Une encyclopédie biographique de prestige
Quand nous ouvrons des dictionnaires biographiques, nous y trouvons aussi bien des personnages historiques que des personnages imaginaires. Il est légitime que ces derniers y figurent, car ils appartiennent à notre héritage culturel mais, dans leur cas, les compilateurs ne manquent jamais de préciser qu’ils ont été imaginés, que ce soit dans un contexte artistique, littéraire ou mythologique. Les choses se corsent quand un ouvrage réputé “sérieux” et scientifique présente comme authentiques des individus qui n’ont jamais eu d’existence humaine, avec le risque pour l’éditeur de voir sa réputation ternie si la supercherie est découverte. Dans ce billet, nous allons nous intéresser au cas fameux d’un tel dictionnaire biographique “trafiqué”, celui de l’Appletons’ Cyclopædia of American Biography. Celui-ci, élaboré sous la direction d’éminents intellectuels, a pourtant longtemps été considéré comme un ouvrage de référence.
Au sortir de la guerre de Sécession, les États-Unis aspirent plus que jamais à s’imposer comme une grande puissance, au niveau du continent américain mais aussi dans le reste du monde. Ce pays neuf, dont l’identité nationale est encore en gestation, est soucieux de faire valoir sa spécificité à travers les figures marquantes de son passé et de son présent. Dans cet esprit, un premier projet de dictionnaire biographique américain est élaboré par un historien, Francis Samuel DRAKE. Pendant plus d’une vingtaine d’années, ce fils de libraire, érudit et généalogiste renommé de Boston, collecte la matière d’un livre qui, publié en 1872, sort sous le titre de Dictionary of American Biography.
Pour composer son dictionnaire, DRAKE englobe l’ensemble du continent américain. L’ouvrage renferme près de 10 000 portraits d’hommes et de femmes “autochtones”, mais aussi des notices d’immigrés qui, devenus célèbres dans le domaine de l’histoire, des arts, des sciences, de la politique ou de la littérature, ont contribué à forger le Nouveau Monde. Dès la publication de son livre, il travaille sans relâche à une nouvelle édition actualisée et considérablement augmentée mais, accaparé par ses multiples activités, il ne peut l’achever et décède en février 1885. Pour autant, DRAKE n’a pas travaillé en vain, puisque ses notes et son importante documentation sont récupérées par la maison d’édition new-yorkaise D. Appleton & Company, qui envisage de publier un nouveau dictionnaire biographique américain, plus ambitieux, plus prestigieux, mais surtout plus cher. Cette maison d’édition est déjà renommée pour avoir publié la New American Cyclopaedia entre 1858 et 1863.
La rédaction du livre est placée sous la responsabilité de deux érudits, dont le plus célèbre se trouve être John FISKE. Après avoir suivi des études de droit, ce dernier s’est rapidement distingué dans le domaine de la philosophie, en particulier pour avoir été aux États-Unis un des vulgarisateurs de la théorie de l’évolution et des écrits de DARWIN. Acquis aux thèses du darwinisme social, il est convaincu de la supériorité de la “race anglo-saxonne” et considère que l’Amérique du Nord a pour vocation de guider le monde, d’où son intérêt croissant pour l’histoire de son pays. Le second membre du duo est James Grant WILSON, fils d’un poète écossais qui a immigré avec sa famille en 1833. Ancien colonel de l’armée nordiste, tout à la fois libraire, éditeur et journaliste, il s’est imposé comme un conférencier réputé grâce à ses talents oratoires. Il est devenu président de la Society of American Authors et, par la suite, de la prestigieuse New York genealogical and biographical Society. Le tandem éditorial est placé sous l’autorité d’un lexicographe chevronné, Rossiter JOHNSON, connu pour avoir été un des architectes de l’American Cyclopædia, puis de l’Annual Cyclopaedia .
Sous l’égide de ce triumvirat – a priori ultra qualifié pour la tâche -, le travail avance vite et les six tomes de l’Appletons’ Cyclopaedia of American Biography sont publiés entre 1887 et 1889.
