Au hasard des vide-greniers et des brocantes, où nous musardons parfois pour enrichir notre collection de dictionnaires, nous tombons parfois, entre un vieux casque de poilu et un magnifique canevas décoré de chatons, sur une petite brochure dont la couverture monochrome ornée du grand sceau des États-Unis attire le regard. Il ne s’agit pas d’un dictionnaire, ni même à proprement parler d’un lexique, mais d’un guide de conversation intitulé “phrase books” qui propose des phrases toutes faites destinées à aider son utilisateur à se faire comprendre rapidement et sans ambiguïté dans certaines situations données.
L’armée américaine, engagée dans le second conflit mondial en 1941, va se déployer sur une immense partie du globe, de l’Atlantique au Pacifique et de l’Europe à l’Asie sans oublier l’Afrique du Nord. Il devient donc nécessaire pour l’US Army de préparer ses troupes à rencontrer des peuples différents et à pouvoir communiquer avec eux. Deux sortes de manuels techniques, désignés par les lettres TM suivies de numéros de série, sont alors conçus pour répondre à ce besoin : des Languages guides qui donnent des rudiments de la langue, et les “phrase books”, objets de ce billet.
Le premier d’entre eux, destiné à l’Islande, est mis en circulation en 1941 — les premières troupes américaines prennent pied sur l’île dès juin 1941 avant même leur entrée officielle en guerre —, inaugurant une première série de livrets. La publication de versions définitives, beaucoup plus élaborées, débute en septembre 1943 pour s’achever en décembre 1944, certaines langues faisant l’objet de nouvelles éditions. Un phrase book spécifique est consacré à une trentaine de langues, du cantonais au persan, du serbo-croate au marocain, du russe au suédois, en passant par le hollandais, le malais, le portugais, le turc, l’albanais, le thaï et l’espagnol. Curieusement certaines langues sont délaissées, comme le polonais et le tchèque.
Les phrase books sont découpés en 10 à 12 rubriques et sont complétés par un index alphabétique. Le contenu de ces brochures ne laisse aucun doute sur leur finalité ; il ne s’agit définitivement pas de guides touristiques, comme l’attestent des chapitres comme Landing a plane ou Cars, tanks, planes, ships. Vous trouverez ci-dessous deux pages extraites du livret consacré au français.
Un autre exemple avec le manuel consacré à l’Italien.
Le texte est découpé en trois colonnes : le mot ou la phrase en anglais sont suivis par l’indication de la prononciation en phonétique puis du terme autochtone. Les termes sont prioritairement retranscrits en alphabet latin, mais il arrive que soit indiquée l’orthographe en alphabet d’origine. Ci-dessous, deux pages du livret dédié au birman.
Passés les termes généraux et les expressions courantes du style “Bonjour”, “Au secours !”, “J’ai faim” ou “Donnez-moi”, le lecteur découvre rapidement que les phrases books sont avant tout des livres militaires proposant des termes destinés à définir un terrain, décrire des blessures, déchiffrer les panneaux de signalisation, traduire le vocabulaire technique de l’aviation, des transports, de la cavalerie et de l’artillerie, bref tout le vocabulaire nécessaire pour interroger les autochtones ou les prisonniers. C’est ainsi que nous y trouvons des phrases telles que “Dessinez-le–moi”, “Vous serez récompensés”, “Où ont-ils posé des mines ?”, “Obéissez ou je fais feu !” De toute évidence, pas de quoi compter fleurette ou nourrir une conversation mondaine !
Les lexiques du japonais et de l’allemand (ci-dessous), langues de nations “ennemies”, comprennent également des expressions à utiliser pour appréhender et interroger les prisonniers : “Jetez vos armes !”, “Les mains en l’air”, “Vous devez obéir aux règles”, etc.
Les guides de langue n’étaient pas les seuls mis à la disposition des GI. Ils disposaient aussi de brochures présentant les mœurs et coutumes des pays, émaillées de nombreux avertissements et interdictions. C’est ainsi que, distribué aux troupes américaines débarquées en France en 1944, le Pocket Guide to France dispense de nombreux conseils et se livre à des considérations parfois assez pittoresques : « On a trop souvent décrit la France comme un pays frivole où l’on peut aborder les femmes avec des clins d’œil coquins et des tapes discrètes sur les fesses », « Il n’y a pas seulement deux façons de voir les choses en France, la vôtre et celle du voisin. Il y en a des douzaines », « Les Français se serrent la main pour se dire bonjour ou au revoir. Ils ne se tapent pas dans le dos. Ce n’est pas la coutume chez eux », et ainsi de suite. En 1945, un autre fascicule, autrement plus critique, intitulé 112 Gripes about the French (112 critiques sur les Français) est distribué aux soldats. Ce livre, destiné à répondre aux griefs et aux plaintes les plus fréquentes adressés par des GI vis-à-vis de la population française, permet de dresser un portrait peu édifiant de la vision des Français par un grand nombre de soldats américains. Par exemple, en réponse à ceux d’entre eux qui se plaignent qu’il faille sans cesse venir au secours de la France, le livre rappelle la contribution française à la Guerre d’indépendance. On y découvre également que les habitants sont souvent paresseux, cyniques, et sales car « ils n’ont plus de savon depuis 1940 ».
Si le sujet vous intéresse, vous pouvez consulter le blog USMC collector, ainsi que le site Flying Tiger Antiques, destiné aux collectionneurs, qui présente de nombreux exemplaires de ces phrase books