Dilemme des encyclopédies : synthétiques ou exhaustives ?
Depuis ses origines, l’encyclopédisme est soumis à un dilemme : faut-il opter pour une synthèse qui, résultant d’une sélection plus ou moins poussée des données, ne peut prétendre faire le tour complet d’un sujet ; ou au contraire tendre à l’exhaustivité en prenant le risque d’engendrer une œuvre complète, mais pour ainsi dire monstrueuse et avec tous les inconvénients pratiques et financiers qu’induit son gigantisme ? En réalisant son Encyclopédie méthodique (ci-dessous, la rare collection complète de Dicopathe), Charles-Joseph PANCKOUCKE a cherché à résoudre cette équation en concevant une collection de dictionnaires thématiques, dont l’ensemble, composant un vaste panorama des connaissances humaines, englobe une quarantaine de sujets sur les arts, les lettres et les sciences.
Mais se pose alors la question de la possibilité de mener à bonne fin une entreprise de cette ampleur, en encourant le risque de ne jamais la voir aboutir. C’est ainsi que la publication de l’Encyclopédie méthodique s’étalera sur près d’un demi-siècle, entre 1782 et 1832. Si, finalement, la collection parviendra à son terme, ce sera laborieusement, après avoir surmonté de nombreuses difficultés, en particulier financières, qui manqueront à plusieurs reprises de faire capoter l’entreprise.
Avec la révolution industrielle, la modernisation des techniques d’impression va entraîner une baisse considérable des coûts de fabrication et des prix de vente des publications. En effet, dès la fin du XVIIIe siècle, des machines performantes, comme la presse Stanhope et le procédé de la stéréotypie, modifient en profondeur le monde de l’édition. Une autre évolution, due à l’amélioration des moyens de transport, se répercutera avantageusement sur le prix de vente des livres, en diminuant le temps nécessaire à leur diffusion. Longtemps réservées à des publics aisés, les grandes productions encyclopédiques sont désormais en mesure de toucher un public plus large, issu des classes moyennes et populaires. En outre, ces transformations permettent aux éditeurs d’envisager un retour sur investissement plus rapide, pour une entreprise qui, par nature, nécessite de lourds engagements financiers.
Dans ce contexte, plusieurs “aventuriers” de l’édition vont se lancer dans la production de collections à vocation encyclopédique. Parmi eux, nous pouvons citer l’abbé MIGNE, sur lequel nous aurons l’occasion de revenir dans un billet ultérieur – sa fameuse Encyclopédie théologique totalisera plusieurs dizaines de dictionnaires traitant de sujets les plus divers -, mais aussi un autre personnage quelque peu méconnu malgré l’ampleur de son œuvre, Nicolas-Edme RORET (ci-dessous). C’est cet homme discret qui va faire l’objet du présent billet.
Nicolas-Edme RORET, un éditeur fécond
Né à Vendeuvre-sur-Barse en 1797, ce Champenois arrive à Paris en 1813 pour suivre un apprentissage chez un beau-frère qui exerce le métier de libraire. Progressant rapidement, il devient quelques années plus tard premier commis chez Arthus-Bertrand, une grande librairie du Palais-Royal. Breveté en 1820, il s’associe l’année suivante avec François-Régis ROUSSEL pour créer sa maison d’édition. Seul aux commandes à partir de 1825, il n’hésite pas à se lancer dans une entreprise encyclopédique d’envergure. En effet, RORET imagine un vaste ensemble composé d’une série de petits livres pratiques qui embrasseraient la plupart des domaines de la connaissance, et dont la totalité composerait une véritable encyclopédie universelle. Une fois lancée, la collection de ce qu’on appellera désormais les “manuels Roret” va rencontrer le succès et connaître une longue existence, au point qu’à la mort de RORET elle ne comptera pas moins de 315 titres.
