Un des trésors engloutis du Titanic
En plus de servir de mausolée aux 1500 passagers qui ont péri au cours du naufrage survenu dans la nuit du 14 au 15 avril 1912, le fameux Titanic détient, dans les profondeurs marines de l’Atlantique nord, un des plus beaux livres fabriqués à son époque. Baptisé le “Grand Omar“, cet ouvrage hors normes constituait le chef-d’œuvre de l’atelier SANGORSKI & SUTCLIFFE. Les réalisations luxueuses et virtuoses de cette maison, demeurées célèbres et très appréciées des bibliophiles, sont des pièces maîtresses dans l’art de la reliure.
Avant d’aborder l’histoire de ce prestigieux atelier, un retour en arrière s’impose. Par le passé, le livre, au-delà du simple intérêt de servir de support à un texte, a longtemps représenté un objet appréciable en lui-même. Rare et précieux, il pouvait même devenir une œuvre d’art par un tour de force artisanal. À l’époque médiévale, une attention particulière était souvent portée à la reliure, qui transformait les ouvrages en de véritables pièces d’orfèvrerie faites de bois, de métaux, de pierres précieuses et d’ivoire, ainsi que nous pouvons en juger dans les exemples ci-dessous :
Avec le développement des bibliothèques laïques puis l’invention de l’imprimerie et la généralisation du papier, les reliures gagneront en sobriété. Mais le cuir finira par prendre une place de choix pour servir de support aux ornements, décorations et dorures. Dès lors, beaucoup de commanditaires, s’inspirant en cela des bibliothèques princières, voudront personnaliser leurs ouvrages en les recouvrant de reliures soignées et en embellissant leur bibliothèque par des alignements de beaux livres de présentation flatteuse.
Des relieurs particulièrement doués et créatifs, parmi lesquels on peut citer Estienne GOMAR, Claude PICQUES, Clovis ÈVE, Macé RUETTE, Antoine-Michel PADELOUP, Nicolas-Denis DEROME, Augustin DUSEUIL et SIMIER, imposent leur style et deviennent très recherchés.
Vers le milieu du XIXe siècle, la production industrialisée permet une impression de masse à meilleur coût mais d’une qualité moindre. Désormais, faire appel à un relieur devient une obligation pour ceux qui souhaitent donner du cachet à leur collection. Vers 1880, le goût évoluant, les bibliophiles, qui ne rechignent plus devant des projets expérimentaux, privilégient de nouveau l’originalité et la modernité. Chez les relieurs où la concurrence est rude, il s’agit de se démarquer. C’est dans ce contexte qu’en 1901, Francis SANGORSKI et George SUTCLIFFE créent une entreprise qui va très vite faire parler d’elle.
Les deux jeunes hommes, alors âgés respectivement de 26 et 23 ans, se sont rencontrés en 1896 à la Central School of Arts and Crafts de Londres, en assistant à un cours du soir de reliure dispensé par Douglas COCKERELL. Deux ans plus tard, ils obtiennent tous les deux une bourse pour suivre une formation d’apprentissage et travaillent pour leur ancien professeur avant de s’établir à leur compte. Tournant le dos à la production industrielle et optant pour un artisanat de grande qualité, ils se font les promoteurs d’un retour aux “livres-joyaux“, luxueux et précieux, s’inscrivant en cela dans le mouvement Arts and Crafts qui s’épanouit outre-Manche.
Toute leur attention se porte sur les matériaux utilisés, le savoir-faire et la richesse du décor, en contraste avec la sobriété formelle qui était devenue la norme dans les décennies précédentes. Avec eux, c’est le grand retour des incrustations de cabochons de pierres précieuses et semi-précieuses, ainsi que l’utilisation de pièces métalliques finement travaillées et ciselées. Ils pratiquent également un travail poussé sur le dessin, la gravure, l’estampage, les dorures et le cuir, dont ils utilisent souvent plusieurs pièces de types et de coloris différents pour la reliure d’un même livre.
Si une partie de leur production est beaucoup plus classique, et donc moins onéreuse, ce sont bien ces reliures étincelantes et chatoyantes qui vont devenir la marque de fabrique de la maison SANGORSKI et SUTCLIFFE et leur permettre d’attirer une clientèle très aisée. Ci-dessous, nous vous présentons deux livres reliés et “sublimés” par leurs soins : à droite, un exemplaire sorti de leur atelier du Epithalamion and Amoretti d’Edmund SPENSER ; à gauche, Paradise Lost de John MILTON.
Autres exemples avec la belle reliure de A Dream of a fair Woman d’Alfred TENNYSON et celle qui orne la première édition anglaise d’un texte en sanskrit, datée de 1855, le Sakoontalá.
Des reliures constellées de pierres précieuses
En plus de l’indéniable maîtrise d’exécution, la valeur de ces livres tient au fait que, comme leurs ancêtres médiévaux, ils sont rehaussés par les matériaux précieux comme l’or, la turquoise, le grenat, la soie, l’agate, la nacre, l’argent, l’aigue-marine, le rubis, l’améthyste, l’émeraude, l’opale, l’olivine ou encore les perles, comme dans le détail ci-dessous.
