Les civilisations disparues du « Croissant fertile »
La région que l’on a pris l’habitude de désigner comme le “Croissant fertile” couvre une grande partie du Proche-Orient et du Moyen-Orient actuels. Elle a vu se succéder, au cours de siècles très agités, différents royaumes et empires. C’est ainsi que l’Égypte pharaonique, Babylone, l’Assyrie, l’Ourartou, l’Akkad, ou encore les Hittites, ont successivement exercé une domination plus ou moins longue sur une partie de ce vaste territoire. Mais paradoxalement, ces États puissants et florissants ont par la suite périclité et leurs civilisations ont sombré dans l’oubli malgré l’abondante documentation qu’elles nous ont léguée. C’est dans cette région que sont nés les premiers États et les premiers systèmes d’écriture. Malheureusement, leurs idiomes et la connaissance de leurs graphismes se sont perdus, tandis que leurs langues ont considérablement évolué ou sont devenues des langues mortes.
Heureusement, grâce à l’obstination et au travail acharné de linguistes et d’historiens, nombre de ces “écritures disparues” ont pu être décodées, ouvrant ainsi la voie à la redécouverte de civilisations antiques méconnues. Si le cas le plus réputé est celui du déchiffrement des hiéroglyphes égyptiens par CHAMPOLLION, il faut également rendre hommage à d’autres grands découvreurs moins connus du grand public, tels que Edward HINCKS, l’abbé Jean-Jacques BARTHÉLEMY, Michael VENTRIS, Georg Friedrich GROTEFEND, Henry RAWLINSON, ou encore François THUREAU-DANGIN, qui ont permis l’interprétation de l’akkadien, du sumérien, du palmyrénien, du phénicien, du linéaire B ainsi que des langues ayant adopté l’écriture cunéiforme.
Des dictionnaires et des lexiques ont pu être rédigés pour assurer la conservation de ces langues et faciliter le travail des chercheurs, la principale difficulté consistant à les maintenir à jour, car le corpus évolue sans cesse du fait du travail et des découvertes des historiens, des linguistes et des archéologues. Un centre de recherche américain, l’Institut oriental de Chicago (Oriental Institute of Chicago), qui abrite aujourd’hui encore la plus riche collection d’objets du Proche-Orient antique du continent, s’est fait une spécialité dans ce domaine en réalisant trois grands dictionnaires consacrés respectivement à l’assyrien, au hittite et au démotique.
L’Oriental Institute of Chicago et son dictionnaire assyrien
Créé en 1919, grâce au soutien financier du milliardaire John D. ROCKFELLER, l’Institut pour l’étude des cultures anciennes avait le projet de devenir un laboratoire de recherche, intégré à l’université de Chicago pour l’étude des grandes civilisations antiques d’Asie occidentale et d’Afrique du Nord ; mais aussi de mener une politique d’acquisitions et de fouilles pour constituer un fonds unique en son genre en Amérique. James Henry BREASTED, nommé directeur, ancien responsable du Haskell Oriental Museum, était le premier archéologue américain à avoir obtenu, à Berlin en 1894, un doctorat en égyptologie. Bien que l’Égypte antique soit son principal sujet d’attention – il avait d’ailleurs longtemps caressé l’idée d’écrire son propre dictionnaire d’égyptien antique -, il met sur pied un projet d’envergure pour entreprendre un ouvrage de référence sur l’akkadien. Cet idiome, qui tire son nom de l’éphémère empire d’Akkad, est la plus ancienne langue sémitique connue. Présente sur des milliers de tablettes exhumées, elle a été utilisée pour enregistrer des textes cunéiformes datant de -2400 avant J.-C. à 100 après J.-C. En réalité, l’appellation « akkadien » regroupe une série de dialectes – influencés par d’autres langues comme le sumérien -, dont certains se sont imposés lors de la création de nouveaux empires. Les deux principales branches de l’akkadien sont le babylonien et l’assyrien. Contrairement donc à ce que laisserait entendre le titre, l’ouvrage projeté n’est pas centré sur cette seule branche, mais prend en compte l’ensemble de l’akkadien, de son apparition à son déclin face à l’araméen, puis sa disparition. L’ouvrage intitulé The Assyrian Dictionary of the Oriental Institute of the University of Chicago est bien vite rebaptisé en Chicago Assyrian Dictionary, ou plus familièrement le CAD.
