L’écriture gothique, belle mais illisible…
Lorsque nous consultons les vieux dictionnaires germaniques de langues, qu’ils soient monolingues ou multilingues, il est toujours étonnant de constater que le texte en allemand apparaît le plus souvent rédigé dans une écriture alambiquée et anguleuse, difficile à déchiffrer, qui évoque irrésistiblement la calligraphie médiévale. Alors que la plupart des langues européennes avaient, depuis la Renaissance, renoncé à ce mode de transcription, les éditeurs allemands ont longtemps continué à y recourir, comme l’attestent les exemples ci-dessous, respectivement datés de 1731, 1770 et 1902.
Apparue dès le XIe siècle en Occident, l’écriture dite gothique supplante progressivement celle qui la précédait, la minuscule caroline, pourtant plus facile à déchiffrer avec ses formes arrondies et régulières. Au XIIIe siècle, c’est l’écriture gothique qui finit par s’imposer définitivement avec la Textura, et c’est dans cette même calligraphie anguleuse que sortiront les tout premiers textes imprimés. Mais en Italie dès le XVe siècle, une écriture épurée, inspirée des lettres carolines, est mise au point. Cette typographie “humaniste“, plus simple et plus accessible au grand public, remplace en peu de temps l’ancienne typographie dans tous les pays, à l’exception de ceux de langue germanique, qui restent résolument fidèles à la “Gebrochene Schrift” (écriture brisée).
L’apparition de la FRAKTUR
C’est donc une calligraphie de nature médiévale qui va être utilisée en imprimerie pour retranscrire la langue allemande, mais dans une version révisée et modernisée destinée à rendre le texte plus aéré et les lettres plus reconnaissables. Adoptée sous l’impulsion de l’empereur MAXIMILIEN Ier , cette écriture, qui portera désormais le nom de Fraktur, va être mise au point à Augsbourg au début du XVe siècle (ci-dessous l’alphabet correspondant). Elle sera popularisée grâce aux lettres gravées par Albrecht DÜRER et Hieronymus ANDREAE.
Cette écriture, riche en arabesques délicates, cohabite avec une police simplifiée, aux formes plus arrondies mais toujours de facture gothique : la Schwabacher. Par ailleurs, la police Fraktur, essentiellement utilisée en imprimerie, est déclinée dans une forme cursive : la Kurrent (ci-dessous à gauche), élaborée en Prusse en 1913 avant de s’imposer au reste de l’Allemagne. Elle finit par être popularisée sous le nom de Sütterlin (ci-dessous à droite), en hommage à son inventeur, le graphiste Ludwig SÜTTERLIN.
Peu à peu, en Allemagne comme ailleurs, les imprimeurs s’accordent pour écrire l’allemand en gothique et les autres langues en caractères latins classiques, regroupés sous le terme général d’Antiqua. C’est alors que la Fraktur, malgré quelques évolutions au cours des siècles, prend une dimension quasi ethnique, en particulier à partir des guerres napoléoniennes qui contribuent à exacerber le nationalisme allemand. Associé à l’épanouissement d’un romantisme qui exalte le “génie” national, le gothique se trouve assimilé à l’écriture allemande par excellence, en opposition à l’Antiqua qui représente l’étranger. Précisons quand même que, dans le monde germanophone, ce point de vue nationaliste n’est pas partagé par tout le monde, de nombreux intellectuels et écrivains, comme les frères GRIMM, prônant au contraire l’utilisation de l’Antiqua, plus universelle et lisible.
La FRAKTUR, une police (d’écriture) politique !
Mais le processus d’unification de l’Allemagne, sous l’égide de la Prusse, va attiser cette polémique, qui passera à la postérité comme la querelle Antiqua-Fraktur (Antiqua-Fraktur-Streit). Les historiens rapportent que le chancelier BISMARCK, partisan acharné de la Fraktur, allait jusqu’à refuser obstinément de lire des livres allemands imprimés en écriture latine. La création du nouvel État n’entraîne pas ipso facto l’unité orthographique et alphabétique du pays. Les résistances au gothique sont nombreuses et, en 1885, la Verein für Altschrift (Société pour l’ancienne écriture) milite pour l’adoption de l’écriture latine, qui est alors dominante en Occident. Les opposants avancent d’ailleurs l’argument que, d’un point de vue historique, l’écriture latine arrondie est bien antérieure à la gothique, laquelle ne revêt donc aucun caractère typiquement allemand. L’autre camp s’organise et se dote d’un leader charismatique en la personne d’Adolf REINECKE, correcteur en chef de l’Imprimerie impériale. En 1911, après des débats passionnés, la question est soumise au vote du Reichstag qui, à trois voix près, repousse la proposition de remplacer officiellement la Fraktur par l’Antiqua.