D’une bonne qualité d’impression mais vendus à un prix relativement accessible, ces manuels de vulgarisation sont le plus souvent enrichis d’illustrations de bonne facture, voire de planches dépliantes et de cartes. Nous vous proposons ci-dessous quelques exemples avec, de gauche à droite, des dessins tirés de L’Art de composer et de décorer les jardins ; du Manuel du ferblantier et du lampiste ou l’Art de confectionner en fer-blanc tous les ustensiles possibles ; du Manuel théorique et pratique du tanneur, du corroyeur et de l’hongroyeur ; et du Manuel du relieur.
Mis à part quelques traductions, ces manuels sont des créations originales. S’il ne revendique pas de “grandes signatures”, RORET s’attache les services de spécialistes des sujets traités mais aussi de beaucoup d’autodidactes. Il va même parfois jusqu’à les héberger à ses frais le temps de la rédaction, dans le souci d’accélérer le processus et d’enchaîner les parutions. Certains de ses rédacteurs signeront plusieurs titres de la collection, comme le pharmacien et chimiste Jean-Sébastien-Eugène JULIA de FONTENELLE, auteur de 22 ouvrages dont le Manuel complet, théorique et pratique de pharmacie populaire, le Manuel de physique amusante, le Manuel de l’herboriste, de l’épicier-droguiste et du grainier-pépiniériste horticulteur ; mais aussi le Manuel complet du marchand papetier et du régleur, le Manuel complet des fabricants de chapeaux en tous genres, le Manuel complet du verrier et du fabricant de glaces, ainsi que le Manuel du fabricant et de l’épurateur d’huiles. Nous pouvons également citer le physicien Louis-Sébastien LENORMAND, par ailleurs connu pour être un des premiers parachutistes de l’histoire, qui signera pour RORET les volumes consacrés à l’horlogerie – métier de son père -, à la reliure, à la fabrication du papier et des étoffes imprimées ; ainsi que l’ancien officier d’artillerie Armand-Denis VERGNAUD, qui traitera de thèmes aussi variés que l’art militaire, la brasserie, la perspective, la teinturerie, l’équitation et la fonderie.
Il est éventuellement possible de classer l’importante production des manuels Roret selon les sujets dont, en premier lieu, ceux qui portent sur les techniques, les métiers, l’industrie et l’artisanat. Cette thématique, qui représente une part importante des ouvrages et contribuera pour beaucoup au succès de la collection, servira d’outil de vulgarisation à de nombreux professionnels, mais aussi à des néophytes et des curieux. Nous présentons ci-dessous un petit panel de titres.
Parfumeur, ciseleur, charcutier, fleuriste, gantier, charron, boulanger, photographe, domestique, tanneur, agent de change, chaufournier, marin, officier municipal, bijoutier, garde champêtre, maçon, marchand de vin, savonnier, constructeur de chemin de fer, juge de paix, agent de police, teinturier, sapeur-pompier, luthier, éleveur d’oiseaux de volière, accordeur de piano, fabricant de bleus et carmins d’indigo ; ainsi que la taxidermie, l’archéologie, la cuisine, la typographie, la navigation, la spéculation boursière, la chasse, l’arpentage et le bornage, la taille des arbres fruitiers, la liste des manuels paraît interminable, de sorte que bien peu de métiers et d’activités humaines semblent avoir échappé à la vigilance de RORET et de ses collaborateurs. C’est ainsi que nous découvrons des guides aussi spécialisés que Nouveau Manuel complet des nageurs, des baigneurs, des fabricants d’eaux minérales et des pédicures ; Le Chasseur taupier, ou L’art de prendre les taupes par des moyens sûrs et faciles ; ou encore le Nouveau Manuel universel et raisonné du canotier.
Les sciences – au sens large, de la biologie à la chimie, de la botanique à la zoologie, de la géométrie à l’astronomie, en passant par la géologie, l’anatomie, la pratique vétérinaire, la mécanique, la médecine, l’algèbre ou encore l’hygiène, la minéralogie et l‘observation au microscope – fournissent également un important contingent de manuels.
Les arts et les lettres ne sont pas négligés, avec plusieurs titres dédiés à la sculpture, la décoration des théâtres, l’architecture, la peinture, la danse, la gravure d’art, la musique, le dessin, la calligraphie, sans oublier la langue française.
