Les dictionnaires polémiques ou partisans
Comme chacun peut le constater en musardant sur Dicopathe.com, les dictionnaires, vocabulaires, lexiques et autres glossaires ne sont pas toujours l’aboutissement d’une démarche pédagogique ou scientifique. À l’instar de tout objet littéraire, ils sont souvent utilisés comme des pamphlets, des réquisitoires voire des parodies plus ou moins ouvertement malveillantes. Qu’ils prennent pour cible l’État, la société, un culte en particulier, la religion en général, une personnalité précise ou un groupe d’individus, ces ouvrages polémiques et partisans sont capables de viser des cibles très diverses. Nous pouvons remarquer aussi que, quand ils sont trop virulents, les auteurs de ce type d’ouvrages prennent la précaution de rester anonymes ou de s’abriter derrière un nom d’emprunt.
Les arts et les lettres constituent un domaine privilégié pour ces attaques littéraires par dictionnaires interposés, qu’elles prennent la forme d’offensives en règle ou de ripostes à des critiques. À la fin du XVIIIe siècle et au cours du XIXe, de nouveaux courants esthétiques et littéraires suscitent l’hostilité de certains écrivains et critiques qui se posent en garants d’une certaine tradition artistique, stylistique et morale. Deux courants vont particulièrement faire les frais de ces attaques en règle : le naturalisme et le symbolisme, chacun faisant l’objet d’un opuscule qui lui est dédié.
Un glossaire à charge contre le naturalisme
Soucieux de décrire, d’une manière objective, le quotidien ainsi qu’une réalité sociale et “anthropologique”, le courant naturaliste est fondé sur une approche technique, scientifique et documentaire d’une écriture romanesque qui n’hésite pas à montrer l’homme sous son jour le plus cru. Pour les naturalistes, seuls le goût de la vérité et le souci d’authenticité doivent guider l’auteur. Émile ZOLA, qui s’impose rapidement comme le véritable chef de file d’un mouvement littéraire auquel appartiennent également Guy de MAUPASSANT, les frères GONCOURT et Joris-Karl HUYSMANS, écrit : « Le romancier est un observateur et un expérimentateur.” Les naturalistes sont vus par leurs adversaires comme des pessimistes forcenés qui se complairaient dans le scabreux et le vulgaire. Considérés comme des “pornographes“, focalisés sur des sujets triviaux voire obscènes, les naturalistes sont accusés d’adopter une écriture “clinique” faite de longues descriptions précises rédigées dans un vocabulaire technique qui leur vaut de véritables tombereaux d’injures et d’anathèmes. Les critiques se cristallisent en premier lieu sur la personne de ZOLA, dont Victor HUGO dit : “Tant qu’il n’aura pas dépeint complètement un pot de chambre plein, il n’aura rien fait” ; tandis qu’Anatole FRANCE déclare à son sujet : “J’admire qu’il soit lourd en étant si plat” ; et que BARBEY d’AUREVILLY le dépeint comme placé “sur le rebord de l’auge à cochon du réalisme, dans laquelle il peut se noyer tout entier”.
En 1883, est publié à Paris un livre de 226 pages, portant le titre La flore pornographique : glossaire de l’École naturaliste, extrait des œuvres de M. Émile Zola et de ses disciples (ci-dessous).
L’ouvrage est signé d’un certain Ambroise MACROBE. Ce nom est un pseudonyme derrière lequel beaucoup s’accordent à reconnaître un certain Antoine LAPORTE, qui publiera par la suite Le Naturalisme ou l’Immortalité littéraire : Émile Zola, l’homme et l’oeuvre et Zola contre Zola : Erotika Naturalistes des Rougon-Macquart. Ce bouquiniste parisien, qui avait déjà choisi ZOLA comme tête de Turc favorite, verra sa répulsion s’exacerber lors de l’affaire Dreyfus. Le livre, illustré par un dénommé Paul LISSON, sans doute LAPORTE lui-même, porte un blason parodique sur lequel il est possible de voir des écrivains téter les mamelles d’une truie ; sans doute ZOLA lui-même habituellement caricaturé sous la forme d’un cochon.
Dans une longue introduction, riche en citations et références, le supposé MACROBE s’interroge sur l’évolution du langage, insistant avant tout sur la valeur “littéraire” des néologismes et de l’argot. Pour lui, le naturalisme, en popularisant de nouveaux mots et expressions, aurait “perverti” le vocabulaire contemporain ; c’est pourquoi il se propose de mettre à la disposition du public un glossaire pour interpréter “correctement” les écrits naturalistes. Il écrit en substance : “Nous avons cueilli, dans le jardin pornographique, les fleurs nées de la culture du réalisme et du naturalisme ; nous en avons formé une gerbe, une corbeille que nous présentons au public afin qu’il puisse juger honnêtement et en connaissance de cause les inventions de langage ou, si l’on veut, les vulgarisations de langage de cette école moderne.” La démarche, en apparence louable et pédagogique, n’est pas dénuée d’arrière-pensées : “De nos jours on constate plus de tristesse, plus de cynisme, plus de corruption et par conséquent des expressions plus basses, plus viles, plus triviales, et surtout des images plus ignobles, voilà tout ce qu’il importe de constater, en ajoutant que nos pornographes modernes n’ont inventé que des mots, et que, en définitive, selon la jolie et cruelle expression de MONSELET, ils ont fait seulement « une tempête dans un baquet ». Entre leur œuvre et l’œuvre vaillante, robuste et franche de Rabelais, il y a la même différence qu’entre un fleuve et un égout.”
Le lexique en lui-même est constitué de près de 400 citations (ci-dessus, quelques exemples), essentiellement tirées des romans de ZOLA, particulièrement Pot-Bouille, Nana, et L’Assommoir. Autres cibles : HUYSMANS avec Les sœurs Vatard et Marthe et, plus occasionnellement, MAUPASSANT, Victor MEUNIER, Henry CÉARD et Edmond de GONCOURT. La plupart des mots et des expressions repris dans le glossaire se rattachent au langage familier et au parler populaire. De ce fait, l’auteur juge devoir joindre à chaque définition une courte explication de texte. C’est ainsi qu’il précise que Allumé signifie « excité par la passion charnelle » ; Se faire épousseter veut dire « avoir un amant » ; Casser son lacet revient à « rompre une liaison » ; tandis que L’avoir encore est synonyme de « être vierge » et que Madame désigne « la directrice d’une maison close ». L’argot de la prostitution et de la galanterie est particulièrement représenté dans ce glossaire, tels les mots Miché, Paillasse à soldat, Raccrochage, Faire son persil, Baladeuse, Battre son quart, etc. Il arrive aussi à l’auteur de fustiger des termes qui, aujourd’hui, ne nous semblent plus scandaleux, comme Béguin, Bal de l’estomac (indigestion), Crapule ou Galbe.
Signalons pour être complet qu’un chercheur de l’université de Liège défend actuellement une autre thèse sur cet ouvrage : en définitive ce glossaire pourrait n’être qu’un pastiche, et il invite donc ses lecteurs à le lire comme une satire de la critique antinaturaliste.
Un glossaire ironique pour décrypter le langage du symbolisme
En 1888, c’est au tour des tenants du symbolisme d’être l’objet d’un lexique de 98 pages intitulé Le Petit Glossaire pour servir à l’intelligence des auteurs décadents et symbolistes (ci-dessous), signé par un certain Jacques PLOWERT. Le terme de symbolisme est issu de la plume de ZOLA, qui l’utilise pour qualifier une école artistique et littéraire dont les aspirations sont totalement à rebours du naturalisme et du réalisme.
Une nouvelle fois, l’auteur de l’ouvrage se dissimule sous un pseudonyme : PLOWERT, utilisé dans un roman de Paul ADAM et Jean MORÉAS publié deux ans plus tôt. Aujourd’hui il est acquis qu’il a été rédigé par un collectif d’auteurs symbolistes et “décadents” regroupés autour d’ADAM. Ce dernier n’en est pas à son coup d’essai car, en 1886, en compagnie de MORÉAS, à qui l’on doit Le Manifeste du symbolisme, et de Félix FÉNÉON, il avait publié un livre très irrévérencieux : Petit Bottin des lettres et des arts, dans lequel était brocardé, parfois en vers, le monde littéraire de l’époque. ADAM, FÉNÉON, Gustave KAHN et plusieurs de leurs amis recensent dans leur glossaire 413 mots et expressions signalés, moqués ou étrillés par la critique. Une partie de ces termes “maudits” fera d’ailleurs l’objet d’un bref billet dans la revue symboliste La Vogue.