Une équipe très motivée, plus tard augmentée de renforts internationaux, est mise en place. Dotée de moyens importants et d’un véritable quartier général (voir ci-dessous), elle entame un long et fastidieux travail de collecte et de synthèse qui va lui permettre de rédiger plus de deux millions de fiches.
La tâche, qui s’étalera sur 90 années, mobilisera au cours de cette période 89 universitaires. Optimiste, BREASTED avait en son temps tablé sur 10 ans pour son achèvement. En plus d’une interruption de cinq années, causée par la guerre, l’ampleur colossale des travaux bouscule les prévisions et repousse les délais sine die. De surcroît, les débats linguistiques et sémantiques autour de certains termes sont passionnés, tandis que des querelles d’égos et des conflits d’ordre méthodologique ralentissent l’ensemble de l’entreprise et finissent par décourager certaines bonnes volontés. En 1955, Adolf Leo OPPENHEIM prend les commandes du CAD et va débloquer la situation. Cet éminent assyriologue s’est déjà beaucoup investi dans le projet en rédigeant à lui seul un grand nombre d’articles et la majeure partie de certaines lettres. Déterminé à relancer le projet, en 1956 il fait, de sa propre initiative, imprimer deux volumes (lettres G et H, respectivement cinquième et sixième tomes). Malgré les critiques de certains de ses collègues, il maintient le cap et, bien que publiés dans le désordre – le premier tome ne va pas être publié avant 1964 (ci-dessous) -, les volumes se succèdent désormais à un bon rythme de sorte qu’à son départ, en 1973, 10 tomes seront achevés et imprimés.
Prenant la suite d’OPPENHEIM, Erica REINER continue sur la lancée avant de passer la main en 1996, et il revient à la dernière directrice en date, Marta ROTH – que l’on peut voir dans la vidéo ci-dessous -, de mettre le point final à cette aventure en présentant, en 2011, le 26e et dernier volume, correspondant aux lettres U-W. Elle peut alors affirmer que le CAD “constitue un outil de recherche indispensable pour tout chercheur, où qu’il soit, qui cherche à explorer les traces écrites de la civilisation mésopotamienne”.
Un dictionnaire hittite
Cette fierté est d’autant plus légitime qu’entretemps l’Institut a engagé un autre projet, cette fois consacré à la langue de l’une des plus mystérieuses civilisations de l’Orient antique : celles des Hittites. Ce peuple indo-européen, qui a fondé un puissant royaume centré sur l’Anatolie, va progressivement prendre de l’ampleur. Après avoir rivalisé pendant des siècles avec ses voisins égyptien et mésopotamien, cet empire périclite et s’effondre de manière assez soudaine au début du XIIe siècle avant notre ère. Son souvenir même disparaît très rapidement et, pendant très longtemps, son existence ne sera connue que par des allusions dans la Bible et certains textes égyptiens. Il faudra attendre le XIXe siècle pour que les premiers vestiges soient exhumés et que les archéologues fassent le lien avec cette civilisation méconnue. La découverte et les fouilles du site de l’ancienne capitale Hattusa vont permettre de tirer définitivement les Hittites de l’oubli et d’exhumer quantité de tablettes et d’inscriptions. La langue sera ensuite déchiffrée entre 1914 et 1917 par Bedřich HROZNY, surnommé le “Champollion tchèque“.
