AL-QAZWINI, le fameux encyclopédiste persan
Si, en Occident, les lointains ancêtres des encyclopédistes, tels PLINE l’Ancien, Vincent de BEAUVAIS ou ISIDORE de Séville, sont quelque peu oubliés de nos contemporains, en Asie et dans le monde arabo-musulman certaines encyclopédies très anciennes conservent tout leur prestige et demeurent des ouvrages de référence. C’est en particulier le cas d’un livre doté du titre évocateur Les merveilles de la création et les bizarreries de l’existence, rédigé par un savant du XIIIe siècle du nom de AL-QAZWINI.
Né à Qazvin – ville perse dont il tirera son nom – vers 1203, Zakarīyā ibn Muḥammad AL-QAZWINI est issu d’une famille sahaba originaire du Hedjaz, dont l’ancêtre le plus illustre fut un des compagnons de route du prophète MAHOMET. Juriste de formation, il exerce en Iran avant de migrer vers l’ouest. Il séjourne à Mossoul, où il fréquente de grands érudits tels que son compatriote Mufaḍḍal AL-ABHARI et Kamāl AL-DINI IBN YUNUS. Quelques années plus tard, nous le retrouvons à Damas, puis en Mésopotamie où il s’installe. Son zèle attirant l’attention de l’administration abbasside, il devient un des jurisconsultes du calife et exerce dans le centre de l’Irak actuel. Après la prise de Bagdad et l’exécution du dernier calife abbasside par les Mongols en 1258, il est remarqué pour son érudition par le nouveau gouverneur de la région qui, désireux de ressusciter le prestige culturel de l’ancienne capitale très marquée par les terribles destructions causées par l’invasion mongole, l’intègre dans le brillant cercle d’intellectuels qui gravite autour de sa personne.
Le livre des Merveilles
Esprit vif doté d’une curiosité universelle insatiable, AL-QAZWINI a déjà entamé la rédaction en persan d’une œuvre encyclopédique axée sur la cosmographie et la géographie. Il l’achève vers 1260 et la traduit en arabe, sans oublier de la dédier à son puissant protecteur qui, en remerciement, lui octroie un don de mille dinars. Le titre original en est Ajā’ib al-makhlūqāt wa gharā’ib al-mawjūdāt, qui peut se traduire par Les Merveilles de la création et les bizarreries de l’existence ou encore Les Merveilles des créatures et l’étrangeté des êtres. En introduction de l’ouvrage, il tient à préciser sa démarche : loin de se contenter de décrire, par pur divertissement, des choses monstrueuses, insolites, hors normes et spectaculaires, il souhaite apporter des réponses aux questions que le profane se pose face aux choses de la nature prise au sens large. Il prend comme exemple l’abeille qui, sans compas, sans règle et sans calcul, parvient à construire des alvéoles hexagonales totalement parfaites. Il s’agit pour cet homme, par ailleurs très pieux, de dévoiler les coulisses de l’univers et d’expliquer les règles cachées qui régissent la création divine. Il se montre convaincu que, si l’esprit scientifique existe, il reste subordonné à la foi et au dogme, Dieu étant à l’origine de tout. Il en résulte que, pour lui, la nature est par essence divine et miraculeuse.
Comme les encyclopédistes de son temps, il base son travail sur une compilation des ouvrages qui l’ont précédé. La liste de ses références est très longue, témoignant de la grande richesse et de la vitalité de l’encyclopédisme arabo-musulman depuis plusieurs siècles. Parmi ses auteurs préférés, nous trouvons AL-ABHARI, AL-MASUDI, AL-BIRUNI, IBN HAWQAL, Ahmad IBN FADLAN ou encore Yaqut AL-HAMAWI et AL-MAQDISI, sans oublier AVICENNE, PTOLÉMÉE et ARISTOTE. Pour décrire les merveilles de notre monde, il reste fidèle à la conception aristotélicienne de l’organisation des savoirs. Il part de l’infiniment grand et lointain, soit un univers parfait et éternel avec la Terre en son centre, pour parvenir à l’homme et son environnement immédiat. C’est ainsi qu’il commence par les astres du firmament – on en connaît alors sept – et les étoiles fixes, enchâssés dans une série de sphères concentriques, héritées de la cosmologie ptolémaïque. La cosmographie et l’astrologie demeurant intimement liées à cette époque, il s’attarde sur les constellations et le zodiaque (ci-dessous le Gémeaux et le Cancer), évoquant au passage les effets que les planètes et les astres exercent sur les animaux et les hommes.
Il aborde ensuite la sphère sublunaire, non sans avoir auparavant évoqué les “gardiens du royaume de Dieu“, c’est-à-dire les anges (ci-dessous l’ange RUH tenant les sphères célestes) ; sa hiérarchie des anges repose en partie sur l’Ancien Testament, mais surtout sur le Coran et les Hadîths. Nous retrouvons aussi dans l’ouvrage les démons, comme IBLIS, et les Djinns ; mais ceux-ci, ayant été expulsés des cieux, sont traités comme des créatures terrestres, comme nous le verront plus loin.
Le « BUFFON arabe »
La description de notre planète est basée sur les quatre éléments, choix qui aboutit à un classement quelque peu déroutant pour nos esprits contemporains habitués à une organisation thématique plus stricte. C’est ainsi que les météores sont présentés dans la partie « Feu », les vents dans le chapitre « Air », tandis que « l’Eau » rassemble logiquement les océans, les mers, les créatures marines mais aussi les îles et leurs habitants. Quant à la partie « Terre », elle traite d’une très grande diversité de sujets, en s’appuyant cette fois sur les trois ordres de la nature : minéral, végétal et animal.
La première section décrit la géologie, les différents types de reliefs, les tremblements de terre, les climats ainsi que les rivières et les puits. AL-QAZWINI y passe en revue différents pierres et minéraux, mais au-delà de leurs simples caractéristiques physiques il détaille non seulement leurs facultés pratiques et médicinales, mais aussi leurs pouvoirs magiques et talismaniques. L’ambre et l’émeraude par exemple sont réputées guérir certains maux et protéger des démons. La partie consacrée à la botanique revient en détail sur les usages médicinaux et bienfaisants des différentes plantes. Le chapitre sur le monde animal, particulièrement développé, est articulé en sept catégories : l’homme placé au sommet de la création et doté d’une âme immortelle, les fameux Djinns, les animaux utilisés pour la monte, les animaux de pâturage, les bêtes catégorie un peu “fourre-tout” qui regroupe les animaux sauvages, les oiseaux et les insectes et, pour finir en beauté, les créatures fantastiques et étranges. Le bestiaire, riche de plus de 120 descriptions méticuleuses, lui vaudra l’admiration de ses contemporains et, plus tard, le surnom de “Buffon arabe“.
Fidèle à l’esprit encyclopédique médiéval, AL-QAZWINI mélange en permanence le scientifique et le merveilleux, la frontière entre ces deux domaines n’étant pas alors aussi strictement délimitée qu’à notre époque. Mythes, légendes et autres croyances légués par la tradition ne sont pas systématiquement rejetés parmi les superstitions mais contribuent, à l’image d’un savoir immémorial, à un “fonds culturel” commun que l’auteur se fait un devoir de transmettre. Outre les anges et démons, nous croisons, au fil des pages, des licornes, des hommes à tête de chien, des oiseaux, des poissons à tête humaine, des serpents de mer géants, l’oiseau Simurgh (ci-dessous), des dragons, et nous partons explorer les îles Waq-waq où les hommes poussaient sur des arbres.
Autre exemple avec une légende d’origine arabe qu’il intègre dans sa cosmographie. Dans ce mythe, la Terre est supportée par un taureau géant qui se dresse sur un énorme poisson du nom de Bahamut, lui-même épaulé par un ange (ci-dessous sa représentation tirée d’un manuscrit du XVIe siècle).
Toujours accompagné de belles illustrations, riche en anecdotes et d’une lecture facile qui le rend accessible au plus grand nombre, le livre Les Merveilles de la création et les bizarreries de l’existence va connaître un très grand succès dans l’ensemble du monde arabo-musulman, de l’Andalousie à l’Asie centrale, du vivant même de Al-QAZWINI. Traduit dans diverses langues, il sera édité dans des éditions de luxe superbement enluminées, en particulier perses, indiennes et ottomanes. Jusqu’au XIXe siècle, des manuscrits continueront à être produits, dont des versions abrégées, en particulier en Inde et en Iran. Le livre est devenu aujourd’hui un classique, emblématique d’un courant littéraire et encyclopédique dit de “littérature des merveilles“, dont un autre ouvrage, le Kitab al-Buhlan, constitue un autre titre marquant.
Avant de mourir en 1283 à Bagdad, AL-QAZWINI pourra également léguer à la postérité une autre encyclopédie, consacrée cette fois à l’histoire et à la géographie, intitulée Āthār al-bilād wa-akhbār al-ʿibād, soit Monuments des pays et traditions historiques de leurs peuples.
Pour en savoir plus sur la vie et l’œuvre de cet encyclopédiste hors normes, nous vous conseillons cet article du site Les Clés du Moyen-Orient, rédigé par Florence SOMER et Jean-Charles DUCÈNE.