Sous la République de Weimar, ce système de double écriture (en allemand “Zweischriftigkeit”) subsiste sans heurt, l’Antiqua demeurant prioritaire pour un usage international. C’est avec l’arrivée au pouvoir des nazis que l’affaire va prendre un tour nationaliste et racial, et même tragi-comique. Reprenant la vieille antienne d’une écriture purement germanique, les cadres du NSDAP mettent en avant l’écriture “allemande” – ils suggèrent même aux Allemands émigrés de l’utiliser ostensiblement – et dénoncent dans la diffusion de l’Antiqua une influence juive internationale. En août 1933, le ministre de l’Intérieur ordonne d’équiper ministères et administrations de machines à écrire en Fraktur.
Mais la position des nazis sur le sujet est ambiguë et contradictoire. Adolf HITLER lui-même, qui l’a pourtant utilisée pour imprimer son Mein Kampf, ne goûte guère cette typographie qu’il juge passéiste. En 1934, il déclare au Reichstag que, l’allemand étant destiné à devenir la langue européenne dominante, il est logique que les peuples qui vont devoir l’apprendre utilisent la typographie la plus répandue, la latine. Dans les faits, la double écriture subsiste, la Fraktur connaissant un pic en 1935, avant de commencer à refluer. Pendant des années, la propagande continue à utiliser massivement ces caractères, pour longtemps associés, dans l’esprit des populations, aussi bien en Allemagne que dans le monde, au national-socialisme.
Avec le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, HITLER et ses collaborateurs proches, en particulier Joseph GOEBBELS, jugent nécessaire de clarifier les choses devant l’expansion territoriale et les nécessités pragmatiques de la guerre et de l’administration. Ils décident d’acter l’abandon de la Fraktur et d’adopter définitivement les caractères latins. Le 3 janvier 1941, Martin BORMANN publie un décret sur l’écriture (ci-dessous) ou Schrifterlass, qui bannit les typographies gothiques, lesquelles, par un complet retournement, se trouvent désormais qualifiées d’écritures juives !
Cette interdiction est peu après suivie par celle des écritures cursives Kurrent et Sütterlin. C’est ainsi qu’en peu de temps, la Fraktur disparaît rapidement des journaux et des programmes scolaires, puis plus tardivement de la propagande officielle, certains caractères continuant à être, un certain temps, utilisés en imprimerie par l’administration S.S. Malgré le fait que les nazis ont finalement renié puis banni la Fraktur, celle-ci reste considérée, à la fin de la guerre, comme une relique du régime hitlérien, et sera, à ce titre, abandonnée sans être pour autant interdite. Son déclin s’accélère avec l’arrivée des troupes d’occupation, qui imposent les caractères latins à l’administration. La Fraktur reste de nos jours ponctuellement utilisée dans un but esthétique ou pour donner un cachet ancien à un écrit ou à une enseigne ; citons également le cas de groupes de hard-rock et de clubs de motards qui ont cru bon d’utiliser cette typographie pour se singulariser. Elle connaît actuellement une résurgence, en étant mise en avant par les groupuscules néonazis, qui perpétuent ainsi l’amalgame qui avait cours entre 1933 et 1941.
Pour mémoire, l’écriture Fraktur n’est pas la seule calligraphie à avoir été durablement polluée par le nazisme. Ainsi, les runes ont été récupérées par le “folklore” nazi, en particulier par les S.S. En 2018, l’équipe olympique norvégienne de ski a suscité une vive polémique pour avoir arboré des pulls ornés de runes.
Si vous voulez en savoir plus sur cette histoire à rebondissements, vous pouvez vous référer à cet article publié sur le site Slate, ainsi qu’à la vidéo ci-dessous.