Faux japonais mais véritable affabulateur
Au début du XVIIIe siècle, l’exploration du monde entreprise par les Européens depuis le XVe siècle est encore loin d’être achevée. Il existe beaucoup de zones blanches sur les mappemondes, et certaines contrées difficiles d’accès ou fermées aux étrangers restent encore très mystérieuses. C’est pourquoi les relations des voyageurs qui ont réussi à y pénétrer constituent une source inestimable d’informations, à laquelle ne manquent pas de se référer les géographes, les commerçants, les missionnaires, les navigateurs, mais également les écrivains, les encyclopédistes et les lexicographes. Encore faudrait-il que ces sources soient fiables car, là comme ailleurs, mythomanes et imposteurs sévissent… Parmi les supercheries, l’une d’entre elles sort du lot, celle perpétrée par George PSALMANAZAR, qui est parvenu à se faire passer avec succès pour un Japonais venu de Formose.
Depuis l’inauguration par VASCO de GAMA de la route maritime vers l’Asie, les Européens cherchent à s’y implanter et à mettre en place des monopoles destinés à capter les incommensurables richesses du continent, notamment celles des Indes et de la Chine qui sont l’objet de toutes les convoitises. Après avoir, dans un premier temps, privilégié la conquête militaire, les puissances européennes, qui se retrouvent face à des Empires et des États puissants, optent assez rapidement pour une approche pragmatique faite de diplomatie et d’accords commerciaux. Les civilisations de cet immense continent exercent une puissante fascination, en particulier celle de Chine, pays qui demeure encore très mystérieux pour les Occidentaux. Les principales sources auxquelles il est alors possible de se référer demeurent des récits de voyages remontant à plusieurs siècles, comme ceux de Marco POLO et de Guillaume de RUBROUCK. C’est pourquoi les Européens se passionnent pour les derniers récits de voyageurs, d’explorateurs ou d’ambassadeurs, dont on attend qu’ils décrivent une autre humanité, exotique et pittoresque.
Parmi les pays encore mal connus figure l’île de Formose (aujourd’hui Taïwan). Au cours de l’année 1704, paraît à Londres une description complète et inédite de ce territoire (ci-dessous) qui, après avoir fait l’objet de tentatives de colonisation espagnole et hollandaise, se retrouve depuis 1683 officiellement annexé par l’Empire chinois ; les étrangers et les missionnaires y étant strictement interdits de séjour.
PSALMANAZAR, l’auteur de cette Historical and geographical description of Formosa, se présente comme un sujet de l’empereur du Japon qui serait né à Formose. Selon ses dires, un jésuite l’aurait convaincu de quitter le pays et, l’emmenant avec lui, aurait eu le dessein de le convertir à la religion catholique. Une fois notre homme parvenu à Avignon, les religieux auraient alternativement usé à son encontre de promesses, de persécutions et de menaces, sans pour autant réussir à lui faire changer de foi. Après de nombreuses péripéties, il aurait réussi à s’enfuir et à gagner les Pays-Bas, où des soldats auraient tenté de le gagner au calvinisme. Mais finalement, ayant fait la rencontre d’un prêtre anglican, William INNES, qui réussit à le convertir, il gagne l’Angleterre, où il devient rapidement un objet de curiosité, du fait de son costume et de ses manières insolites, dont celles de consommer de la viande crue en public ou de dormir assis droit sur une chaise.
Son origine exotique et son histoire, qui trouvent un écho favorable dans une opinion publique farouchement anticatholique, lui valent des égards de la part de la haute société. Henry COMPTON, l’évêque anglican de Londres, le prend en sympathie et, songeant sans doute à lui pour une future mission d’évangélisation, charge celui qui s’est baptisé George PSALMANAZAR (du nom du roi assyrien SALMANAZAR cité dans la Bible) de rédiger un catéchisme anglican en langue formosane. Soutenu par son mécène et son entourage, notre voyageur est encouragé à rédiger une description de son pays natal, précédée d’une petite autobiographie. Achevé en deux mois seulement, ce livre rencontre le succès et, dès l’année suivante, se trouve traduit en plusieurs langues, dont le français.
