Argot, Première guerre mondiale

Le poilu tel qu’il se parle

Dictionnaire des termes populaires récentes et neufs employés aux armées en 1914-1918, étudiés dans leur étymologie, leur développement et leur usage

Auteur(s) : ESNAULT Gaston Auguste

 Paris, éditions BOSSARD, 43, rue Madame
 édition originale
  1919
 1 vol (603 p.)
 In-douze
 papier imprimé
 dessin représentant un livre coiffé d'un casque Adrian sur une page de faux-titre


Plus d'informations sur cet ouvrage :

La Première Guerre mondiale qui, en quatre années de conflit, a coûté à la France des pertes humaines et des destructions catastrophiques, a été l’occasion d’un brassage inédit de la population française. Plus de 8 millions de Français, auxquels il faut ajouter les effectifs d’Outre-mer et des troupes coloniales, ont été mobilisés entre 1914 et 1919, chiffre à comparer avec une population totale de 41 millions d’habitants.

Au fur et à mesure que la guerre s’éternise, on voit émerger dans l’opinion publique une figure emblématique, supposée symboliser le soldat français, celle du poilu. Au-delà de l’image du combattant tenace et courageux entretenue par la presse et la propagande, cet archétype témoigne d’une réalité forgée au cours du conflit. Marqué par des conditions de vie dures, souvent extrêmes, mais aussi par la proximité quotidienne avec la mort et la peur, un esprit de corps est né au sein des troupes, transcendant les origines sociales et géographiques des soldats, des sous-officiers et de certains officiers.

C’est alors qu’au sein de l’armée un nouveau langage argotique voit le jour, mélange de jargon militaire préexistant, de mots ramenés des colonies, d’argot parisien, de parler populaire au sens large, mais aussi d’expressions liées aux métiers et aux régionalismes. Au cours de la guerre, plusieurs lexiques de la “langue des poilus” voient le jour, dont certains sortent du lot : LArgot des tranchées, publié en 1915, rédigé par le philologue Lazare SAINÉAN, déjà auteur en 1912 des Sources de l’argot ancien ; L’Argot des poilus de François DECHELETTE, publié en 1918 ; et cette même année L’Argot de la guerre, par Albert DAUZAT. Bien que l’intérêt du public pour ce sujet s’émousse après l’armistice, un autre ouvrage, sans doute le plus complet et le plus ambitieux écrit sur ce thème, voit le jour au cours de l’année 1919 sous le titre Le poilu tel qu’il se parle ; il s’agit du livre présenté ici.

L’auteur de ce livre est un Brestois du nom de Gaston ESNAULT. Après de brillantes études à Brest, à Rennes puis à Paris, il décroche une licence de philosophie et enseigne à l’École alsacienne puis, après 1905, dans diverses écoles publiques. Parallèlement à son métier d’enseignant, il assiste dans ses recherches son oncle Robert-Charles YVE-PLESSIS, conservateur à la bibliothèque de l’Arsenal de Brest, qui prépare un livre consacré à l’argot. L’ouvrage, préfacé par ESNAULT, est publié en 1901, sous le titre Bibliographie raisonnée de l’argot et de la langue verte en France, du XVe au XXe siècle. C’est à l’occasion de cette collaboration qu’il se prend à son tour de passion pour les langues “alternatives”. Également passionné par la langue bretonne, il publie en 1913 Danvez geriadur : matériaux pour compléter les dictionnaires breton-français, et il fréquente un temps les associations bretonnantes, dont la Gorsedd. En 1909, il est reçu à l’agrégation de grammaire.

Caporal réserviste dans le 81e régiment d’infanterie territoriale, il est incorporé à la déclaration de guerre et monte au front avec son unité. Entre août 1914 et octobre 1917, date à laquelle il est affecté loin du front, il participe en première ligne à de nombreux théâtres d’opérations. Même si, pendant ces 38 mois passés au front, il n’obtient aucune citation et ne subit pas de blessure grave, il est réellement immergé dans la violence des combats, vivant au quotidien la réalité du champ de bataille et les conditions de vie des soldats dans les tranchées.

Démobilisé en février 1919, ESNAULT, pendant ses années de guerre, consigne dans des carnets toutes les expressions argotiques de ce qu’il appelle une “langue populaire qui s’invente dans et pour la guerre”.  En avril 1918, il publie dans le Mercure de France un article au titre évocateur : Le français de la tranchée, étude grammaticale, mais il poursuit un but plus ambitieux, celui de travailler à un recueil exhaustif de l’argot de la guerre.

