L’Écosse des kilts et des tartans
À l’évocation de l’Écosse, certains clichés nous viennent à l’esprit, entre autres les whiskies, les cornemuses, les fantômes ou les châteaux perdus dans des landes brumeuses. Mais c’est à un autre symbole du pays que nous allons aujourd’hui consacrer notre billet ; il s’agit du kilt, et plus particulièrement du tissu de laine coloré dont il est fait : le tartan ! Nous pensons généralement que cette étoffe, sur laquelle s’entrecroisent des lignes verticales et horizontales, permet, par ses couleurs, d’identifier les membres d’un clan. Cette croyance, entretenue par la littérature, les arts et le folklore, nous conduit à imaginer que ce code vestimentaire ne peut être qu’un héritage immémorial légué par les descendants des populations celtes : les Pictes et les Scots, qui peuplaient le pays il y a bien des siècles. Pourtant, contrairement aux apparences, cette spécificité du costume “traditionnel” écossais est d’origine plutôt récente, puisqu’elle remonte au XIXe siècle. En effet, l’affichage du tartan comme signe emblématique d’appartenance à une communauté coïncide avec la publication de deux ouvrages de type encyclopédique, rédigés par deux étranges personnages, les frères SOBIESKI STUART (ci-dessous, de gauche à droite, John et Charles Edward).
Conséquence de l’écrasement de l’armée jacobite à la bataille de Culloden, le 16 avril 1746, l’Écosse subit une répression particulièrement brutale et impitoyable, qui se traduit par une véritable éradication de sa culture traditionnelle. L’usage du gaélique est prohibé, la cornemuse, désormais considérée comme une arme de guerre, est interdite, et un Dress Act punit de 6 mois de prison le port du kilt et du tartan ; la première récidive à l’une de ces mesures devenant passible d’un bannissement aux colonies. Il faudra attendre 1782 pour voir ces interdictions levées et, chose curieuse, alors que la culture gaélique commence déjà à décliner dans une grande partie du pays du fait des prémices des Highland Clearances, le kilt et le tartan sont récupérés par l’élite sociale et intellectuelle de l’Écosse comme un moyen d’affirmer leur identité ancestrale et de valoriser les racines celtiques d’une culture qui, jusque-là, se réclamait de l’héritage classique gréco-latin. C’est qu’entretemps, depuis la publication des Chants d’Ossian, une véritable celtomanie a gagné la Grande-Bretagne tout entière. Une Highland Society, créée à Londres en 1778, se fixe parmi ses objectifs prioritaires celui de sauvegarder les traditions et la langue des Highlands. En 1820, la Celtic Society, qui compte dans ses rangs l’écrivain Walter SCOTT, devient le fer de lance de la promotion d’une identité historique écossaise. Lorsqu’en 1822, GEORGE IV effectue une visite officielle en Écosse, la première d’un souverain anglais depuis le XVIIe siècle, SCOTT et ses amis organisent des manifestations, au cours desquelles le kilt et donc le tartan sont ostensiblement mis à l’honneur. Pour l’occasion, le roi lui-même ira jusqu’à porter ce vêtement emblématique.
Les faux STUART
C’est dans ce contexte de folklorisation, fortement teintée de romantisme, que nous retrouvons nos deux frères dont la renommée commence à poindre. Sous leurs vrais noms de John Carter et Charles Manning ALLEN, ils quittent le pays de Galles pour s’installer en Écosse, où ils revendiquent bientôt des ascendances prestigieuses, auxquelles leur père, un ancien officier de marine, n’avait jamais prétendu. Peu à peu ils bâtissent une histoire édifiante et abracadabrante, selon laquelle leur géniteur n’est rien moins que le fils du prétendant aux couronnes anglaise et écossaise Charles Edward “Bonnie” STUART, dont la mère était la princesse polonaise SOBIESKA, et de la princesse de STOLBERG-GEDERN, comtesse d’Albany. Menacé d’être assassiné par des agents de la famille des HANOVRE, ce fils caché aurait été confié à un capitaine de frégate, leur grand-père, qui aurait adopté l’enfant. Les deux frères n’hésitent pas à s’affubler de divers noms pour afficher leurs prétentions, l’aîné se faisant appeler John SOBIESKI STOLBERG STUART, comte d’ALBANY, tandis que le cadet adopte le nom de Charles Edward STUART.
Bien qu’ils ne produisent aucune preuve de leur filiation, ils reçoivent le soutien de plusieurs hauts personnages, dont le comte de MORAY et Thomas FRASER, futur douzième lord LOVAT. Conquis par leur récit, ce dernier leur laisse la jouissance, à partir de 1838, d’un vaste domaine situé sur une île près d’Inverness. Les SOBIESKI STUART, toujours habillés de tartan, y tiennent une véritable petite cour et, convertis au catholicisme, ils travaillent également sur la langue gaélique, les coutumes écossaises et surtout sur le costume traditionnel. Depuis longtemps, les deux comparses mûrissent le projet de rédiger un ouvrage sur le sujet et, dans cette perspective, ils prétendent s’appuyer sur un manuscrit qui recense les motifs de tartan de l’ensemble des clans. Selon eux, ce document reproduit le texte d’un chevalier inconnu qui, rédigé en 1571, aurait appartenu à l’évêque John LESLEY. Le livre aurait ensuite été conservé dans la bibliothèque du collège des Écossais de Douai, puis confié au prince STUART lors d’une de ses visites, avant de disparaître définitivement. John et Charles assurent en posséder une copie rédigée en 1721, appelée le “Cromarty MS”, ainsi nommée d’après la ville d’origine de son précédent détenteur. Vers 1829, les deux frères présentent ce document à leur hôte et protecteur du moment, sir Thomas Dick LAUDER, lequel, enthousiasmé, écrit à ce sujet à son ami Walter SCOTT ; mais ce dernier lui fait part en retour de son grand scepticisme quant à l’authenticité du document.
Finalement le livre, qui prend le titre de Vestiarium Scoticum : from the manuscript formerly in the Scots college at Douay (ci-dessous), signé par le seul John SOBIESKI STUART, est publié à Édimbourg en 1842.
Vendu au prix élevé de 10 guinées et tiré à moins d’une centaine d’exemplaires, cet ouvrage s’adresse clairement à un public très aisé. Après avoir relaté la découverte du manuscrit, dressé une liste des clans écossais, le livre relate l’histoire du costume écossais à travers les âges. Les descriptions (quelques exemples ci-dessous, à gauche), rédigées dans un anglais archaïque mâtiné de gaélique, portent sur 73 motifs de tartan, chacun étant censé être associé à un clan des Highlands ou des Lowlands. Charles a réalisé des dessins qui, grâce à l’utilisation du pantographe, sont reproduits avec un très bon rendu des couleurs (un exemple, ci-dessous à droite).
Bien que d’une diffusion limitée, ce livre ne pouvait qu’enthousiasmer une intelligentsia et une aristocratie écossaises avides de symboles identitaires. Pourtant, son contenu soulève d’emblée de multiples interrogations, dont la principale se résume ainsi : ces tartans “claniques” ont-ils jamais eu une réelle existence historique ? En effet, s’il est avéré que certains d’entre eux ont pu être attachés à des régions, rien ne prouve que les différents clans auraient élaboré à dessein des “blasons” de tissu. En vérité, les différences entre les motifs des étoffes relèvent sans doute, à l’origine, des traditions artisanales locales et des matières premières, en particulier des plantes tinctoriales, disponibles localement ; même si, par ailleurs, il est exact que, dans le contexte militaire, les soldats écossais pouvaient porter des tartans spécifiques à leurs régiments.
En définitive, le Vestiarium Scoticum, fondé sur une source aussi mystérieuse que douteuse, ne fait pas l’unanimité, y compris dans les cercles folkloristes. Néanmoins, le succès du livre est au rendez-vous, car il répond aux attentes de beaucoup d’écossais de souche en Grande-Bretagne, mais aussi au Canada, aux États-Unis, et particulièrement en Australie où une importante diaspora souffre de son déracinement. De surcroît, l’année même de la sortie de l’ouvrage, la reine VICTORIA et son époux, voyageant en Écosse, tombent sous le charme du pays, au point de faire, quelques années plus tard, du château de Balmoral une de leurs résidences favorites. Quant aux industriels et aux artisans de la filière textile, ravis de voir la culture écossaise plébiscitée par la royauté elle-même, ils profitent de cette aubaine pour conquérir de nouveaux marchés.
