Les grandes encyclopédies, de précieux outils pédagogiques
Les grandes encyclopédies de l’époque des Lumières sont des œuvres monumentales, coûteuses, lentes à produire et soumises à divers aléas, dont le moindre n’est pas la santé financière de leurs éditeurs. Ces ouvrages, essentiellement diffusés parmi les gens cultivés et aisés pourvus des ressources nécessaires pour leur acquisition, verront leur lectorat s’élargir grâce aux cabinets de lecture. Le souci premier des encyclopédistes ne visait pas à éduquer la jeunesse, même si leurs livres réunissaient toutes les qualités pour être utilisés dans l’instruction des enfants. En effet ces ouvrages, par leur présentation claire et synthétique des différents domaines de connaissance, possédaient toutes les caractéristiques pour servir de supports pédagogiques. Avant la Révolution, c’est une expérience basée sur les encyclopédies qui sera réalisée par une femme remarquable, Stéphanie Félicité du Crest, comtesse de GENLIS, plus connue sous le nom de Madame de GENLIS.
Dès sa plus tendre enfance, celle-ci montre un goût prononcé pour l’étude qui lui permet d’acquérir une culture vaste et éclectique. À la mort de son père, sa famille se retrouve presque ruinée. Sa mère monte à Paris et fréquente avec elle les salons tenus par de grands financiers. Félicité s’y distingue rapidement en faisant la démonstration de ses multiples talents artistiques, en particulier de son aptitude à la harpe dont elle donne des récitals très appréciés. En 1763, à l’âge de 17 ans, elle épouse Charles Alexis BRÛLART de GENLIS, qui héritera plus tard du titre de marquis de SILLERY. Grâce à ce mariage, d’autant plus avantageux que son époux ne cherchera jamais à brider ses ambitions personnelles et son goût pour l’étude, elle est introduite à la cour. Femme de caractère et soucieuse d’affermir sa position sociale, Madame de GENLIS nourrit le projet de rentrer au service d’une des maisons de la famille royale, mais son inimitié à l’égard de la favorite, Madame du BARRY, lui en interdit l’accès. C’est finalement la branche cadette, celle des ORLÉANS, qui l’admet dans son intimité, en partie grâce à l’entremise de sa tante qui se trouve être la maîtresse du duc.
En 1770, nommée dame de compagnie de la belle-fille de ce dernier, la duchesse de CHARTRES, notre comtesse emménage au Palais-Royal où son influence grandit d’autant plus rapidement qu’elle devient elle-même la maîtresse du duc de CHARTRES. En 1777, la duchesse ayant donné naissance à des jumelles, elle en devient la gouvernante et quitte le service de sa bienfaitrice pour rejoindre, avec les deux enfants, le pavillon de Bellechasse, spécialement bâti pour l’occasion sur le terrain d’un ancien couvent. Quelques années plus tard, conformément à la tradition des familles aristocratiques, le moment est venu de désigner un gouverneur pour l’éducation du fils aîné, le futur LOUIS-PHILIPPE, qui porte alors le titre de duc de VALOIS. Selon les dires de Madame de GENLIS, après avoir avancé plusieurs noms rejetés les uns après les autres, elle propose, sous forme de boutade, sa propre candidature, ce qui va contre l’usage, cette fonction étant toujours occupée par un homme. Le duc d’ORLÉANS, séduit par l’idée, réussit à faire valider sa nomination par le roi, faisant ainsi d’elle la première femme chargée de cette fonction à la cour de France. Par la suite, elle prend également en charge l’éducation des deux autres fils de son employeur : Antoine, duc de MONTPENSIER, et Louis-Charles, comte de BEAUJOLAIS.
Une expérience éducative originale
Dans le cadre du pavillon de Bellechasse, bien à l’écart du “monde corrupteur”, Madame de GENLIS va mener avec ses élèves une expérience éducative originale. L’instruction des enfants est alors un sujet de plus en plus débattu dans les milieux philosophiques et intellectuels du XVIIIe siècle. Des œuvres comme L’Émile de Jean-Jacques ROUSSEAU et les Pensées sur l’éducation de John LOCKE sont en train de renouveler la pensée pédagogique et de bousculer les dogmes de l’éducation classique. Mais c’est un autre penseur, Étienne BONNOT de CONDILLAC, qui exercera une influence décisive sur le projet pédagogique d’une Madame de GENLIS acquise à la thèse du sensualisme, selon laquelle toute connaissance découle de l’expérience sensorielle. Comme ce théoricien, l’éducatrice estime que la stimulation des sensations doit être à la base de tout apprentissage et de toute démonstration pédagogique. Elle détaillera d’ailleurs sa vision de l’éducation et ses réflexions sur la pédagogie dans un roman éducatif, publié en 1782 sous le titre d’Adèle et Théodore.
Dans le pavillon, tout est organisé pour que ses protégés, filles et garçons mélangés, acquièrent leurs connaissances sans même en avoir conscience, par simple imprégnation ; même si, par ailleurs, des cours plus traditionnels sont réservés à certaines matières, en particulier les langues et les mathématiques. L’aménagement intérieur du pavillon est pensé comme un livre ouvert où les enfants déambulent dans le savoir. Les éléments de décoration, peinture, mobilier, tapisseries ou cartes, sont choisis comme autant de supports qui intègrent des notions sur l’histoire, la religion, la littérature, la mythologie, l’art, la morale, etc. Le jardin lui-même est une véritable salle de classe où les élèves apprennent l’histoire naturelle, aiguisent leur sens de l’observation et pratiquent l’activité physique. Le jeu, la lecture, le théâtre, le dessin et la musique font également partie de l’éducation de la jeune troupe. La « gouverneure », qui recourt avec succès à l’utilisation d’une lanterne magique, multiplie les promenades et les excursions éducatives.
Madame de GENLIS, comme d’autres pédagogues de son temps, cherche à mettre en avant la valeur du savoir-faire manuel. Pendant longtemps, la pratique d’une activité artisanale avait été dédaignée par les classes sociales supérieures, soucieuses de “tenir leur rang”. Mais les choses ont évolué et, à l’époque des Lumières, la pratique d’un talent manuel est assimilée à un exercice, profitable au corps comme à l’esprit. Dès lors, les encyclopédistes font la part belle à la description et à l’étude des arts et métiers, en mettant à la portée d’un large public des techniques jusqu’ici jalousement tenues secrètes par les corporations. En complément des débats philosophiques, les progrès techniques sont alors considérés comme un moteur essentiel du progrès humain et de la modernisation de la société.
Les élèves de la comtesse vont visiter les manufactures pour observer les ouvriers en action. Ils assistent à des démonstrations de différentes techniques comme la menuiserie, et ils sont invités à s’y essayer. Mais pour compléter l’ensemble, il vient à l’idée de Madame de GENLIS de faire fabriquer des reproductions miniatures d’ateliers et de manufactures, et de s’en servir comme de véritables supports pédagogiques. Pour composer ces dioramas éducatifs, elle va prendre comme sources deux ouvrages de référence : la Description des arts et métiers, de l’Académie des sciences, et surtout L’Encyclopédie de DIDEROT et d’ALEMBERT (ci-dessous).
Ce choix peut sembler surprenant car, si elle s’est affirmée comme une femme de lettres prolifique – près de 140 titres lui sont attribués, dont un Dictionnaire critique et raisonné des étiquettes de la cour, présent sur notre site – et si elle a fait montre, à de nombreuses occasions, d’un esprit cultivé ouvert aux nouveautés, Madame de GENLIS entretiendra toute sa vie une forte aversion envers plusieurs encyclopédistes. De sa plume acerbe, elle brocardera constamment ceux qu’elle juge “anti-religieux”, comme DIDEROT, d’HOLBACH, CONDORCET et VOLTAIRE. Malgré cette hostilité tenace, Madame de GENLIS ne pourra s’empêcher d’admirer chez les encyclopédistes les descriptions détaillées des outils, des techniques et des ateliers.
L’utilisation de maquettes pédagogiques
Après avoir obtenu l’accord du duc de CHARTRES, elle supervise la réalisation des plans d’ateliers et de manufactures miniatures à l’échelle 1/8e. La commande est ensuite passée à des “ingénieurs-mécaniciens” en affaire avec le duc : les frères Jacques-Constantin et Auguste-Charles PÉRIER. Connus pour leurs machines à vapeur et pour avoir fondé la Compagnie des eaux de Paris, qui alimente une partie de la capitale à partir de pompes centrifuges, ces deux industriels acceptent la mission et confient la fabrication des maquettes au talentueux François-Étienne CALLA, un ancien ouvrier des ateliers de Jacques VAUCANSON, qui fut célèbre en son temps pour ses surprenants automates. Dix-sept dioramas sont livrés en quelques mois dont treize, parvenus jusqu’à nous, sont conservés depuis 1802 au Conservatoire national des arts et métiers de Paris.
Essentiellement construits en bois et de dimensions variables – entre 41 et 53 cm de hauteur ; 43 et 93 cm de largeur ; 62 et 325 cm de longueur – ces maquettes contiennent d’autres matériaux comme le cuir, le métal, la faïence, l’osier, le sable, le carton et le verre. Dès lors, Madame de GENLIS peut se servir de ces supports pour expliquer à ses élèves le fonctionnement et l’outillage d’un laboratoire de chimie ou de l’atelier d’un menuisier (ci-dessous à gauche, la maquette en question où on peut observer la manière dont les instruments de travail sont particulièrement mis en évidence), d’un potier, d’un fabricant d’eau-forte ou de carreaux, d’un cloutier, d’un serrurier (ci-dessous à droite), d’un fondeur en sable, ou encore d’une faïencerie, qui fait l’objet d’une des plus spectaculaires réalisations.
Ces maquettes ne se résument pas à de simples reproductions en trois dimensions des planches de l’Encyclopédie ou de la Description des arts et métiers. Synthétisant souvent plusieurs d’entre elles, ces dioramas voient disparaître des personnages et des “mises en scène” présents dans les planches alors qu’elles peuvent s’enrichir d’éléments supplémentaires. Leur organisation d’ensemble se veut claire, précise et avant tout pédagogique. Ci-dessous, nous vous présentons, à droite, une page de l’Encyclopédie présentant un laboratoire de chimie et, à gauche, le diorama tel que livré à Madame de GENLIS.
Félicité de GENLIS précise dans ses Mémoires : “Je leur avais fait faire, dans les mêmes proportions et avec la même perfection, des outils et tous les objets qui servent aux arts et métiers.” Plus de deux siècles après leur fabrication, on ne peut qu’admirer la minutie, l’exactitude et le sens du détail, en particulier pour l’outillage, dont témoignent ces maquettes. Nous vous proposons ci-dessous quelques exemples avec, de gauche à droite, des vues des ateliers du cloutier, le moulin à cheval et à bras d’un atelier de faïencerie, un détail du laboratoire de chimie et un autre du matériel d’un fabricant d’eaux-fortes.
Avatars inattendus des grandes encyclopédies, ces beaux dioramas ont permis à Madame de GENLIS de dispenser ses cours en demeurant fidèle à l’idée qu’observation et expérience “concrète” sont indispensables pour forger un savoir individuel.
Malgré sa sévérité et l’organisation inflexible de sa “maison éducative”, notre pédagogue réussit à s’attirer l’affection de ses élèves, ce dont leur mère finit par prendre ombrage. Celle-ci demande alors à son mari de récupérer la responsabilité de l’éducation des trois princes adolescents. La duchesse obtient gain de cause, ce qui pousse notre comtesse à poser sa démission en 1791. Elle décide alors d’émigrer, renonçant au salon qu’elle tenait et qui était fréquenté par son ancien protecteur devenu duc d’ORLÉANS, TALLEYRAND, le peintre DAVID et des députés de la Constituante. Sous la Terreur, son mari et le duc sont guillotinés. Rentrée en France en 1801, elle traverse les remous de l’histoire en poursuivant sa mission éducative avec des enfants de différentes classes sociales. Elle vivra assez longtemps pour voir son ancien élève devenir roi des Français en juillet 1830, avant de décéder le 31 décembre suivant. En 1847, LOUIS-PHILIPPE rendra un bel hommage à son ancienne éducatrice à travers cette phrase : “Elle m’a fait apprendre une foule de choses manuelles. Je suis menuisier, palefrenier, maçon, forgeron. J’étais un garçon faible, paresseux et poltron. Elle fit de moi un homme assez hardi et qui a du cœur.”
Si son œuvre littéraire fut longtemps oubliée – à l’exception très notable de ses Mémoires publiées entre 1825 et 1826 -, ses conceptions pédagogiques, parfois assimilées au pendant féminin de celles de ROUSSEAU, ont été redécouvertes et ont fait l’objet d’une exposition intitulée Top modèles, une leçon princière au XVIIIe siècle, qui s’est tenue au CNAM entre le 16 octobre 2020 et le 7 mars 2021. Cette manifestation faisait la part belle aux fameuses maquettes. Enfin, pour en savoir plus sur cette femme à la forte personnalité, nous vous proposons de visionner cet entretien, réalisé dans le cadre de cette exposition.