidienne. À l’instar de leurs homologues mésopotamiens, ils rédigent des glossaires, des lexiques et des listes organisées de mots et de choses. Ils n’ont pas recours au classement alphabétique, principe difficile à appréhender dans ce mode d’écriture, mais à des regroupements selon des catégories sémantiques de “dénominations sériées”. Ces nomenclatures, plus proches du principe encyclopédique, ont été qualifiées par certains égyptologues d’“onomastiques”.
Le plus ancien de ces recueils, l’Onomasticon du Ramesseum, a sans doute été rédigé vers 1750 avant Jésus-Christ. Découvert en 1896 parmi d’autres documents, ce papyrus énumère 321 éléments, rangés méthodiquement par classes : oiseaux, mammifères, produits de boulangerie, fruits, boissons, etc.
Beaucoup plus étoffé que le précédent, l’Onomasticon d’AMÉNOPÉ est ainsi baptisé en référence au patronyme qui figure dans l’introduction. Ce nom est celui porté par les pharaons de la XVIIIe dynastie dénommés AMENHOTEP dont le nom signifiait « Amon est en paix » (en grec AMÉNOPHIS). L’ouvrage est daté de 1100 avant Jésus-Christ et serait donc contemporain de la XXe dynastie, mais il est probable qu’il pourrait être bien antérieur. Les spécialistes pensent que, dans le cadre de la formation des scribes, l’onomasticon devait être utilisé pour des exercices de recopiage. Le texte, rédigé non pas en hiéroglyphes mais en écriture hiératique, est connu par une dizaine de copies, dont deux quasiment complètes, les autres n’étant constituées que de fragments.
Le préambule affiche un programme ambitieux : « Début de l’enseignement pour ouvrir l’esprit, instruire l’ignorant, et savoir tout ce qui existe, ce que Ptah a créé et ce que Thot [NB : ce dieu est connu comme l’inventeur de l’écriture] a écrit ; le ciel avec toutes ses constellations ; la terre et ce qu’il y a en elle ; ce dont les montagnes regorgent ; ce que la crue inonde comme tout ce sur quoi Rê a lui ; tout ce qui croit sur terre, que le scribe des livres sacrés en la maison de vie, AMÉNOPÉ, fils d’AMÉNOPÉ, a dit. »
Dans le détail, l’Onomasticon d’AMÉNOPÉ se présente sous la forme d’une collection de 610 éléments ordonnés par matières, représentant ainsi un document inestimable pour la connaissance de l’Égypte antique. Dans le corps du texte sont rassemblés 62 références au ciel, aux astres, à l’eau et à la terre, 167 entrées concernant l’organisation de l’État, de la cour, de l’administration et des professions, 83 articles sur les types d’hommes, les tribus et les peuples, 107 villes égyptiennes, 54 termes traitant d’architecture et des types de terre, 82 sur l’agriculture, les techniques agricoles et les produits de la terre, 23 sur la boulangerie, la pâtisserie et les boissons, et enfin 32 sur les parties du bœuf et la viande. Notons au passage que cette liste est particulièrement précieuse pour les historiens, dans la mesure où elle énumère les fameux Peuples de la mer qui ont tenu la région sous leur domination pendant une longue période.
Cet ouvrage livre une description complète de l’Égypte ancienne, passant successivement en revue : l’univers et les éléments, l’organisation politique et sociale, la diversité de l’humanité, la géographie et l’organisation du territoire, les constructions et les activités humaines et enfin l’alimentation.
Bien entendu, par sa taille et son contenu, ce manuscrit ne soutient pas la comparaison avec les encyclopédies modernes, riches de dizaines de volumes et de milliers de pages. Cependant l’Onomasticon porte témoignage de l’existence, dès la plus haute Antiquité, de la lexicographie, laquelle répond à un désir fondamental de l’être humain : organiser la langue et compiler le savoir. Constatons que la démarche encyclopédique était déjà en germe dès l’apparition de l’écriture !
Un commentaire