Un objet littéraire entouré de mystère
Parmi les incunables – soit les ouvrages imprimés en Europe avant 1501 -, un livre a la réputation d’être un des plus mystérieux ouvrages qui ait vu le jour pendant la Renaissance. Ce très singulier “objet littéraire” porte dans son colophon, en dernière page, un titre issu du grec classique. “ Hypnerotomachia Poliphili “ peut, en effet, se traduire par “le combat d’amour en rêve de Poliphile” ; mais, en France, le livre est plus simplement identifié comme “Le Songe de Poliphile” (ci-dessous). Inclassable et fascinant, cet ouvrage, à l’origine de quantité d’interprétations et d’analyses, a servi de source d’inspiration dans le domaine de la littérature, des arts et de l’ésotérisme.
L’œuvre étant anonyme, le premier mystère qui l’entoure réside dans l’identité de son auteur. Il semble bien qu’il ait été résolu depuis longtemps, car un acrostiche, pratique assez courante en littérature, a été facilement démasqué. En effet, en ne gardant que les 37 lettrines ornées qui ouvrent les têtes de chapitres, il est possible d’obtenir une phrase cohérente : “Poliam Frater Franciscus Columna Peramavit”, soit “Frère Francesco Colonna aimait beaucoup Polia”. Cette dédicace cachée a permis d’identifier l’auteur comme étant un moine dominicain qui a passé l’essentiel de sa vie dans un monastère vénitien, mais dont on ne connaît que peu de choses. Cette indication nous apparaît pour le moins éclairante, mais le doute subsiste quand même car il a existé un autre personnage portant le même nom. Il s’agit du membre d’une illustre famille romaine, seigneur de Palestrina. De plus, il ne faut pas écarter la possibilité que le patronyme soit celui d’un “prête-nom” – l’humaniste Leon Battista ALBERTI faisant dès lors figure de candidat crédible à la paternité de l’œuvre -, ou même qu’il soit le fruit d’une réalisation collective.
Autre aspect intrigant, l’auteur a fait appel à une langue composite et peu commune. Ce sabir, mélange de grec, de latin et d’italien dialectal toscan et vénitien latinisé, qualifié de “macaronique“, est surtout connu pour avoir été utilisé à l’époque dans la rédaction de satires et de poèmes burlesques. Ce choix peut donc paraître étrange pour la rédaction d’une Hypnerotomachia totalement dépourvue de prétentions humoristiques. Mais, bien entendu, c’est avant tout dans le contenu lui-même de l’ouvrage que réside sa principale énigme (ci-dessous, une page).
Un livre peuplé d’énigmes
Publié à Venise en 1499, le livre de 468 pages non numérotées, dont certains indices permettent de supposer qu’il aurait été rédigé vers 1467, est sorti des presses de l’atelier du célèbre Alde MANUCE, réputé pour ses réalisations de grande qualité, tant pour la typographie que pour l’impression proprement dite. Umberto ECO, grand bibliophile devant l’éternel, en parlait avec admiration comme “du plus beau livre jamais imprimé”, jugement partagé par beaucoup de spécialistes. Pour la confection de l’ouvrage, l’imprimeur a eu recours à une police “romaine” plus lisible que celle des caractères gothiques. De surcroît, les 172 gravures sur bois, de très bonne facture, fines et très soignées, sont généralement attribuées à Benedetto BORDONE, un des plus illustres collaborateurs de MANUCE. Mais, en l’absence de toute signature, ce point reste sujet à caution, d’autant que des experts ont avancé que certains traits stylistiques évoqueraient BOTTICELLI, BELLINI ou MANTEGNA.
Quel qu’il soit, le concepteur du livre a également pris le temps de profiter de la mise en page pour réaliser des “jeux typographiques“. C’est ainsi que des formes de texte en triangle, en blason ou en calice apparaissent à divers endroits, sans qu’on puisse savoir si l’imprimeur s’est “fait plaisir“ ou si ces présentations répondent à des codes mystérieux.
Abordons maintenant le cœur du sujet : que raconte ce fameux livre ? Comme le suggère le titre, l’intrigue s’organise autour d’une histoire d’amour qui unit POLIA à POLIPHILE, les noms des deux amants signifiant respectivement, au sens littéral, “Beaucoup de choses” et “Celui qui aime beaucoup de choses“. Le livre raconte la quête onirique du jeune homme parti retrouver et conquérir une bien-aimée, qui vient de repousser ses avances. Au début du rêve, POLIPHILE, meurtri par l’indifférence de sa belle, erre dans une forêt sombre et épaisse, et il finit par s’endormir au pied d’un arbre. Il rêve et finit par s’éveiller dans un autre monde. Après un périple émaillé de rencontres insolites – avec, entre autres, un loup, un cercle de danseurs à deux visages et un dragon – dans un paysage fantasmagorique, il rencontre cinq nymphes, représentant chacune un des cinq sens, qui le conduisent à leur reine. Celle-ci l’incite à déclarer sa flamme à POLIA et, à l’issue d’une fête donnée en son honneur, il se voit guidé vers trois portes (ci-dessous) couronnées d’inscriptions en grec, en latin, en hébreu et en arabe.
Choisissant celle du milieu, il se retrouve face à une “belle femme gracieuse et élégante”, qui n’est autre que POLIA. Tous deux embarquent sur le navire de CUPIDON, qui les emporte sur l’île de Cythère où VÉNUS elle-même vient bénir leur union. Plus loin dans le récit, le jeune homme, mort dans le temple de Diane, est ressuscité grâce au baiser de sa belle. Les deux amoureux s’enlacent, mais la jeune femme s’évapore littéralement. POLIPHILE s’éveille aussitôt en se rendant compte que cette belle histoire n’était que le fruit d’un songe. La vidéo ci-dessous retrace les grandes lignes du récit.
