S’il y a bien une chose qui saute aux yeux lorsqu’on collectionne les dictionnaires, c’est l’évolution constante de la langue. Jamais immobile, toujours en mouvement, elle est par définition “vivante”. Comme LITTRÉ le déclare dès 1863 dans la préface de son Dictionnaire de la langue française : « Il est impossible qu’une langue parvenue à un point quelconque y demeure et s’y fixe. »
Depuis que les dictionnaires existent, on peut observer un décalage entre l’apparition d’un nouveau vocabulaire, adopté plus ou moins rapidement dans la langue parlée, et les dictionnaires qui présentent un état des lieux de la langue à un moment précis. On peut supposer que les rédacteurs observent un temps d’analyse et de réflexion avant d’adouber de nouveaux mots. La difficulté est de faire la part entre les mots “gadgets”, conjoncturels et éphémères, et les vrais néologismes, destinés à enrichir la langue. On ne peut s’empêcher de penser à la surproduction contemporaine d’anglicismes, souvent inutiles, car redondant avec la langue française, et parfois même purement fabriqués car inconnus en anglais. Émaillant des discours et des démonstrations, dont ils servent souvent de caution “moderniste”, ils relèvent la plupart du temps d’un jargon “branché”, souvent issu du monde économique et médiatique, même si certains mots, à force d’être “martelés”, finissent par s’immiscer dans les discussions quotidiennes.
A contrario, toute une partie de la langue orale se développe en parallèle, en créant son propre répertoire. Qu’il s’agisse de l’argot, du verlan, de mots d’origine étrangère “francisés”, ou de ce qu’on appelle, faute de mieux, la culture urbaine, un vaste lexique n’intègre que de manière progressive, et parfois marginale, le corpus des dictionnaires “généralistes”.
Linguiste et journaliste, Aurore VINCENTI s’est penchée sur cette langue “alternative”, à laquelle elle donne la jolie dénomination de “mots du bitume”. Pour elle, en ce qui concerne la langue française, « il n’y a pas d’espace où la créativité est plus forte que dans la rue », et ce depuis des siècles, comme entend le démontrer le sous-titre du livre : De Rabelais aux rappeurs, petit dictionnaire de la langue de la rue.
Les définitions présentées ici sont issues de son ancienne chronique sur France Inter Qu’est-c’que tu m’jactes ?
Cette langue à la fois argotique et populaire, sert également de marqueur social et/ou générationnel. Aujourd’hui, toute une partie de la jeunesse, au-delà même des différences sociales, s’est appropriée, en particulier par le biais du rap et de la culture hip-hop, un nouveau vocabulaire. VINCENTI refuse de voir dans cette évolution un appauvrissement du langage : “Je m’inscris en faux contre ceux qui dénoncent un appauvrissement de la langue française. On la voudrait morte qu’on ne ferait pas mieux que de l’enclore dans une interdiction de créer. La vie d’une langue repose dans sa capacité à se renouveler”.
Quoi qu’il en soit, si les mots “askip, seum, enjailler, swag, marave,khey, miskine, boloss, schneck, bicraver, bédo, chiller” vous semblent bien ésotériques, vous pouvez désormais consulter ce tout nouveau dictionnaire, paru le 5 octobre dernier, qui est en outre préfacé par Alain REY.
Article intéressant. Ces “mots du bitume” , cette langue de la rue, méritent qu’on les enregistre et qu’on les commente, mais je confesse que je me préfère les mots qui ont été sanctionnés par le bon usage et les grands auteurs. Cordialement. Pierre Bouillon
Tout à fait d’accord pour dire que seuls le temps et une destinée “littéraire”, au sens large, de ces mots, pourront leur assurer une certaine pérennité. Utiliser le langage “djeune” de manière purement opportuniste et démagogique, ou plus simplement pour revendiquer superficiellement l’appartenance à une communauté, n’est pas l’adopter à long terme. Rien ne se démode plus vite que la mode. Mais il faut bien reconnaître que ce nouvel argot se porte bien. Il témoigne d’une certaine créativité et d’une indéniable vitalité, et ce sans recourir systématiquement aux anglicismes. Dans le même temps, certains mots rejoignent le bataillon des expressions dites “vieillies”. Reste à voir, comment ces mots vont évoluer!