Le livre, riche de 1 500 illustrations (ci-dessous, une page du livre), reçoit un excellent accueil et acquiert rapidement le statut d’ouvrage de référence, complet et “fiable”, apprécié des universitaires et fleuron de nombreuses bibliothèques publiques. En 1901, à l’occasion de la sortie d’une nouvelle édition révisée, un septième volume paraît, comprenant des suppléments, un index et des appendices. Chose curieuse, la liste des principaux contributeurs est connue – on y reconnaît des personnalités comme George BANCROFT, Charles Dudley WARNER, Julia WARD HOWE, le terrible général SHERMAN, James Russel LOWELL, George William CURTIS, James PARTON, et Carl SCHURZ -, mais les articles sont tous anonymes, de sorte qu’il est impossible pour le lecteur de connaître la contribution de chaque rédacteur…
Un « dico trafiqué » !
Au cours de l’année 1919, le docteur John Hendley BARNHART entreprend de rédiger une bibliographie exhaustive pour le compte du New York Botanical Garden. Chercheur méticuleux, notre homme compile les indications fournies par une infinité d’ouvrages et d’articles scientifiques. Logiquement, il recherche dans l’Appletons’Cyclopaedia of American Biography la fiche des botanistes où sont généralement recensés les titres de leurs publications. Quelle n’est pas alors sa surprise de constater que, non seulement certains travaux cités sont inconnus des bibliothèques, mais que certains personnages ont été purement et simplement inventés !
En septembre 1919, il dénonce cette imposture dans un article intitulé Some Fictitious Botanists, publié dans le Journal of the New York Botanical Garden. Il y énumère les noms de 14 botanistes fictifs, essentiellement des soi-disant savants européens, qui seraient venus sur place étudier la flore américaine. C’est en particulier le cas d’Édouard Louis MORTIER et Giuseppe IGOLINO (ci-dessous), Olaüs KJOEPING, Friedrich Wilhelm NASCHER, Gustav Herman KEHR ou encore Stanislas Henri de LA RAMÉE ; autant de personnages imaginaires présentés comme réels dans l’ouvrage.
Le nombre important de fausses biographies permet d’écarter l’hypothèse d’une erreur accidentelle. Circonstance aggravante, BARNHART ne s’intéresse qu’aux botanistes, ce qui laisse supposer qu’il existe beaucoup plus de fausses biographies dans l’ensemble du livre. Dans son texte, le scientifique s’exprime clairement sur le sujet : “Il est difficile de croire qu’en ces jours de savoir, des ouvrages de référence puissent contenir les biographies purement fictives de scientifiques qui, s’ils n’ont jamais existé, n’ont certes jamais fait ni écrit ce que l’on porte à leur crédit.” Pour lui il est évident que ces notices, qui paraissent avoir fait l’objet de recherches soignées et rigoureuses, sont le fruit de la “vive imagination” de personnes réellement cultivées ; hypothèse corroborée par la présence de fausses références bibliographiques écrites en plusieurs langues, comme le latin, le français, l’italien et l’allemand. BARNHART ajoute : “Le ou les auteurs de ces articles doivent avoir eu une formation scientifique, car la plupart des créations étaient des scientifiques, et des connaissances linguistiques suffisantes pour avoir inventé ou adapté des titres en six langues. Il connaissait certainement l’histoire et la géographie de l’Amérique du Sud. La plupart des lieux visités par ses personnages sont des lieux réels, et la plupart des événements historiques auxquels ils ont participé sont authentiques. Cependant, il a parfois commis des erreurs permettant de détecter son travail frauduleux.”
À la suite de ces révélations, on découvre que l’équipe, qui travaillait pour le Dictionary of Books relating to America, une immense somme bibliographique initiée par Joseph SABIN, avait déjà relevé un grand nombre d’anomalies dans l’ouvrage incriminé. N’ayant travaillé que sur la seule lettre V et une partie de la lettre W, ils avaient détecté 17 personnages suspects qui n’étaient cités nulle part ailleurs.
Bien que le pot aux roses ait été révélé, le scandale, cantonné au milieu savant et universitaire, ne suscite aucun battage médiatique, de sorte que le dictionnaire biographique APPLETON continue à trôner dans de nombreux centres de documentation et dans toutes les écoles du pays. L’affaire rebondit en 1936, lorsqu’un journaliste du New Yorker évoque les botanistes “fantômes” de BARNHART. Cette fois l’affaire, plus médiatisée, incite de nombreux chercheurs à se pencher sur le contenu du livre pour y débusquer les fausses notices.
Les résultats ne se font pas attendre. En 1937, Margaret SCHINDLER dit avoir détecté 18 scientifiques imaginaires dans la seule lettre H. Pour arriver à ce chiffre, elle se base sur des anachronismes flagrants et sur des ouvrages cités dans les articles mais totalement absents des grandes bibliothèques nationales de plusieurs pays. Parmi les faux mis au jour, se trouve la fiche de Charles Henry HUON de PENANSTER (ci-dessous), totalement copiée sur celle de Nicolas Joseph THIÉRY de MENONVILLE. De même, il apparaît que HUET de NAVARRE, éphémère gouverneur de Cayenne, n’a jamais existé, comme il est invraisemblable qu’Andres VICENTE y BENNAZAR ait dessiné l’Amérique sur une de ses cartes seize années avant le départ de COLOMB.
La recherche du faussaire
À ce jour, ce sont près de 200 biographies fictives ou du moins suspectes – liste non définitive – qui seront recensées, sans compter des détails sujets à caution dans des biographies “authentiques”, comme dans celle du missionnaire Rafael FERRER. Chose curieuse, bien que la réputation du livre ait été sérieusement écornée, il sera réédité à l’identique en 1968, erreurs incluses, par un nouvel éditeur mal informé ou peu scrupuleux.
Une fois la fraude avérée, se pose alors la question suivante : quel est le petit malin qui est parvenu à embobiner ses employeurs et à tromper la confiance des lecteurs ? Si les articles étaient signés, la réponse coulerait de source, mais ce n’est pas le cas. Place donc aux hypothèses et aux théories… FISKE et WILSON paraissent exempts de tout soupçon puisque, décédés respectivement en 1907 et 1910, et concentrés sur la forme plus que sur le fond, ils ne pouvaient connaître tous les personnages inclus dans le livre. En toute logique, les coupables sont à rechercher probablement parmi plusieurs rédacteurs.
Si on écarte la possibilité du canular, le motif de la tromperie semble tout trouvé : l’appât du gain… En effet, la liste des biographies retenues pour figurer dans l’ouvrage est théoriquement établie par les directeurs de la publication, mais les suggestions des rédacteurs sont encouragées afin d’enrichir le contenu final. Dès lors, la tentation est grande pour eux, qui sont rémunérés au nombre et à la longueur des articles, de rédiger des biographies fictives pour “faire du chiffre” tout en évitant un fastidieux travail de recherche.
Des suspects…
Avancer un nom est hasardeux, mais certains s’y sont risqués, guidés par le bagage scientifique du faussaire, sa culture polyglotte marquée par une évidente prédilection pour la France – les Français sont effectivement surreprésentés dans ces biographies imaginaires – et sa bonne connaissance de l’Amérique du Sud. Dès 1938, le père Joseph CANTILLON, qui a dénombré quelque 44 portraits de jésuites fictifs, oriente le soupçon sur William Christian TENNER. Ce dernier, diplômé de l’université de Paris mais joueur endetté, a fait de la prison pour faux en écriture à son retour aux États-Unis. Protégé par JOHNSON et intégré dans l’équipe de rédaction, il en aurait profité pour renouer avec ses mauvaises habitudes et se serait régulièrement inspiré de noms tirés de la Biographie universelle ancienne et moderne de Louis-Gabriel MICHAUD. Pour séduisante qu’elle paraisse, cette hypothèse n’en reste pas moins invérifiable.
Plus près de nous, l’universitaire canadien John Blythe DOBSON jette son dévolu sur un dénommé Herman RITTER, un rédacteur employé dans le département langue espagnole des éditions Appelton. Ce suspect serait entre autres crédité d'”articles sur l’Amérique du Sud et centrale”. À cette heure, la question demeure en suspens, mais garantit une certaine célébrité à une encyclopédie qui, par la polémique qu’elle a déclenchée, échappe, comme beaucoup d’autres, à l’oubli…