Si cette trame peut sembler simpliste et “fleur bleue“, il se trouve que l’Hypnérotomachia Pophili constitue bien plus qu’une bluette ou un roman sentimental dont le ressort serait un amour contrarié. Riche en symboles et allégories, cet ouvrage, dans la lignée du Roman de la rose ou des textes de DANTE, serait plutôt à ranger dans la famille des contes philosophiques et des fables initiatiques. Les références à l’Antiquité et à la mythologie gréco-romaine y sont omniprésentes, comme les allusions à l’alchimie, l’astrologie et l’hermétisme. Le lecteur y découvre un dédale de souterrains et d’escaliers, une représentation du zodiaque, des enseignes antiques, des objets parfois difficiles à identifier, des statues de Méduse ou de Priape (ci-dessous à gauche), d’étranges processions triomphales païennes auxquelles participent des centaures, des lions (ci-dessous à droite) ou encore des éléphants, ainsi que deux femmes nues et enchaînées, fouettées et cruellement suppliciées par CUPIDON pour être demeurées rebelles à l’amour.
Jardins et monuments
Mais ce qui, depuis des siècles, dans l’ouvrage a le plus intrigué les lecteurs, c’est la profusion de jardins et de monuments qui font l’objet de longues descriptions détaillées d’architectures diverses. Au cours de son voyage onirique, POLIPHILE traverse un paysage parsemé de ruines antiques, de bâtiments étonnants comme une grande construction pyramidale, et de sculptures telles qu’un obélisque égyptien posé sur un socle en forme d’éléphant, ainsi que de hautes fontaines ornées de sculptures toutes plus ou moins insolites.
Ces monuments sont ornés d’inscriptions et de motifs sculptés, dont certains semblent s’apparenter à de très fantaisistes hiéroglyphes égyptiens, sans doute inspirés par l’Horapollon dont des copies ont été introduites en Italie au début du XVe siècle.
La nature est également très présente dans l’Hypnerotomachia, qu’elle prenne une forme sauvage ou ordonnée. Le livre décrit de nombreux jardins, dotés de tonnelles, de pergolas, de treillis ou de clôtures et agrémentés de fontaines, de bassins, de buissons taillés, de temples, de stèles, d’autels ou de statues. Le soin et le luxe de détails fournis par l’auteur prouvent que chaque élément – des essences utilisées à l’agencement aux figures géométriques – revêt à ses yeux une importance symbolique de premier ordre.
À sa première édition, réalisée grâce au mécénat de Leonardo GRASSI, un protonotaire originaire de Vérone, L’Hypnerotomachia Poliphili, ne rencontrera qu’un succès limité mais le livre circulera aussi bien dans des cercles littéraires et dans les milieux aristocratiques que chez les alchimistes, qui y chercheront une révélation cachée. Il faudra attendre une nouvelle édition, en 1545, en italien cette fois, pour que l’ouvrage se fasse connaître en dehors de son petit cercle d’initiés. En France, un exemplaire parvient à Lyon, où l’humaniste Jean MARTIN en entreprend la traduction. Celle-ci, publiée l’année suivante à Paris par le libraire Jacques KERVER sous le titre Le Songe de Poliphile, sera suivie de deux réimpressions en 1554 et 1561. Mais cette version n’est en fait qu’une adaptation, car elle est sensiblement plus courte que l’édition originale. Des épisodes et des paragraphes ont été supprimés ou tronqués, certains termes ont été remplacés par des mots plus modernes et on y découvre de nouvelles gravures plus nombreuses que dans la version originale. En Angleterre, Robert DALLINGTON proposera lui aussi une nouvelle traduction en 1592. Celle-ci, elle aussi raccourcie et modifiée, paraîtra sous le titre The Strife of Love in a Dream.
Un extraordinaire sujet d’étude
Ce livre, qui n’a jamais cessé de faire l’objet de rééditions et de nouvelles traductions, demeure un objet d’étude qui continue à générer quantité d’interprétations très diverses. Son contenu allégorique, dense et alambiqué, permet de nourrir l’imagination et de donner prise à des hypothèses parfois contradictoires. Certains y décèlent des allégories et des rites qui ne sont pas sans rappeler ceux de la franc-maçonnerie. Pour sa part, le psychiatre Carl JUNG y verra la parfaite illustration de sa théorie des archétypes.
Dans le domaine des arts, l’Hypnerotomachia a également laissé des traces. Ses gravures ont inspiré divers artistes, des architectes et même des princes de la Renaissance. C’est ainsi que Cosme de MÉDICIS fera réaménager les jardins de sa villa de Castello pour y reconstituer ceux décrits dans l’ouvrage. Plus tard, d’autres parcs, à Bomarzo, à Frascati et à Florence, seront créés en prenant certaines descriptions du livre comme modèles. La littérature ne sera pas en reste ; RABELAIS, ayant clairement repris des éléments du livre pour écrire son Gargantua et son Quart Livre, plus particulièrement pour décrire l’abbaye de Thélème. Si l’influence du livre sur LA FONTAINE fait encore débat, Charles NODIER, Gérard de NERVAL, et plus récemment Georges PEREC et Umberto ECO ont également utilisé notre mystérieux ouvrage comme matériau ou comme référence. La carrière de ce livre bien singulier, déjà âgé de plus de cinq siècles, n’est décidément pas terminée !
Pour en savoir plus, nous vous conseillons la lecture de ce texte, tiré de la revue de la bibliothèque municipale de Lyon, ainsi que de ce billet de la bibliothèque universitaire de Glasgow.