Après avoir obtenu leur indépendance, et avoir acquis le très vaste territoire de la Louisiane, les États-Unis commencent à entreprendre un mouvement de colonisation vers l’ouest. À la fois organisée et spontanée, cette progression, qui s’accélère à partir des années 1840, trouve donc sur son chemin de nombreuses nations indiennes, dont certaines ont déjà eu des contacts avec des Européens et des Américains, avant de migrer, volontairement ou non, vers l’ouest. Si cette situation dégénère le plus souvent en guerre et en spoliation, les premiers contacts, à l’initiative des explorateurs, des missionnaires et des marchands, ne sont pas toujours hostiles. La culture et la langue des peuples amérindiens deviennent également sujets d’études. Dans ce domaine, les missionnaires accompagnent leur œuvre d’évangélisation par un travail méthodique de collecte du vocabulaire, l’élaboration de grammaires et surtout de dictionnaires en langues autochtones.
L’une des principales nations rencontrées est celle des Sioux. Originaires des Grands-Lacs, les Sioux émigrent dans le centre et l’ouest du continent. Domestiquant le cheval, ils créent une nouvelle civilisation semi-nomade axée sur la chasse au bison. Le terme de Sioux, forgé par les Occidentaux, désigne en fait une vaste confédération de tribus, subdivisée en trois grands groupes ethnolinguistiques : les Dakotas, les Nakotas et les Lakotas.
Arrivé en 1837 dans le Minnesota, le révérend Stephen Return RIGGS et son épouse Mary passent cinq ans dans la mission du Lac-qui-parle. Il met son temps à profit pour apprendre la langue dakota. En plus d’une traduction de la Bible, il met au point un dictionnaire complet, Grammar and Dictionary of the Dakota Language (ci-dessous à gauche) qui est publié pour la première fois en 1852 par l’intermédiaire du Smithsonian Institute. Cet ouvrage servira de référence pendant longtemps et sera republié dans une version augmentée en 1890. Dans son travail linguistique, RIGGS a pu compter sur l’aide du pasteur et médecin Thomas WILLIAMSON. Le fils de ce dernier, John WILLIAMSON, lui-même pasteur presbytérien, passe son enfance dans les réserves indiennes. Totalement bilingue et très proche des Indiens, il accompagne les tribus déportées, suite à la guerre de 1862, dans la réserve de Crow Creek. Il publie à son tour en 1902 un nouveau dictionnaire anglais-dakota (ci-dessous au milieu). À la même époque un missionnaire catholique d’origine allemande, Eugene BUECHEL, passe plusieurs années dans les réserves lakotas du Dakota du Sud, où il fait office de maître d’école. Grâce à un important travail de collecte, c’est lui qui distingue les trois grandes familles dialectales des Sioux. Entre 1902 et 1954, date de sa mort, il réalise patiemment un dictionnaire bilingue comprenant 24 000 entrées. Celui n’est publié qu’en 1970 (ci-dessous à droite).
Répondant à l’invitation de l’évêque catholique de Cincinnati, le prêtre Frederic BARAGA quitte sa Slovénie natale pour se rendre dans une mission située dans le Michigan, territoire des Ottawans. Il apprend rapidement la langue locale qui se rattache à l’ojibwe, lui-même issu de la famille des dialectes algonquins, et qui est pratiquée dans un très large périmètre des deux côtés de la frontière avec le Canada. Dès 1837, BARAGA rédige le premier livre dans cette langue. En 1850 il publie une grammaire et prépare, à partir de ses notes, le manuscrit d’un futur dictionnaire. Le Dictionary of the Otchipwe Language est publié à Cincinnati en 1853. Cette même année BARAGA est nommé évêque.
Installés dans l’Utah depuis 1847, les Mormons envoient des missionnaires auprès des tribus locales, dont celle des Utes, à l’origine du nom de cet État. Cette tribu était déjà très éprouvée par une série de guerres, d’épidémies et de spoliations, lorsque Mormon V. SELMAN vient s’installer en tant qu’instituteur dans la communauté sédentarisée dans la vallée de la Thistle. Il y demeure près de vingt-deux années entre 1849 et 1880. À une date indéterminée, sans doute dans les années 1880, son Dictionary of Ute Indian Language (ci-dessous à gauche) est publié à Provo, préservant ainsi la culture d’un peuple largement décimé.
Dans le sud-ouest des États-Unis, la grande nation des Creeks, qui se nomment eux-mêmes les Muskogees, constitue une autre famille linguistique, à laquelle se rattachent également les Chothaws et les Séminoles. Du côté anglais, lors de la guerre d’indépendance, les Creeks voient leurs territoires annexés par la jeune république américaine. Il s’ensuit un état de guerre permanent qui culmine avec la guerre des Bâtons-rouges (1813-1815). Une vingtaine d’années plus tard, une première déportation est suivie d’un nouveau soulèvement. En 1837, les derniers Creeks sont déportés à l’ouest du Mississipi, en Oklahoma. Dans son exil, la tribu est fréquemment visitée par des missionnaires. Au cours de deux longs séjours, Robert M. LOUGHRIDGE collecte la matière d’un grand dictionnaire. Avec l’aide de Robert M. HODGE, l’ouvrage est enfin achevé et publié en 1890 (ci-dessous à droite), au moment même où les Creeks se voient de nouveau forcés d’ouvrir leur territoire à la colonisation.
