Le phénomène hobo
Nous allons évoquer aujourd’hui un personnage qui fait définitivement partie de l’imaginaire collectif américain, avec sa curieuse silhouette débraillée à l’allure bohème : le hobo ! Véhiculée par le cinéma, la littérature, la chanson et la photographie, nous avons tous en tête l’image de ce vagabond qui, se déplaçant le plus souvent en très petit groupe, voyageait par la route ou embarquait clandestinement dans les trains de marchandises (ci-dessous).
Souvent confondus avec des populations de sans-abris, à l’origine ces groupes de migrants n’étaient pas composés de marginaux et de démunis, mais plutôt de saisonniers se déplaçant en fonction des travaux agricoles et des chantiers lointains qu’ils pouvaient trouver.
Aux États-Unis, l’apparition des premiers groupes de hobos date du lendemain de la guerre de Sécession, quand d’anciens soldats, incapables de renouer avec une vie rangée et sédentaire, choisissent de privilégier le nomadisme. Il faudra pourtant attendre le début des années 1870 pour voir le phénomène prendre de l’ampleur. C’est le moment où, victime de la mécanisation des industries, le prolétariat des grandes villes voit sa situation se précariser, d’autant que, résultat d’une immigration continue, la population urbaine ne cesse de s’accroître.
Lors des crises économiques, comme celle qui touche les États-Unis à partir de 1873, une partie importante des ouvriers réduits au chômage se déplace sans cesse en quête de travail, quitte à parcourir de très grandes distances, voire même à traverser le pays sans pour autant chercher à se fixer. Au début du XXe siècle, on estimera à près de 500 000 l’effectif de cette population mouvante.
À partir d’une date imprécise, ces trimardeurs sont désignés sous le terme général de « hobos ». L’étymologie incertaine de ce curieux vocable n’a cessé de susciter diverses hypothèses. Parmi les plus crédibles, nous trouvons une abréviation de Homeless Boys ou de Homeless Bohemia, une déformation de Hoe-Boy, qui désigne une main-d’oeuvre agricole d’appoint, ou la contraction de l’interjection Ho Boy ; à moins que ce ne soit celle de la ville de Hoboken dans le New Jersey, un important carrefour de transport ferroviaire et routier. Ces migrants de l’intérieur sont aussi parfois appelés Tramps, mot dont la signification générale se rapproche de “clochard”, mais aussi Bums, qui est un terme clairement plus péjoratif.
Au printemps et en été, de véritables cohortes de saisonniers partent vers l’ouest, à partir des grandes métropoles américaines comme Chicago, New York, Cincinnati ou Cleveland ; mais la plupart d’entre eux regagnent ces villes pour y passer l’hiver. Cette société parallèle sort peu à peu de son relatif anonymat, popularisée dès 1906 par Jack LONDON qui, devenu célèbre, relatera ses années d’errance dans La Route : Les Vagabonds du rail. En 1923, Nels ANDERSON publie une étude ethnologique et sociologique réalisée dans le milieu hobo de Chicago : The Hobo : The Sociology of the Homeless Man (Le Hobo, sociologie du sans-abri). Dans les années 1920, des récits autobiographiques, comme ceux de Jim TULLY, Harry KEMP, Jack BLACK et Thomas KROMER, popularisent l’image à la fois romantique et picaresque de cet univers parallèle.
La Grande Dépression engendrée par la crise de 1929 va jeter à la rue plusieurs millions de personnes, qui ont pour seul choix de s’entasser dans des campements précaires ou de partir sur les routes à la recherche de travail ou d’une vie meilleure. Durant cette période, le terme de « hobo » change de sens, englobant désormais tous les indigents et les déclassés qui, poussés par la nécessité, mènent une vie semi-nomade, souvent en famille. Plus tard, Jack KEROUAC et la Beat Generation réinterpréteront le mot pour qualifier ceux qui, épris d’une certaine liberté d’esprit et ayant le goût du nomadisme, se placent volontairement à la marge de la société dans le but de cultiver leur créativité. Cette image de rebelle anticonformiste a perduré, le terme « hobo » étant finalement devenu, à l’époque contemporaine, un quasi-synonyme de « routard ».
Le hobo slang, un sabir de marginaux
Pendant la Grande Dépression, les hobos se rencontrent sur la route et se regroupent dans des campements improvisés souvent situés aux abords des gares ou le long des voies ferrées, puisque le voyage clandestin en train reste leur mode de transport privilégié. Dans cet univers massivement masculin – même si quelques femmes y sont recensées, comme la fameuse BOXCAR BERTHA -, une sociabilité se crée, faite de solidarité et d’échanges d’informations. Inévitablement, un parler spécifique se forge et un argot, le hobo slang, s’étoffe avec le temps et se fait connaître du grand public par la littérature, mais également grâce à certains chanteurs de blues, de jazz, et de folk, qui ont longtemps connu une vie itinérante, précaire et marginale. Un journal, le Hobo News, paraîtra même de manière épisodique entre 1913 et 1948. Fort logiquement, cet argot finira par faire l’objet de lexiques intégrés dans des véritables petits guides pratiques.
