Dictionnaire des girouettes-1815
ou Nos contemporains peints d'après eux-mêmes ; ouvrage dans lequel sont rapportés les discours, proclamations, chansons, extraits d'ouvrages écrits sous les gouvernemens qui ont eu lieu en France depuis vingt-cinq ans; et les places, faveurs et titres qu'ont obtenus dans les différentes circonstances les hommes d'Etat, gens de lettres, généraux, artistes, sénateurs, chansonniers, évêques, préfets, journalistes, ministres, etc. etc. etc. ; par une Société de girouettes. Seconde édition, revue, corrigée, et considérablement augmentée ; ornée d'une gravure allégorique
Auteur(s) : EYMERY Alexis, CHARRIN Pierre-Joseph, PROISY d'EPPE César de, PERRIN René, TASTU
Plus d'informations sur cet ouvrage :
En juillet 1815, avec le retour de LOUIS XVIII et le départ en exil de NAPOLÉON Ier, la France met un terme à l’une des périodes les plus mouvementées de son histoire. En un quart de siècle, de la Révolution à la chute définitive de l’Empire, le pays a changé plusieurs fois de régime, subi la guerre civile, l’invasion étrangère et les guerres de conquête. Elle aura connu une vie politique, sociale et religieuse constamment agitée.
Dans ce contexte de bouleversement permanent, la constance d’opinion et la fidélité des responsables politiques, des fonctionnaires, des militaires, des artistes, des journalistes et des intellectuels auront été mises à rude épreuve. Les retournements, les reniements et les trahisons se sont multipliés au cours de la période. Si beaucoup y ont laissé leur vie, nombre de personnalités publiques ont réussi à traverser les épreuves, à continuer à occuper des hauts postes tout en bénéficiant des faveurs du nouveau pouvoir.
L’épisode des Cent-Jours a été particulièrement marquant par la rapidité de changements de camp, souvent spectaculaires et inattendus dans une période aussi courte. C’est d’ailleurs au cours de cette période que le journal satyrique le Nain jaune inventera le terme de girouette. Dans ses mémoires, CHATEAUBRIAND témoigne de la lassitude et de la méfiance, sinon du dégoût, d’une partie de l’opinion publique vis-à-vis de ses élites : « Cette époque, où la franchise manque à tous, serre le cœur. Chacun jetait en avant une profession de foi, comme une passerelle pour traverser la difficulté du jour ; quitte à changer de direction la difficulté franchie… À cette impossibilité de vérité dans les sentiments, à ce désaccord entre les paroles et les actions, on se sent saisi de dégoût pour l’espèce humaine. »
Alors que, face à la résignation et à l’attentisme d’une majorité de la population, une nouvelle restauration monarchique se met en place, un petit livre vient jeter un pavé dans la mare et remuer un passé dont beaucoup de personnages revenus sur le devant de la scène souhaiteraient faire abstraction et même voir sombrer dans l’oubli. C’est le Dictionnaire des girouettes sorti le 24 juillet 1815, soit le jour même où LOUIS XVIII promulgue une ordonnance rédigée par Joseph FOUCHÉ, un archétype de girouette, stigmatisant 57 personnalités qui ont rallié NAPOLÉON pendant les Cent-Jours et qui sont placés sous le coup d’un mandat d’arrêt.
Publié par le libraire parisien Alexis EYMERY, ce livre est une œuvre collective dont les auteurs prennent soin de se cacher prudemment sous l’appellation anonyme d’“Une société de girouettes”. Pour rédiger ce livre, EYMERY a bénéficié des notes de plusieurs contributeurs : le chansonnier et poète Pierre-Joseph CHARRIN, l’imprimeur Joseph TASTU, l’écrivain René PERIN, qui niera par la suite avoir participé à l’entreprise, et surtout le comte César PROISY d’EPPE à qui a été attribuée un temps la paternité de l’ouvrage. La première édition est un immense succès qui appellera une seconde édition. Celle-ci sort peu de temps après, enrichie d’augmentations et de nouvelles entrées, dont celle du terrible FOUCHÉ entre-temps tombé en disgrâce et écarté du pouvoir.
Dès l’introduction le ton est donné, ironique et impitoyable : « Le point d’où sont partis tant d’hommes-girouettes, les avantages incontestables que leur système de conduite leur a procurés, ne sont-ils pas, pour la génération naissante, les girouettes en espérances, un encouragement et un gage de prospérité ? » Dans ce que Pierre SERNA appelle le « Who’s Who de la médiocrité civique », ce ne sont pas moins de 777 personnages qui ont droit à l’analyse grinçante de leur fidélité “élastique” et de leurs convictions fluctuantes. Portons quand même au crédit des auteurs qu’ils tentent de faire un tri entre les girouettes occasionnelles, parfois contraintes, et les vraies girouettes professionnelles.
La seconde édition, celle ici présentée, est marquée par une petite innovation. À côté du nom de chaque personne figure une série, plus ou moins étoffée, de petits fanions témoins de leurs revirements successifs. Personnalités de premier plan ou “seconds couteaux”, certains brillent par le nombre d’oriflammes qui leur sont attribués. Ainsi Louis de FONTANES, Laurent TRUGUET, Laurent-Étienne TESTU et le chevalier de PIIS, aujourd’hui bien oubliés, sanctionnés de 12 fanions, se retrouvent à égalité avec FOUCHÉ, l’inévitable TALLEYRAND-PÉRIGORD et même Napoléon BONAPARTE. D’autres girouettes notoires manquent à l’appel, telles Jean-Lambert TALLIEN, Jean-Jacques Régis de CAMBACÉRÈS ou Paul BARRAS.