Un récit délirant
Mais lorsque le lecteur se penche avec attention sur le contenu du livre, il y découvre une contrée bien étrange, plus proche des récits fantasmagoriques du Moyen Âge que d’une réelle étude ethnographique et culturelle. De fait, les invraisemblances y sont nombreuses et sautent aujourd’hui aux yeux de n’importe quel lecteur un tant soit peu averti.
PSALMANAZAR nous décrit une île, vassale du Japon et non de la Chine comme tout le monde l’affirmait à l’époque, dirigée par une monarchie dont la capitale serait la ville de Xternetsa. L’architecture y serait simple et dépouillée, avec de véritables villes flottantes constituées de bateaux-maisons (ci-dessous le bateau royal). L’or y serait tellement répandu que les couverts et ustensiles de cuisine seraient faits de ce métal.
Mais le plus surprenant reste à venir… Dans le pays décrit par PSALMANAZAR, des hommes nus à dos de rhinocéros chassent les serpents dont ils consomment le sang frais. Ils se déplacent dans les villes sur des litières tractées par des éléphants, des chevaux ou des chameaux (ci-dessous une procession funéraire). Autre curiosité, les hippopotames y sont apprivoisés !
Le cannibalisme est pratiqué dans certaines circonstances, comme par exemple sur le cadavre des criminels exécutés. Un mari se voit également autorisé à dévorer le corps de sa femme si elle est convaincue d’adultère. La population consomme beaucoup de thé, de café, de tabac, ainsi qu’une boisson appelée armagnok (sans doute une référence à l’armagnac). Les femmes n’allaitent pas leurs enfants, lesquels sont nourris directement au pis d’une brebis ou d’une chèvre. Autre détail étonnant, le grec ancien est enseigné dans l’île, sans que l’on sache par quel biais cette langue aurait pu y être introduite. Ci-dessous, la représentation de costumes et de monnaies de Formose.
Mais c’est la description des pratiques religieuses qui laisse le plus songeur.
À l’origine, les Formosans pratiquaient des dévotions au Soleil, à la Lune et aux dix étoiles (ci-dessous à gauche), avant que soit instauré un nouveau culte, sanglant, à une divinité omnipotente (ci-dessous au milieu, le temple), révélée par deux prophètes. Un grand prêtre, nommé Gnotoy Bonzo, assisté de toute une hiérarchie de sacrificateurs, organiserait ainsi chaque année l’immolation de 18 000 jeunes garçons de moins de neuf ans (ci-dessous au milieu, l’intérieur du temple avec le gril servant à brûler le cœur des victimes). Par ailleurs, des autels dédiés à des démons (ci-dessous à droite) sont dressés dans la campagne pour des sacrifices humains.
Ces holocaustes d’enfants, parfaitement invraisemblables, justifient ce commentaire de La République des Lettres sur l’ouvrage : ” Ce à quoi on aura bien de la peine à ajouter foi est ce sacrifice horrible, de plusieurs milliers d’enfants, que les Formosans font à leur dieu. Si cette relation en est crue, on lui immole dix-huit mille enfants mâles toutes les années ; & cela dans l’espace d’environ cent trente lieues de pays, sans compter ceux que les accidents & les maladies enlèvent. Aucun auteur, qui ait fait mention de l’île Formosa, n’a parlé de ces sacrifices ; & il semble que, quelque peuple que fût un royaume, il n’en faudrait pas davantage pour y éteindre en peu de temps la race des hommes.”
Il va sans dire que les écrits de PSALMANAZAR soulèvent interrogations et critiques, plusieurs savants criant à l’affabulation, d’autant que les récits du missionnaire hollandais George CANDIDIUS, qui a vécu dix ans à Formose, sont totalement en contradiction avec ceux de notre “Japonais” d’opérette. Mais ses adversaires les plus résolus sont les Jésuites, directement attaqués dans le texte, dont le père FONTENAY, familier de la région, qui recense soigneusement les absurdités rapportées dans la Description of Formosa. Mais le culot et l’aplomb de PSALMANAZAR, alliés à un formidable sens de la répartie, lui permettent d’esquiver des objections pourtant solidement argumentées, avec d’autant plus de facilité que le public anglais lui est largement acquis dès que ses accusateurs sont des “papistes”.
Il part du principe de ne jamais revenir sur ce qu’il a affirmé, quitte à avancer de nouveaux arguments sans se soucier de leur plausibilité. Ainsi, à ceux qui s’étonnent de son physique très “européen”, avec son teint clair et ses cheveux blonds, il rétorque que les classes sociales supérieures vivent dans des habitats souterrains et dans des lieux ombragés, et que sa peau pâle témoigne de son appartenance à l’élite formosane ! Pour compenser l’holocauste annuel de milliers d’enfants, il n’hésite pas à mettre en avant le fait qu’une polygamie très active permet de rétablir le déséquilibre démographique.
Il est vrai que la profusion d’informations et de détails contribue à renforcer sa crédibilité. Il présente même un alphabet (ci-dessous), dans lequel nous reconnaissons quelques lettres grecques et hébraïques. Par la suite, il dispensera avec succès des cours de langue formosane et son alphabet sera repris dans des livres jusqu’au XIXe siècle.
À ce stade de notre récit, il est devenu évident pour nos lecteurs que PSALMANAZAR est un authentique imposteur. Même si son véritable nom reste encore aujourd’hui un mystère, il est possible de retracer le parcours tortueux du personnage. Né vers 1679 dans le sud de la France, il étudie chez les Jésuites, qui remarquent sa grande disposition pour les langues. Il abandonne finalement ses études pour adopter une vie errante, se faisant passer pour un pèlerin irlandais en route vers Rome. Optant finalement pour une nationalité beaucoup plus exotique, celle d’un Japonais, il sert comme mercenaire aux Pays-Bas et en Allemagne ; puis, changeant de patrie d’origine, désormais Formose, il fait en 1702 la rencontre de l’évêque INNES, dont on ne sait s’il fut sa dupe ou son complice, qui ramène son converti à Londres.
Remords tardifs
Déjouant ses contradicteurs avec adresse, et fort de sa célébrité – il donne même des conférences dans des écoles et de prestigieuses académies -, PSALMANAZAR perpétue un temps son imposture, mais sa supercherie finit par devenir de plus en plus évidente face au flot grandissant des critiques. Protégé pendant vingt ans par l’Église anglicane, les rangs de ses partisans s’amenuisent considérablement après 1706, d’autant qu’il commence à avouer ses mensonges à ses proches. Vers 1728, après une crise mystique et en proie aux remords, il décide de se fondre dans un relatif anonymat. Désormais pieux et discret, il devient alors un véritable forçat de la plume pour le compte d’éditeurs. Ironie de l’histoire, engagé pour collaborer au Système complet de Géographie d’Emanuel BOWEN, il exige et obtient que lui soient réservées les parties relatives à la Chine et au Japon. Il en profite alors, se citant lui-même, pour contredire les fadaises qu’avait autrefois proféré “un soi-disant indigène de cette île”.
Il rédige ses mémoires avec, pour instructions, de les voir publier après sa mort. Entouré d’un cercle d’amis et d’admirateurs, dont le lexicographe Samuel JOHNSON, PSALMANAZAR décède en 1763. Les Memoirs of ****. Commonly Known by the Name of George Psalmanazar ; A Reputed Native of Formosa, publiées à Londres en 1765, constituent une confession détaillée, mais il est vraisemblable que notre auteur mythomane peut encore y avoir pris quelques libertés avec la vérité (ci-dessous).
Bien que nous soyons ici en présence d’un véritable filou manipulateur, il nous est difficile de nous départir d’une certaine sympathie pour ce farceur à l’imagination débridée et au culot monstre, qui est parvenu à embobiner avec brio toute une nation, avant de se repentir et de se livrer sans fard au jugement de la postérité. En 1791, Isaac D’ISRAELI résume le personnage en ces termes : “Il surpassa par ses talents d’illusionniste les plus illustres imposteurs du monde littéraire. Son île de Formose était une supercherie éminemment audacieuse qu’il maintint avec autant de bonheur que d’érudition ; considérable dut être cette érudition capable de forger de toutes pièces une langue et sa grammaire, et fertile le génie qui inventa l’histoire d’un peuple inconnu. On dit que l’imposture ne fut établie avec certitude que grâce à ses aveux repentants. Il avait défié et abusé les esprits les mieux instruits.”
Pour revenir sur cette singulière histoire, nous vous conseillons cette émission de France Culture datant de 2017, ce long article (en anglais) du site Theatlantic, ainsi que celui du blog Histoireglobale.