La première véritable étude du “Tramp jargon” est due à Josiah FLYNT qui, dès 1899, dans un livre autobiographique, Tramping with Tramps, fait une analyse sociologique du langage hobo et en propose un premier glossaire de huit pages. Entre 1926 et 1927, la revue American Speech propose plusieurs publications sur le sujet, dont le Hobo Lingo de Nicholas KLEIN, qui renferme une courte liste de termes d’argot, et le Vocabulary of Bums de K. C. SLIM, pseudonyme de Vernon W. SAUL, qui inclut un glossaire de 375 mots tirés de l’argot des hobos, mais également de celui des marginaux, des mendiants et des travailleurs immigrés.
En 1930, George MILBURN publie un recueil de ballades et de chansons intitulé The Hobo’s Hornbook.
Il y adjoint un glossaire de 142 mots, dont le mot Stiff, équivalent de hobo, qui est utilisé pour construire d’autres termes comme Harvest Stiff, Bindle Stiff, Working Stiff ou Alkee Stiff, soit un alcool bon marché de mauvaise qualité.
Le Hobo exposed or How to be a Hobo (ci-dessous) est une brochure de douze pages, de facture artisanale, datant d’avril 1946. Publié sans nom d’auteur avec, pour éditeur, un mystérieux Kelly’s specialities, ce livre est dédié aux compagnons de route de son mystérieux auteur : SUN DOWN SLIM, BOSTON BLACKIE, STICKS RED et COMMISSARY BLACKIE.
Le but de ce fascicule consiste à délivrer quelques conseils pratiques, comme la manière de sauter dans un train en marche, la signification des coups de sifflet des locomotives et des agents ferroviaires, ou la manière d’utiliser des vieux journaux pour se tenir chaud. Autre intérêt de l’ouvrage, il contient un recueil de termes hobos (ci-dessous).
C’est ainsi que nous apprenons qu’un Wingey est un hobo manchot, un Ding Bat un fou errant, un Mush Faker quelqu’un qui contrefait de la lessive pour la vendre au porte-à-porte, un Gay Cat un guetteur lors d’actions illégales, tandis qu’un Hoosier, à l’origine un habitant de l’Indiana, désigne un jeunot très novice. Autres expressions savoureuses, le Jingle Buzzard est un clochard qui mendie auprès d’autres clochards, le Jingle Cat un être farouche qui refuse que d’autres viennent s’asseoir à côté de son feu, ou le Mack, un “pigeon” que l’on plume aux cartes. Ce répertoire, qui donne une image peu romantique de la vie du hobo, ne fait pas l’impasse sur les dangers qui le guettent au quotidien. Ainsi, un Rod Man désigne quelqu’un qui agresse les vagabonds pour les détrousser, tandis que Wolf et Fruit Merchant sont les surnoms de prédateurs sexuels ; Punk, Gunsel et Gazoonie étant des termes pour en désigner les victimes.
La culture hobo
Daté de 1947, un fascicule à couverture jaune (ci-dessous) a pour titre Knights of the Roads, surnoms que se donnent entre eux les hobos. Signalons d’ailleurs que ces derniers, lors de véritables conventions nationales qu’ils organisent, élisent un roi ou un empereur, tel le fameux Jefferson DAVIS qui occupera cette charge honorifique entre 1908 et 1935.
Le livre contient d’autres définitions qui permettent de comprendre le mode de vie des hobos et de découvrir la diversité de leurs petits boulots. Nous comprenons ainsi qu’un Pearl Diver fait la plonge contre de la nourriture, un Mush Fakir répare les parapluies, un Kywah est un camelot ambulant qui vend des petits articles comme du savon, des crayons ou des éplucheurs, tandis que le Gandy Dancer est quelqu’un qui travaille sur les voies ferrées.
Autre aspect de la culture hobo : l’utilisation de signes codés (ci-dessous), inscrits plus ou moins discrètement sous forme de hiéroglyphes sur des panneaux, des bâtiments ou le long des routes et des voies ferrées.
Cet ingénieux système de signalisation clandestine permet de laisser des informations du style “Mauvais endroit”, “Attention à la police”, “Ne pas faire de bruit”, “Chient méchant”, “Grange où dormir”, “Les gens d’ici sont armés”, “Maison d’un policier”, “Voie sans issue”, “Gentil docteur”, “De la nourriture contre du travail”, ou encore “Bon endroit pour attraper un train” et “Restez sur vos gardes”. L’étrangeté de ces signes fera naître chez les non-initiés la rumeur selon laquelle ces inscriptions sont en réalité des messages codés à destination de cambrioleurs.
La prospérité retrouvée des États-Unis, ainsi que les profondes mutations sociologiques, économiques et démographiques du pays, auraient pu signifier la disparition définitive du hobo. Mais ce personnage profondément ancré dans la culture américaine, associé à un idéal libertaire, continue à faire des émules. C’est ainsi qu’en 2002, Eddy Joe COTTON publie Hobo : A Young Man’s Thoughts on Trains and Tramping in America, récit autobiographique qui comporte un lexique d’une centaine de mots et expressions, et qu’en 2011 sort The Hobo Handbook : a field guide to living by your own rules par Josh MACK.
Sur Internet, le site OHNS propose un vaste Dictionary of Old Hobo Slang compilé par un passionné à partir de sources anciennes et mis en ligne en 2004
Et pour finir, une petite vidéo (en anglais) sur le phénomène Hobo: