Nous avons tous en mémoire les célèbres découvertes du tombeau de Toutankhamon, de la ville abandonnée du Machu Picchu ou du trésor de Priam. Dans son domaine, le monde de la bibliophilie a connu lui aussi la mise au jour fortuite d’un trésor extraordinaire. Cette découverte, digne de servir de trame à un film d’aventures, a eu lieu en Chine à l’aube du XXe siècle. Située aux confins de l’empire chinois, entre les déserts de Takla-Makan et de Gobi, la ville de Dunhuang a été fondée au carrefour de pistes caravanières. Avec le développement de la route de la soie, elle est devenue l’une des principales portes d’échange et de commerce vers l’Asie de l’Ouest, et au-delà vers l’Europe. Entre le IVe et le XIVe siècles, des pèlerins puis des moines bouddhistes ont creusé dans la falaise de Mogao des chapelles bouddhistes ornées de 45 000 m2 de peintures murales et de plus de 2 000 sculptures.
Le site, qui compte aujourd’hui 492 grottes, a connu son apogée entre le VIIe et le Xe siècle sous la dynastie Tang. Au fil des guerres et suite au déclin de la route de la soie, cet ensemble religieux sera progressivement abandonné, la région passant sous le contrôle d’un khanat mongol pendant plus d’un siècle.
Le 22 juin 1900, alors qu’il travaille avec une équipe de seize ouvriers à la restauration des statues de la grotte 16, le moine taoïste WANG YUANLU, parfois surnommé l’abbé WANG, découvre une porte dissimulée dans la paroi et, l’ayant forcée, il est le premier depuis des siècles à pénétrer dans une petite pièce remplie de manuscrits entassés jusqu’au plafond. On estimera par la suite que, dans ce local qui recevra ultérieurement l’appellation de grotte 17, étaient contenus près de 50 000 documents, le plus ancien daté de 270 et le plus récent de 1002, rédigés dans des langues aussi variées que le chinois classique ou vernaculaire, le tibétain, le ouïghour, le sanskrit, le sogdien, le khotanais, le koutchéen ou le tangoute. Les manuscrits se présentent sous forme de rouleaux et de feuillets (voir ci-dessous). À côté de ces documents, la niche contient également des objets divers ainsi que des peintures sur soie et sur chanvre.
Peu conscient, semble-t-il, de la grande valeur et de l’importance de sa découverte, le moine WANG commence par vendre quelques pièces à vil prix et à en offrir certaines autres pour se concilier la bienveillance des autorités locales. La rumeur de la découverte se répand peu à peu, et le gouverneur de la province ordonne en 1904 de condamner l’accès à la grotte. Mais entre-temps la nouvelle a été diffusée fort loin, au point de parvenir aux oreilles de certains savants occidentaux.
C’est ainsi que l’explorateur britannique d’origine hongroise Aurel STEIN débarque à Dunhuang en avril 1907. Notre homme sympathise avec le moine et le persuade de lui céder une partie de la bibliothèque contre rétribution de 200 livres anglaises. Après avoir fait abattre un mur, l’explorateur découvre, stupéfait, l’amoncellement de documents qui s’entassent dans cet espace réduit de trois mètres sur trois. Travaillant jour et nuit avec son secrétaire, STEIN sélectionne plusieurs milliers de pièces, et en juin quitte la ville avec cinq chariots chargés de caisses remplies de documents, soit vingt-quatre caisses de manuscrits et cinq de peintures. Seize mois plus tard, le chargement arrive intact au British Museum. Au retour de sa longue expédition, STEIN est célébré dans son pays comme un héros que l’on couvre d’honneurs. Par la suite il sera dénoncé comme un pillard par les nationalistes chinois qui l’accuseront d’avoir outrageusement abusé de la confiance d’un moine naïf.
À son tour le sinologue et tibétologue français Paul PELLIOT, explorateur en mission dans le Turkestan chinois, entend parler des manuscrits de Dunhuang. Il arrive dans cette cité en février 1908 et, après avoir attendu le bon vouloir du moine, prend le temps d’inventorier le site. Informé du passage de STEIN, il comprend qu’il lui faudra payer d’abord pour accéder à la grotte, ensuite pour acquérir les documents et les peintures qu’il souhaite emporter. Pendant trois semaines, PELLIOT, qui est un linguiste confirmé maîtrisant 13 langues, épluche jusqu’à 1 000 rouleaux par jour et sélectionne avec soin les pièces majeures délaissées par un confrère trop pressé mais surtout moins qualifié. Ci-dessous, une photo de PELLIOT au travail :
Au terme d’un “écrémage” rigoureux, il arrête son choix sur 5 000 manuscrits qu’il réussit à acquérir, puis il quitte les lieux le 7 juin pour être de retour à Paris le 24 octobre 1909. Les peintures rejoignent le Louvre puis le musée Guimet, pendant que les manuscrits viennent enrichir les fonds de la Bibliothèque nationale qui devient une bibliothèque de référence pour l’histoire de la Chine mais aussi du Tibet. Les très nombreux manuscrits tibétains seront ultérieurement étudiés et catalogués par Marcelle LALOU. Avant les “collectes” de STEIN et de PELLIOT, les manuscrits chinois anciens, rares en Chine même, étaient quasiment absents des collections européennes ; la découverte de Dunhuang, par sa richesse, change radicalement la donne au profit des musées européens.
Le “pillage” ne s’arrête pas là, car en 1911 c’est au tour de deux Japonais, envoyés par un monastère bouddhiste, de venir se servir à Dunhuang. Ils sont suivis en 1914 par l’orientaliste russe Sergueï OLDENBOURG, puis en 1924 par l’Américain Langdon WARNER, mandaté par l’université d’Harvard. Quand ce dernier arrive sur place, la bibliothèque est quasiment vide. C’est alors que, désireux de ne pas rentrer bredouille, il prend la malheureuse initiative de rapporter des peintures murales, ce qui le conduit au passage à en détruire certaines autres.
Dispersés de par le monde, les manuscrits de Dunhuang constituent une source de première importance pour l’histoire de l’Asie, de la calligraphie, des sciences, des religions et des langues. La plus grande partie de ces textes sont consacrés au bouddhisme, mais certains traitent également du christianisme nestorien, du manichéisme, du zoroastrisme et du taoïsme, un écrit en hébreu faisant même partie du lot. Cette diversité témoigne du fait que Dunhuang, une cité commerciale de premier ordre, était aussi le lieu d’un grand brassage culturel.
Parmi les pièces majeures de ce véritable trésor figure une carte astronomique, actuellement conservée à la British Library ; datée du VIIe siècle, elle recense 257 constellations et plus de 1 300 étoiles.
Pour le bouddhisme, cette découverte a constitué un évènement majeur en permettant de mettre au jour des documents exceptionnels, comme le récit du pèlerin coréen HYECHO, des copies du Sûtra du lotus, la Somme de la vue du Mahayoga ou encore l’étrange manuscrit du Sûtra des dix rois (ci-dessous). Ce rouleau “animé”, malheureusement incomplet, représente les dix rois des enfers qui, après la mort du trépassé, examinent tour à tour son âme au moment où il traverse chacun des dix cours des Enfers. Le document indique les formules à prononcer à chaque étape et les dévotions à réaliser pour échapper aux tourments des démons.
Mais l’une des découvertes majeures faites à Dunhuang reste un exemplaire du Sûtra du diamant (ci-dessous) qui est le texte central du bouddhisme mahayana et dont la grande particularité est d’être imprimé et daté. Ce document, le plus ancien texte imprimé qui nous soit parvenu, porte la mention : « Respectueusement imprimé par WANG JIE pour être distribué gratuitement à tous, au bénéfice de ses parents, le 15e jour du 4e mois, 9e année de l’ère Xiantong [11 mai 868]. »
Le mystère demeure sur la présence de cette bibliothèque, ou plutôt de ce dépôt, dans les grottes de Magao. Il est vrai que, du fait de son éloignement géographique du pouvoir chinois et de son occupation temporaire par les Tibétains, le site a eu la chance d’être préservé de la grande persécution contre le bouddhisme qui a atteint son paroxysme en 845, date à laquelle un édit d’un empereur Tang a imposé la destruction de 40 000 temples de Chine centrale et le retour à la laïcité de plusieurs centaines de milliers de religieux. Il est probable que c’est dans ces circonstances que Dunhuang a dû accueillir des moines réfugiés chargés de leurs écrits. La datation du document le plus récent, 1002, permet d’en déduire que la pièce a été scellée au cours du XIe siècle, période où plusieurs invasions, en particulier en 1006, en 1027 et en 1035, auraient justifié cette mesure de protection. Autre hypothèse : il pourrait s’agir d’une remise destinée aux “rebuts” entreposés dès qu’ils cessaient d’être utilisés. Nous savons qu’au fil du temps les rouleaux usés et les versions obsolètes se trouvaient remplacés par d’autres exemplaires manuscrits ou imprimés, et nous supposons que, ne pouvant être jetés ou détruits en raison de leur caractère sacré, ils auraient été entassés dans ce lieu sanctifié. Cette hypothèse est confortée par le fait que beaucoup de documents sont incomplets et parfois très abîmés.
Aujourd’hui les manuscrits de Dunhuang sont conservés dans différents musées et bibliothèques à Paris, Londres, Saint-Pétersbourg, New Delhi, Pékin, Shanghai, Tianjin ainsi qu’au Japon. Afin de rétablir dans son entier la collection originelle, composée aussi bien de livres, de peintures que d’artéfacts, un projet collaboratif international de numérisation et de mise en ligne, qui a pris le nom d’International Dunhuang Project (IDP), a été mis sur pied dès 1994. Au 1er mars 2016, le catalogue en ligne contenait déjà 137 812 entrées et 483 721 images.
Ci-dessous, un petit film retrace le séjour de PELLIOT à Dunhuang :
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