Les villages-bibliothèques
Pour achever notre tour du monde des villages du livre, nous allons nous intéresser à des expériences atypiques, dont le modèle ne repose pas uniquement sur la présence de libraires, de neuf ou d’occasion, de festivals littéraires ou de foires aux livres. Nous allons en effet évoquer la transformation de localités en véritables “villages-bibliothèques”, dans lesquels l’écrit, omniprésent, est accessible à tous.
BHILAR en Inde
Nos pas vont d’abord nous mener en Inde, dans l’État du Mahārāshtra, plus précisément dans le gros bourg de Bhilar, situé à une centaine de kilomètres au sud-ouest de Pune. Non loin des stations de montagne de Panchgani et de Mahabaleshwar, appréciées des touristes pour leur climat tempéré et leurs merveilles naturelles, cette paisible bourgade, perchée à 1 350 mètres d’altitude, a longtemps dû sa renommée à la culture de la fraise avant de postuler à un concours lancé le 27 février 2015, date de la Fête de la langue marhati. Cette année-là, Vinod TAWDE, le ministre chargé de la Culture et de l’Education, lance l’idée de créer dans son État le premier “book village” du pays. Directement inspirés par le modèle de Hay-on-Wye, les initiateurs du projet ambitionnent de promouvoir la lecture à l’échelle de la région par la création d’un nouveau pôle touristique.
Les habitants de Bhilar (ci-dessous) saisissent cette opportunité pour diversifier leur activité, favoriser le goût de la lecture chez la jeune génération et populariser l’endroit en tant que lieu culturel insolite. Le fait que le village soit situé dans une région qui bénéficie d’un attrait touristique susceptible de permettre de capter un flux de visiteurs achève de convaincre les autorités, qui le choisissent en 2016 pour devenir le futur “Pustakanch Gaav“ (“village des livres” en marhati), lequel sera inauguré le 4 mai 2017. Les autorités régionales, en particulier le ministre, vont s’impliquer dans la transformation du lieu en village-bibliothèque. C’est ainsi que 75 artistes et artisans seront engagés pour décorer le village et y mettre en valeur 25 “lieux de lecture”. La vocation de Bhilar n’est pas de vendre des livres mais de donner la possibilité à tout un chacun de venir consulter les ouvrages sur place.
La grande originalité du projet indien réside dans le fait qu’il ne repose pas sur la construction d’une bibliothèque publique, mais sur la dispersion des livres chez des habitants qui se sont portés volontaires. C’est ainsi que 15 000 ouvrages, rédigés en marathi et issus pour la plupart de dons, sont exposés dans 25 endroits du village selon un regroupement thématique (poésie, jeunesse, histoire, science-fiction, etc.). La décoration extérieure des maisons, très colorée, sert d’enseigne pour guider les lecteurs dans leur périple. Certains lieux sont publics, comme deux écoles et des temples, mais dans la plupart des cas ils regroupent des résidents qui se sont engagés à abriter les livres chez eux et ouvrent leur porte à qui souhaite consulter leur bibliothèque domestique.
À titre d’exemple, une femme au foyer abrite dans sa chambre d’amis 850 bandes dessinées, tandis qu’un octogénaire a transformé son salon et sa terrasse en salles de lecture. Le lecteur, qu’il soit un habitant du village, un curieux, un étudiant ou un touriste, peut pénétrer dans un lieu habité et s’installer tranquillement dans une pièce dédiée pendant que les occupants vaquent à leurs occupations quotidiennes. Même si la fréquentation de lecteurs extérieurs au village demeure encore relativement modeste, le nombre de visiteurs a réellement augmenté, générant l’apparition de chambres d’hôtes et de commerces qui proposent des produits locaux à base de fraises. La renommée de Bhilar ne cesse de grandir – des écrivains de renom et des personnalités y font désormais le déplacement – et la mobilisation des habitants demeure intacte.
Aujourd’hui, Bhilar compte 35 lieux de lecture, alors qu’une quinzaine d’autres sont en cours de validation. Le nombre de livres proposés se monte désormais à 35 000, chiffre qui constitue une très belle offre pour un bourg de moins de 5 000 âmes. Outre le marathi, le fonds recense six langues, dont l’anglais, l’hindi et le gujarati. L’ambition du gouvernement régional vise à faire du village la “plaque tournante du Mahārāshtra pour les activités littéraires“. Des projets sont en cours d’étude pour construire un amphithéâtre et des salles de réunion, afin de pouvoir abriter des événement culturels, des conférences et même un festival littéraire. De plus, devant le succès médiatique de l’opération, le gouvernement du Mahārāshtra envisage de reproduire l’expérience dans quatre autres localités : Ankalkhop, Pombhurle, Verul, proche du site d’Ellora, et Nawegaon Bandh, située au cœur d’une réserve naturelle.
PERUMKULAM au Kérala
Médiatisé, l’exemple de Bhilar a également inspiré les autorités d’une autre région de l’Inde, située cette fois à la pointe sud du sous-continent : le Kérala. Suite à une annonce du Chief Minister de l’État, la ville de Perumkulam, sise dans le dictrict de Kollam, est devenue officiellement la seconde cité indienne du livre le 19 juin 2021, jour du National Reading Day. Le titre de Pusthaka Gramam (“village du livre” en malayalam) est venu couronner les efforts menés depuis plusieurs décennies par les habitants de la localité.