Contrairement au cas de figure évoqué plus haut, nous avons ici affaire à des écrivains qui répondent aux critiques et aux attaques qui pleuvent sur leur groupe en proposant à leurs détracteurs et au grand public un véritable guide de lecture. L’objectif avoué du livre est rappelé en préambule : “Or, le plus considérable reproche vise l’étrangeté des termes mis en image par ces œuvres. On en conclut à une pernicieuse difficulté de lecture pour quiconque n’est point initié au prestige hermétique des vocables. Aussi semble-t-elle opportune la publication d’un glossaire capable d’aplanir le malentendu et de simplifier l’initiation. Bien qu’il se garde de prétendre à une nomenclature rigoureusement complète et amplement savante, cet opuscule pourra du moins servir à guider l’esprit hésitant du lecteur novice. Il mentionnera la signification précise de tous les termes rares qu’on ne rencontre point dans les lexiques ordinaires, et même celle des mots que délaissent d’habitude les pauvres vocabulaires de nos écrivains en renom.”
Comme on peut le voir, l’occasion est également belle de railler au passage leurs “adversaires” qui glosent sur un vocabulaire jugé abscons, précieux et “inintelligible” : “Nous avouerons que les véritables néologismes apparaissent peu, que beaucoup de termes cités ici s’alignent dans les colonnes de l’abrégé du dictionnaire Larousse spécialement édité pour les écoles primaires, à la honte des folliculaires qui s’ébahirent à leur aspect.” Plus que la pédagogie proprement dite, c’est évidemment l’ironie qui transparaît dans l’ouvrage, où les auteurs semblent s’adresser à quelqu’un d’un peu “demeuré” qui ne connaîtrait pas en détail les subtilités de sa propre langue.
Ci-dessous, nous avons quelques exemples de notices de mots, il est vrai assez peu usités même de nos jours, mais très évocateurs :
*Algide (adj.) : Qui fait éprouver des sensations de froid ; L. Algidus. “Au contact algide d’un pommeau de baïonnette”. Le Thé chez Miranda. Paul ADAM – “Un chatouillement, une secousse algide glissa par tous les membres de la jeune fille”. Soi. Paul ADAM.
*Plumuleux (adj.) : De plumule, petite plume. “Dans un pré dont les confins se marquent d’un rang d’arbres plumuleux”. Les Impressionnistes. Félix FÉNÉON.
*Irrorer (v.a.) : Latin Irrorare ; couvrir de rosée ; arroser ; extensivement dans un sens mental à l’exemple “Les aveux s’ornait les baisers qu’irrore le chœur étiolé des frissons des temps”. Palais nomades. Gustave KAHN.
*Clarteux : Forme adjective du mot clarté. “Ô terrible frisson des amours novices sur le sol sanglant et par l’hydrogène clarteux”. Les Illuminations. A. RIMBAUD.
*Auriflu : Qui écoule de l’or. “Et Marceline percevait ce torse épais, un instant, parmi les lanternes auriflues des voitures”. Demoiselles Goubert.
*Énervance : Atténuation de Énervement par le suffixe -ance. “Dans la poitrine, elle ressent des énervances, des soulèvements délicieux”. Soi. Paul ADAM.
*Suspirieux (adj.) : Soupirant, latin Suspirium. “La nef reste dans la pénombre et suspirieuse”. Songes. Francis POICTEVIN.
Comme nous le constatons, les exemples ne semblent pas toujours très “éclairants” malgré la définition donnée, ce qui laisse supposer qu’ADAM s’amuse par moments à égarer le lecteur, plutôt qu’à le guider.
Pour rentrer plus dans le détail de ces deux glossaires bien particuliers, nous vous conseillons de consulter le chapitre intitulé Glossaires pour rire dans le livre Le Dictionnaire détourné de Denis SAINT-AMAND. Au XXe siècle, le mouvement surréaliste a également accouché de dictionnaires, qui constituent à la fois des manifestes et des parodies. À ce sujet nous vous renvoyons vers notre précédent billet : Drôles de dictionnaires (2ème partie).