La beauté et la richesse des livres de SANGORSKI et SUTCLIFFE ne se limitent pas à l’aspect extérieur de la reliure, comme nous le montre (ci-dessous) la vue de l’intérieur de la couverture d’un exemplaire de La Chasse au snark de Lewis CARROLL.
Le papier utilisé est toujours de grande qualité et, pour les ouvrages plus prestigieux, nos deux relieurs recourent à un magnifique vélin. Autre point fort de l’atelier, la grande qualité des illustrations. Dans l’esprit d’un retour aux sources d’inspiration médiévale, les enluminures sont remises à l’honneur. Pour les réaliser, les deux compères s’attachent les services d’Alberto, le frère aîné de SANGORSKI. Après avoir envisagé une carrière d’orfèvre, ce dernier s’est pris de passion pour la calligraphie et l’enluminure, arts dans lesquels il va exceller, comme nous pouvons le constater en découvrant les œuvres ci-dessous. Mais, les deux frères s’étant finalement brouillés, Alberto part travailler pour d’autres commanditaires, en particulier la maison Rivière & sons, la grande rivale de SANGORSKI et SUTCLIFFE dans le domaine des reliures de luxe.
Devenus des entrepreneurs célèbres et prospères, SANGORSKI et SUTCLIFFE vont alors devoir répondre à un véritable défi pour réaliser le chef-d’œuvre de leur vie. En effet, en 1909, John Harrison STONEHOUSE leur confie, pour le compte de la librairie Sotherans Bookshop, la réalisation de la nouvelle reliure d’un exemplaire du Rubaiyat d’Omar KHAYYAM, illustré en 1884 par Elihu VEDDER. Les deux associés finissent par inciter leur commanditaire à leur lâcher la bride pour aboutir à un ouvrage exceptionnel. Gagné par l’enthousiasme, STONEHOUSE finit par leur donner carte blanche en ces termes : « Faites-le et faites-le bien ; il n’y a pas de limites. Mettez ce que vous voulez dans la reliure, facturez ce que vous voulez – plus le prix est élevé, plus je serai content –, à condition seulement qu’il soit entendu que ce que vous faites et ce que vous facturez pour cela seront justifiés par le résultat ; et le livre, une fois terminé, sera la plus grande reliure moderne du monde. Ce sont les seules instructions. »
Dès lors, SANGORSKI et SUTCLIFFE mobilisent toute une petite armée d’artisans sur un projet pour lequel rien ne sera ni trop beau ni trop cher. Près de 5 000 pièces de maroquin sont nécessaires à la confection de la reliure. Au final, celle-ci, assortie d’un bel ensemble de trois paons, un des motifs favoris de l’atelier, est ornée de feuille d’or, de perles et de près de 1050 pierres précieuses et semi-précieuses insérées dans des motifs complexes. Au terme de plus de deux ans de labeur, le travail est achevé et le résultat, tel que vous pouvez le découvrir ci-dessous, s’avère pour le moins impressionnant.
Le Grand Omar, un ouvrage maudit ?
Mais une fois cette pièce maîtresse réalisée, il s’agit maintenant de la vendre. En effet, STONEHOUSE, qui s’était montré quelque peu imprudent en donnant un accord sans avoir consulté son supérieur direct, n’est pas en mesure d’honorer la commande. La mise à prix du Rubaiyat, fixée à 1000 £, somme faramineuse pour l’époque, décourage les acheteurs. Le collectionneur américain Robert WELLS fait une proposition à 900 £, mais elle est rejetée. Différentes pistes pour parvenir à la vente sont explorées, mais sans succès. Finalement, l’année suivante WELLS l’acquiert aux enchères pour seulement 405£. Il veut le rapatrier chez lui à New York, mais une grève dans le secteur du charbon retarde le départ du bateau. Le 10 avril 1912, il demande que le livre soit confié à un passager du grand paquebot de luxe dont c’est le voyage inaugural : le Titanic ! La suite nous est connue et le livre ne sera pas retrouvé lors des expéditions d’exploration de l’épave. Loi des séries ? Sept semaines après le naufrage, SANGORSKI se noie en se portant au secours d’une personne en détresse.
Stanley BRAY, le neveu de SUTCLIFFE qui a pris la suite de son oncle après son décès en 1932, décide de réaliser une copie du “Grand Omar” qui prendra six années. Une fois terminé, le livre est stocké dans le coffre-fort d’une banque de la City qui, lors du Blitz, est bombardée et incendiée. Bien que protégé par une caisse métallique, l’ouvrage se voit réduit en cendres, à l’exception de quelques éléments décoratifs. Ainsi naîtra la légende d’un livre maudit, basée sur des théories plus ou moins farfelues dans la lignée de la malédiction de Toutankhamon. Pourtant, refusant de rester sur ce coup du sort, BRAY, une fois à la retraite, va consacrer son temps et son énergie à ressusciter une nouvelle fois le “Grand Omar“. En 1989, cette troisième version est remise à la British Library.
La société SANGORSKI et SUTCLIFFE va poursuivre ses activités avec, comme réalisation majeure en 1953, la bible du couronnement de la reine ELIZABETH II, mais elle va perdre son autonomie en 1998 en fusionnant avec la société Shepherd, qui a repris la marque prestigieuse et continue à pratiquer la reliure.
Pour en savoir plus sur l’histoire et le destin du “Great Omar“, nous vous renvoyons à la vidéo ci-dessous.