À noter qu’à côté de ces attaques ad hominem une quinzaine d’institutions et de corps sont également visés, comme l’Académie des jeux floraux, les bureaux de l’Université, l’École de médecine de Paris ou le ministère des finances. Le Sénat fait l’objet d’un article particulièrement fielleux : « Fut-il jamais un corps plus adulateur, plus vil, plus rampant, et plus ingrat ? Institué pour balancer le pouvoir souverain, il devint l’esclave du monarque. » SERNA a pu établir quelques statistiques éloquentes tirées du livre. Celui-ci inclut 348 titulaires de la Légion d’honneur, dont beaucoup seront confirmés par le roi, 121 membres de l’ordre de Saint-Louis et 112 personnalités cumulant les deux distinctions. On y recense 28 % d’élus, 18 % de militaires, 8,5 % de savants et d’universitaires et enfin 8 % de fonctionnaires du ministère de l’intérieur et du corps préfectoral.
Paradoxalement, la longueur et le détail des articles ne sont pas toujours proportionnels au nombre de “girouettes” ni même à la “gravité” des trahisons et des revirements. Si le général AUGEREAU (8 fanions) et le maréchal NEY (4 fanions) sont longuement épinglés pour leurs changements de camp à répétition en 1814 et en 1815, le général MASSÉNA (6 fanions) ne mérite qu’une vingtaine de lignes, le maréchal MARMONT (4 fanions) 9 lignes et l’abbé SIÉYÈS (4 fanions) 12 lignes, alors que les turpitudes du peintre Louis DAVID (2 fanions) sont détaillées sur une cinquantaine de lignes. Benjamin CONSTANT, dont on peut dire qu’il n’a pas mérité son patronyme entre 1814 et 1815, est gratifié de 2 pages et de 3 fanions. L’abbé Jean-Sifrein MAURY, quant à lui, hérite de 11 pages et de 6 fanions, bien qu’il n’ait occupé aucune fonction politique importante, contrairement aux deux précédents. À la lecture de ce dictionnaire, il apparaît que les auteurs se sont particulièrement acharnés sur les polémistes, écrivains et journalistes dont les écrits sont utilisés comme autant de preuves à charge. Ainsi toute une cohorte de littérateurs a-t-elle droit à de longues citations et à des articles plus développés que ceux réservés à des militaires ou à des fonctionnaires plus illustres mais surtout dont les responsabilités étaient autrement plus grandes. Citons pour exemple Pierre-Ange VIEILLARD (6 fanions), Étienne VIGÉE (6 fanions), ou Joseph TRENEUIL (3 fanions).
Quelques semaines seulement après la parution du dictionnaire, un essai est publié sous le titre de Censeur des girouettes, ou les honnêtes gens vengés. L’auteur, un certain DORIS de BOURGE, tente de justifier l’opportunisme de cette période par l’intérêt supérieur de la patrie et pense voir dans le dictionnaire des girouettes une menace contre la paix civile et la réconciliation nécessaire entre tous les Français : « Si ces auteurs, étrangers au bonheur de leur patrie, n’ont pas réfléchi aux dangers de leur compilation dans un moment de tout ce qui existe en France a besoin de tout oublier ; s’ils n’ont point calculé que la haine de tel individu n’attend souvent qu’un léger signal pour se venger d’une injure personnelle ; ces auteurs dis-je d’imprudens Français que seule l’ineptie de leur ouvrage peut seule excuser. » Cette contre-attaque se révèle totalement inefficace ; au contraire, des livres inspirés du dictionnaire des girouettes sont édités, tel le Dictionnaire des immobiles, par un homme qui jusqu’à présent n’a rien juré et n’ose jurer de rien, par Adrien BEUCHOT.
Quoi qu’il en soit, ce dictionnaire de la versatilité politique inaugure un genre promis à un bel avenir. Publié la même année, un Almanach des girouettes proclame en introduction : « Si l’on faisait une liste nominative des personnes qui ont changé d’opinion depuis vingt-cinq ans, il faudrait citer les trois-quarts et demi de la France. » En 1831, un auteur qui se qualifie lui-même de “girouette inamovible”, sans doute de nouveau EYMERY, édite un Nouveau dictionnaire des girouettes, ou nos grands hommes peints par eux-mêmes. En 1842, Napoléon LANDAIS, républicain militant, publie à son tour le Petit dictionnaire de nos grandes girouettes.
Le concept de girouette s’est perpétué jusqu’au XXe siècle où, en 1948, Jean MAZÉ publie, sous le pseudonyme d’ORION, le Nouveau dictionnaire des girouettes, précédé de l’Oubli en politique ; et, plus près de nous, les journalistes Sophie COIGNARD et Michel RICHARD sont les auteurs en 1993 du Nouveau dictionnaire des girouettes, de la volte-face en politique considérée comme un des beaux-arts.