Marqués par l’assassinat de GANDHI, plusieurs jeunes gens de Perumkulam ont voulu, selon leurs dires, “transformer leur chagrin en quelque chose d’utile pour la société”. C’est ainsi qu’ils décident d’œuvrer pour l’instruction et l’éducation des écoliers, en montant une bibliothèque accessible à tous, sans distinction de classe ni de caste. Après avoir rassemblé, grâce à des dons, plus d’une centaine de livres, ils ouvrent la Bapuji Smaraka Vayanasala, soit la bibliothèque Bapuji, l’un des surnoms de GANDHI signifiant “père vénéré“. Initialement installée dans une chambre de la maison familiale de l’un des fondateurs du projet, Koozhaikaatuveetil Krishna PILLAI, la petite bibliothèque grandit rapidement avant de s’installer, en 1957, dans un bâtiment spécifique. Financée par des dons et des mécènes, elle enrichit peu à peu son fonds, finissant par mobiliser plusieurs centaines de bénévoles pour son fonctionnement. Nouvelle étape, les responsables de la bibliothèque, qui cherchaient depuis des années à développer une activité “hors les murs”, décident en 2017 de s’inspirer de l’expérience de la Little Free Library.
Cette ONG américaine, née en 2009 dans le Minnesota, a en effet imaginé d’installer des petites bibliothèques gratuites en libre-service dans différents lieux de passage afin de rendre le livre accessible au plus grand nombre par le truchement de boîtes à livres. C’est cette astuce commode et bon marché qui va être dupliquée à Perumkulam. Après un premier essai concluant, ce sont 11 “micro-bibliothèques”, contenant chacune en moyenne une trentaine d’ouvrages régulièrement renouvelés, qui seront disséminées dans différents lieux stratégiques du village. Le système repose sur la confiance et le civisme des lecteurs qui, autorisés à emporter un livre chez eux, ont l’obligation morale de le rapporter. C’est ce mode de partage original, salué par des écrivains et des journalistes, qui assurera la promotion de Perumkulam et lui permettra d’obtenir une consécration officielle (voir le reportage ci-dessous).
https://www.youtube.com/watch?v=-2c8Lo1kgIgBABINO en Macédoine du Nord
Quittons maintenant l’Inde pour rejoindre une petite nation balkanique souvent méconnue : la Macédoine du Nord. Le hameau de montagne de Babino, modeste et isolé, intégré à la commune de Demir Hisar dans l’ouest du pays, se flatte d’héberger de nos jours une bibliothèque conséquente, sans commune mesure avec la taille et la densité de sa population. Comme dans le cas de la bibliothèque Lazic, déjà évoquée par ailleurs, c’est dans la passion transmise au sein d’une famille depuis plusieurs générations qu’il faut chercher l’origine de cette « exception culturelle ». En effet, c’est l’arrière-grand-père de Stevo STEPANOVSKI, l’actuel gardien de ce trésor méconnu qui, à la fin du XIXe siècle, a commencé à acquérir des livres au cours de son enrôlement dans l’armée ottomane. La légende familiale rapporte que certains soldats étaient, faute d’argent, payés en nature, avec des livres que l’ancêtre s’empressait de racheter à ses compagnons ; ses premières acquisitions se trouvant être des ouvrages en arabe, en farsi et en vieux turc. À son retour vers 1882, le militaire collectionneur décide d’aménager une bibliothèque – plus tard baptisée Al-Bi d’après les initiales des prénoms des deux enfants de Stevo – dans la maison familiale (ci-dessous). La vocation de collectionneur de l’arrière-grand-père sera reprise par ses descendants qui, grâce au travail de collecte effectué sur trois générations, finiront de réunir près de 20 000 titres, dont 3 500 dictionnaires ; particularité qui s’explique par le caractère atypique d’une région longtemps demeurée multilingue.
Dans ce coin relativement isolé, la bibliothèque Al-Bi va s’avérer une véritable bénédiction pour les habitants de la région, qui bénéficieront ainsi d’un niveau d’alphabétisation bien supérieur à la moyenne. “Ici, c’est le village des lumières et de l’éducation, il n’y avait pas une maison sans professeur”, déclarera Stevo. Mais, paradoxalement, cette particularité va causer le déclin du village. En effet, lorsqu’au début des années 1950, le gouvernement communiste yougoslave engage une vaste campagne d’alphabétisation du pays, il doit recruter de nombreux enseignants. Babino, qui a compté jusqu’à 800 habitants, n’en fournira pas moins de 162, voyant ainsi disparaître définitivement une grande partie de ses forces vives et de sa jeunesse. Ce phénomène s’accentuera avec un exode particulièrement dommageable pour cette région très rurale. Aujourd’hui, quasiment dépeuplée, Babino ne compte à peine plus d’une dizaine de résidents permanents.
Mais le dernier des STEPANOVSKI, dont les propres enfants ont quitté le hameau, reste totalement investi dans sa mission. Persuadé que la bibliothèque est le seul moyen de redonner vie à Babino, et informé du succès des villages du livre à l’étranger, il travaille activement à la promotion de son établissement pour le faire reconnaître au national et à l’international. Il a fait aménager un petit amphithéâtre dans son jardin pour y accueillir des conférences et des concerts. Du fait des raretés qu’elle renferme, cette bibliothèque est connue des érudits, des universitaires et des chercheurs, qui s’y rendent, venant souvent de fort loin. L’inscription y est gratuite et les abonnés « extérieurs » sont déjà plus de 500, s’ajoutant aux 3 000 lecteurs “permanents”. Les époux STEPANOVSKI aspirent à transformer Babino en un pôle culturel, et surtout à faire figurer le lieu parmi les destinations “phares” d’un pays dont le développement touristique, encore récent, est prometteur. Babino ne fait pas encore officiellement partie de la liste habituelle des “villages du livre”, mais grâce à plusieurs journaux dans le monde qui, ces dernières années, lui ont consacré des articles élogieux, sa renommée a déjà franchi les frontières.
Pour visionner un court entretien avec Stevo STEPANOVSKI, il vous est possible de cliquer ici.