Après avoir emprunté le système hiéroglyphique anatolien, les Hittites ont adopté l’écriture cunéiforme, qu’ils ont adaptée à leur idiome indo-européen très différent des langues sémitiques et sumériennes. Après des siècles d’obscurité, l’histoire de ce peuple et de son puissant royaume peut enfin être connue, en particulier grâce à l’étude de plus de 30 000 tablettes retrouvées lors de fouilles. Tout un lexique est patiemment reconstitué pour une langue peu aisée à interpréter. La précision du travail est primordiale, car “le CHD n’est pas seulement une liste de mots et leurs significations, mais plutôt un dictionnaire encyclopédique qui reflète et illustre les idées et le monde matériel de la société hittite à travers son lexique”. Le projet du Hittite Dictionary of the Oriental Institute of the University of Chicago – plus connu comme le Chicago Hittite Dictionary, ou plus familièrement le CHD – est initié en 1976 par les professeurs Hans Gustav GÜTERBOCK et Harry HOFFNER. Soutenue par l’agence fédérale National Endowment for the Humanities, l’entreprise se présente comme une entreprise “pharaonique”. Le premier fascicule ne verra le jour qu’en 1980 et les derniers en date seront publiés en 2019.
Au lancement du dictionnaire hittite, HOFFNER espérait achever l’ensemble aux environs de l’an 2000. Mais désormais, il est clair que ce délai était trop optimiste. En 2005, c’est la date butoir de 2045 qui a été avancée.
Un dictionnaire démotique
On pourrait penser qu’avec ces deux projets très ambitieux et à très long terme, l’Institut oriental de Chicago a suffisamment de quoi mobiliser son énergie et ses équipes. Mais il n’en est rien ! En effet, alors même que “l’opération hittite” est engagée, un troisième grand dictionnaire est également mis en chantier, cette fois consacré au démotique.
Si les hiéroglyphes, abondamment présents sur les monuments et les statues, constituent pour le grand public l’écriture par excellence de l’Égypte antique, ils coexistaient avec d’autres formes : le hiératique, forme simplifiée plus commode et plus rapide à tracer, très utilisé dans l’administration, et surtout le démotique, écriture plus tardive mais qui, utilisée sur près d’un millénaire, était présente sur la fameuse pierre de Rosette. Cette méthode se présente comme une écriture cursive, riche en abréviations et en ligatures, dans laquelle l’aspect iconographique a presque totalement disparu. Comme son nom l’indique – du grec “demos“, soit “populaire” -, il s’agit de l’écriture utilisée usuellement par la majorité de la population. Le grand intérêt de cette graphie réside dans le fait qu’elle a laissé une vaste masse de documents qui nous permettent de recomposer la vie quotidienne dans tous ses aspects. Le démotique a en effet servi à transcrire aussi bien des œuvres littéraires, de la correspondance, de la comptabilité, des textes de nature juridique, commerciale, magique ou religieuse, des écrits scientifiques traitant de mathématiques, d’astronomie ou de médecine. C’est donc en grande partie grâce aux textes rédigés en démotique que l’on peut reconstituer la vie sociale, économique et culturelle de l’Égypte antique.
Il existait déjà un dictionnaire de référence publié en 1954, le Demotisches Glossar de Wolja ERICHSEN, mais il était devenu largement dépassé. Le Chicago Demotic Dictionary (CDD) est pensé avant tout comme un supplément à ce livre. Il s’agissait donc de compléter l’ouvrage de cet égyptologue danois, en se basant sur les textes découverts et traduits depuis la parution du livre. Le but initial était d’intégrer les textes publiés entre 1955 et 1979. De nouveau, la tâche considérable entreprise n’est toujours pas achevée, ce qui laisse planer l’incertitude sur la possibilité de pouvoir un jour passer aux sources postérieures à 1979. Malgré tout, le dictionnaire avance et profite des facilités offertes par les nouvelles technologies. La publication papier n’est pas encore envisagée, mais des fichiers PDF permettent de rendre d’ores et déjà le futur ouvrage consultable en ligne.
Pour conclure, rappelons que, si l’Institut oriental de Chicago est une figure de proue dans son domaine, il n’est pas la seule institution universitaire à s’être lancée dans ce type d’aventure linguistique au long cours. S’inspirant de l’Assyrian Dictionary, The University of Pennsylvania Museum of Archaeology and Anthropology a entrepris depuis 1974 la rédaction du Pennsylvania Sumerian Dictionary (PSD). Même si le cas du latin n’est pas comparable aux langues éteintes que nous avons évoquées, n’oublions pas non plus l’aventure lexicographique du Thesaurus Linguae Latinae, entamée il y a plus de 120 ans et qui, au mieux, ne sera achevée qu’en 2050.