Dans le Canada voisin, l’expansion vers l’ouest se poursuit également, même si la pression démographique est moins forte sur les tribus, et la politique moins belliqueuse qu’aux États-Unis. L’une des principales nations indiennes est celle des Crees, ou Cris. De langue algonquine, celle-ci occupe un très vaste territoire s’étendant des Rocheuses à l’Atlantique. En contact avec les Français et les Anglais dès le XVIIe siècle, les Crees sont également l’objet de toute l’attention des missionnaires, aussi bien francophones et catholiques que protestants et anglophones. Basé dans les territoires de la compagnie de la baie d’Hudson, le révérend Edwin Arthur WATKINS passe plus de dix ans à recenser le vocabulaire. Aboutissement de ce long travail, le Dictionary of the Cree Language (ci-dessous à gauche) est publié en 1865. Côté catholique, il faut attendre la parution en 1874 du Dictionnaire de la langue des Cris (ci-dessous à droite), rédigé par le père québécois Albert LACOMBE.
À l’extrême nord du continent, les Russes fondent leur premier établissement permanent à Kodiak en 1784, prélude à une colonisation de l’Alaska. En 1823, une mission orthodoxe débarque dans les Îles aléoutiennes. Parmi elle figure un jeune prêtre énergique, Ivan VENIANIMOV. Ce dernier apprend rapidement la langue des Aléoutes. Il crée un alphabet spécifique inspiré du cyrillique pour réaliser des traductions. En 1834, il est nommé à Sitka, capitale de la Russie d’Amérique. Sur place, il fait de nouveau preuve de son goût et de ses talents pour les langues en maîtrisant celle des Tlinglits, appelés Koloshs par les Russes. Alors qu’il est déjà devenu le premier évêque du continent américain sous le nom d’Innocent, l’académie des sciences de Saint-Pétersbourg publie en 1846 ses Notes sur les langues kolosh et kodiak… avec un dictionnaire russe kolosh de 1 000 mots (ci-dessous à gauche). Innocent VENIANIMOV devient métropolite de Moscou en 1868 et est même canonisé en 1977. Pour l’anecdote, signalons la parution en 1896 d’un très court Aleutian and English Dictionary (ci-dessous à droite) par un certain Charles A. LEE, qui demeure le témoignage d’une culture qui a bien failli disparaître avec l’effondrement démographique de cette population au cours du XIXe siècle.
Petite curiosité dans le domaine des langues indiennes, une langue des signes faisait office d’esperanto, ou plutôt de “lingua franca“, permettant à un grand nombre de tribus du continent de communiquer sommairement entre elles. Mentionnée par les Conquistadors dès le XVIe siècle, ce mode de communication se retrouve bientôt cantonné dans un espace assez vaste allant du Canada central, au Texas et aux confins du nord du Mexique, et des Rocheuses au Mississipi, dans une zone désignée comme les “Grandes plaines”. D’où le nom qui être attribué à ce langage : le Plains Indian Sign Language (PISL). Entre 1884 et 1894, William TOMKINS vit dans une réserve du Dakota, où il travaille dans un ranch en compagnie d’Indiens. Intrigué par leur langage gestuel, il creuse le sujet et découvre en particulier le travail effectué par Lewis F. HADLEY, encore un missionnaire, et l’écrivain Ernest Thompson SETON, grand promoteur du scoutisme, qui a publié en 1918 Sign Talk of the Indians, un recueil de 1700 signes illustrés. TOMKINS publie son Universal indian sign language of the plains indians en 1926. Mais même si ce livre connaît trois rééditions, cette langue des signes, à l’instar des autres langues indiennes, a vu son usage énormément décliner.
Il est impossible de passer en revue l’ensemble des langues amérindiennes. A l’arrivée des Européens, on estime qu’il existait plus de 500 nations différentes entre le détroit de Béring et l’Amérique centrale. Beaucoup ont d’ailleurs disparu sans laisser beaucoup de traces. Il est d’ailleurs poignant de constater que certains peuples se retrouvèrent proche de l’extinction, alors même que leur langue fut enregistrée et codifiée dans des grammaires et des dictionnaires.
Après le temps des missionnaires et des ethnologues, la relève va être prise par les universitaires, les chercheurs et surtout les populations amérindiennes elles-mêmes. Longtemps brimée et opprimée, voire niée, la culture des tribus indiennes revient sur le devant de la scène dans la seconde moitié du XXe siècle. Cette renaissance culturelle de l’identité des “natives” s’accompagne d’une volonté de perpétuer une identité et en particulier des langues. Nous revenons dans un autre billet sur ce mouvement, toujours d’actualité, qui engendre de nouveaux dictionnaires, utilisant désormais le plus souvent les facilités du numérique.
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