Dans ce long lexique patiemment élaboré, ESNAULT met un point d’honneur à ne citer que des phrases qu’il a entendues ou lues lui-même, assorties de l’indication de la source de chacune d’entre elles. Si, selon ses propres dires, il privilégie les “mots de gueule aux mots d’encrier”, il ne néglige pas pour autant les livres, les correspondances et les périodiques, tout en ne cachant pas une certaine méfiance envers un argot de nature plus “littéraire” qui a, entretemps, émergé dans les journaux et les romans. Soulignons qu’ESNAULT ne s’est pas cantonné à l’argot parlé dans son entourage immédiat, mais au contraire qu’il a emprunté des expressions argotiques à d’autres corps d’armée, comme la marine, l’aviation, le génie ou les transports.

Ce dictionnaire, parfois un peu touffu, ne manque pas de déconcerter le lecteur de prime abord, du fait que son auteur fait cohabiter un classement alphabétique avec un système qui regroupe sous certains mots des analogies et des termes dérivés. Ainsi, sous la définition Arcassines, qui désigne les jambes, se retrouvent des synonymes comme baguettes, gambettes, fumerons, panards, rigoberts, misérables, mais aussi le juron Marcassine. Fort heureusement, un index final permet de pallier ce défaut de conception initial. Pour le lecteur, ce sont les nombreuses digressions et les explications étymologiques, parfois tortueuses voire même farfelues, qui restent les plus déroutantes. Par exemple, pour Cicasse qui désigne l’eau-de-vie, il se lance dans une explication embrouillée et un peu nébuleuse. Il rattache ce mot à “Cicico boër, boisson hygiénique sucrée des ménages brestois”, avant de partir sur la chica amérindienne, puis la chicorée, puis se référer à des racines latines : Sicus (sec) et Sitis (soif).

Le vocabulaire martial et militaire est bien sûr dominant dans le dictionnaire. Ainsi, un Obus a pour équivalent Autobus, Enclume, Valise diplomatique, Glinglin, Schraspout, Busot, Colis à domicile, Mitre, Betterave, Pignate et Magogniau ; tandis que les mots Crécelle, Écrémeuse et Grêllère désignent une mitrailleuse. La vie quotidienne, avec ses tracas, occupe l’autre grande partie du lexique. Réconforts du soldat, le vin et l’eau-de-vie ont droit à un nombre impressionnant de synonymes : Antidérapant, Relève-moral, Pinard, Pousse-au-crime, Zigzorgniffe, Casse-pattes, Pif, Corniflot, Saute-à-la-crête, etc.

Malgré la richesse du vocabulaire recensé, ce livre n’obtiendra pas le succès escompté auprès d’une population qui se tourne désormais vers des préoccupations plus prosaïques et immédiates. Cet ouvrage arrivera donc trop tard, mais sa valeur sera malgré tout reconnue par les linguistes, les écrivains, les historiens et, en 2014, pour le centenaire de la Grande Guerre, il sera même réédité.

Après sa démobilisation, ESNAULT reprendra une carrière d’enseignant, qu’il achèvera en 1936. Continuant à s’intéresser à la langue bretonne, il lui consacrera plusieurs études. Sa thèse sera éditée en 1925 sous le titre Imagination populaire, métaphores occidentales : Essai sur les valeurs imaginatives concrètes du français parlé en BasseBretagne, comparé avec les patoisparlers techniques et argots français. En 1965, ESNAULT publiera également un Dictionnaire historique de l’argot français, avant de décéder en septembre 1971 à Boulogne-Billancourt.

Pour ceux qui veulent en savoir plus, nous vous renvoyons vers un billet que nous avions consacré à ce sujet en 2018 : L’argot des poilus.

Quelques mots et expressions extraits du livre

– Affûter le dahu : guetter le boche dans la tranchée. 

– Cicasse : eau-de-vie.

– Oursin : entrelacs de fils barbelés en forme de sphère d’environ 1 m de diamètre, jeté dans un boyau, une brèche, pour l’obstruer rapidement, ou devant les lignes pour renforcer les défenses.

– Être au régime jockey : jeûner par force.

– Hirondelle de cimetière, Papillon de corbillard : éclat d’obus de retour.

– Chatouiller la torpille : exagérer, agir ou parler inconsidérément.

– Faire des clous à mougère : trembler, et peut-être plus exactement claquer des dents.

– Se vomir dans les choux : être jeté hors de son appareil à l’atterrissage.

– Guitoune : abri aux tranchées […]. Pris à l’arabe Kitoùn, Tente.

– Cage à poules : avion à empennages M. Farman, Voisin et peut-être C-4.

– Mitrailleuse à pissenlit : sabre, série Z.

– Chien-chien-gomme : membre viril ; marins, Saint-Nazaire, sept. 1918. Au sens premier, c’est le nom francisé, à Saint-Nazaire, d’un bonbon dont raffolent les Yankees, lanière caoutchouteuse et menthée qu’on mâche longuement sans la dissoudre, le chewing-gum.



Un commentaire

  1. Encore un très bon article sur un sujet que j’avais moi-même investigué voilà quelques années. Tout y est, du moins ce que j’avais pu réunir à l’époque.
    Merci pour cet excellent “digest”.
    Claude

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