Confortés par l’accueil reçu, les deux frères récidivent en 1845 avec un nouveau livre, plus complet et riche de 34 planches illustrées, intitulé The costume of the clans : with observations upon the literature, arts, manufactures, and commerce of the Highlands and Western Isles during the Middle Ages, and on the influence of the sixteenth, seventeenth, and eighteenth centuries upon their present condition. Mais à sa sortie cet ouvrage se trouve concurrencé par une autre parution de présentation plus prestigieuse : The Clans of the Scottish Highlands : The Costume of the Clans, rédigée par James LOGAN d’Aberdeen en 1831. Republiée avec une belle et riche iconographie (ci-dessous, les clans Cameron et MacDonald de Keppoch) due au talent de Robert Ronald MacLAN, cette nouvelle publication reprend les tartans tels que décrits par les frères SOBIESKI STUART.
La supercherie enfin dévoilée !
En juin 1847, un article anonyme est publié dans The Quarterly Review, affirmant que le Vestiarium Scoticum est un faux et que les deux frères ne sont que des mythomanes et des imposteurs. Face à cette attaque directe, qui émane sans doute de George SKENE de l’université de Glasgow et du révérend Mackintosh MacKAY, éditeur du Dictionary of the Gaelic Language, les SOBIESKI STUART choisissent de publier leur réponse l’année suivante, sous la forme d’une brochure qui porte le titre A Reply to the Quarterly Review upon the Vestiarium Scoticum, dans laquelle ils proposent de soumettre le manuscrit de 1721 à un examen qui pourrait attester de son authenticité. Sentant le vent tourner, discrédités et lâchés par leurs principaux soutiens, John et Charles gagnent le continent. Après des années passées en Autriche-Hongrie et en France, en 1868 ils finiront par s’établir à Londres où, personnages excentriques aux costumes chamarrés, ils continueront à revendiquer leurs titres prestigieux. John décèdera en 1872 et Charles en 1880.
En 1895, un journaliste du nom de Andrew ROSS publie une série d’articles sur le Vestiarium Scoticum, dont il a pu consulter la soi-disant copie de 1721. Tests chimiques à l’appui, il apporte la preuve que le manuscrit a été vieilli artificiellement et qu’il s’agit d’un faux (a forgery). Plus près de nous, deux universitaires, Donald STEWART et Joseph Charles THOMPSON, au vu des photographies du mystérieux manuscrit fantôme, l’analysent en détail et livrent leurs conclusions dans un livre publié en 1980 : Scotland’s Forged Tartans : An Analytical Study of the Vestiarium Scoticum. Leur jugement s’avère sans appel : il s’agit bien d’un faux et tout ce qui y est contenu est le seul fruit de l’imagination des deux frères. Pour modérer cette appréciation un peu sévère, soulignons cependant que le duo n’avait pas forcément inventé tous les motifs de tartan, son tort ayant consisté en réalité à les attribuer à des clans précis. Le Vestiarium n’a jamais été réédité, mais le Costumes of clans, devenu une référence, connaîtra une nouvelle version richement illustrée en 1892 (ci-dessous).
Quand la fiction est devenue réalité…
Le plus piquant de l’histoire réside dans le fait que, d’une imposture est née une nouvelle tradition, puisque, finalement, les clans ont fini par adopter les tartans tels que décrits dans ces ouvrages « bidons ». Ces signes d’appartenance ont été récupérés par les représentants des grandes familles, qui les ont intégrés à leur patrimoine héréditaire ; de sorte que, avec le temps et l’usage, les tartans sont devenus authentiques. Rappelons, pour clore le sujet, l’existence d’une institution, le Scottish Register of Tartans, qui tient à jour une liste exhaustive des tartans.