Enfin, une grande partie des manuels sont consacrés à la vie quotidienne et aux loisirs. Cette catégorie inclut aussi bien des livres sur la broderie, la santé et l’économie domestique, les jeux de hasard, la morale, la location de biens immobiliers, la politesse et la bienséance (voir ci-dessous), l’art de se coiffer soi-même, ainsi que d’autres activités comme le sport, la numismatique et l’héraldique. À ce type d’ouvrages se rattachent également des livres plus insolites, pour ne pas dire inclassables, comme la Sorcellerie ancienne et moderne expliquée ou le Nouveau Manuel du physionomiste des dames, qui reprend les théories de la physiognomonie de Kaspar LAVATER.
Citons au passage le Manuel d’éducation physique, gymnastique et morale, signé par le colonel Francisco AMOROS, connu pour avoir introduit l’éducation physique dans les écoles françaises. Cet ouvrage, qui comprend un volume de planches, sera réédité à plusieurs reprises.
Des manuels utilisés comme matériau littéraire
Même si certains, comme Pierre LAROUSSE, critiqueront le côté très éclectique de cette collection dont les volumes sont inévitablement de qualité inégale, les manuels Roret vont rencontrer un réel succès populaire et se retrouver dans de nombreux foyers. Ils contribueront ainsi à la vulgarisation du savoir, en rendant compte auprès d’un large public des importants progrès scientifiques et techniques récents, réalisant ainsi l’objectif de RORET. Cette véritable base documentaire va même être utilisée par des écrivains soucieux d’insuffler du réalisme dans leurs récits et leurs descriptions. C’est ainsi que, dans l’inventaire après le décès de Gustave FLAUBERT, on découvrira 42 volumes des manuels Roret. Il s’en est plus particulièrement servi pour documenter son Bouvard et Pécuchet, ouvrage dans lequel figureront d’ailleurs certains titres, comme le livre d’AMOROS cité plus haut. Émile ZOLA, chantre du réalisme littéraire, ne pouvait pas non plus passer à côté de cette manne documentaire. Par exemple, il a utilisé les manuels Roret pour rédiger les descriptions des métiers de couvreur et de blanchisseuse dans l’Assommoir. Citons également le tome consacré à l’exploitation des mines, qui lui a servi pour décrire, dans Germinal, le charbon de terre, le grisou et les lampes de mineurs.
Certains titres, actualisés et remaniés pour pouvoir coller à l’évolution des métiers et des techniques, seront réédités jusqu’au début du XXe siècle. À la mort du fondateur, en juin 1860, son fils Edme poursuivra le développement de la collection, l’enrichissant même régulièrement de nouveaux sujets. Après la mort de ce dernier, en 1894, la société sera rachetée par une ancienne collaboratrice, qui créera la librairie Mulo. Cet éditeur sera lui-même repris par Edgar MALFÈRE qui, pour exploiter le précieux catalogue des manuels Roret, fondera en 1928 la Société française d’éditions littéraires et techniques. Dépassant le chiffre de 400 titres publiés depuis 1825, les derniers manuels sortiront en 1939. Certains titres seront ensuite périodiquement réimprimés par des maisons d’édition comme Larousse, Dunod ou la librairie Léonce Laget qui, à elle seule, republiera ainsi près de 150 de ces manuels dans les années 1970 et 1980. Citons également les Éditions primitives, qui ont toujours plus d’une vingtaine de titres dans leur catalogue.
Pour revenir plus en détail sur cette épopée éditoriale, nous vous conseillons la lecture de cet article, signé par Estelle SERVIER-CROUZET sur le blog Gallica, ainsi que celle d’Innover dans le texte. L’Encyclopédie Roret et la vulgarisation des techniques (1830-1880) par Anne-Françoise GARÇON ; et enfin d’un Essai bibliographique contenant l’art de faire découvrir les différents métiers, d’enrichir son savoir technique et scientifique, par Bruno FIEUX.