Encyclopédies nationales : des symboles populaires
Il arrive que les encyclopédies générales soient des éléments révélateurs de la vie culturelle et intellectuelle d’une société, tout en constituant des témoignages précieux pour son histoire et sa vie politique. Cette constatation a pu se vérifier au cours du XIXe siècle, avec la multiplication des encyclopédies “nationales”, sujet que nous avons déjà eu l’occasion d’aborder sur notre site, lors de la présentation de l’encyclopédie tchèque de Jan OTTO.
Nombreuses sont les populations qui ont aspiré, dans un contexte d’éveil des nationalités, à se doter de leur propre encyclopédie pour affirmer leur identité et leur singularité, tant culturelles que linguistiques. Ce mouvement d’émancipation intellectuelle s’est particulièrement manifesté au sein des grands empires, dans lesquels un ensemble hétérogène de populations s’est retrouvé soumis à une culture et une langue hégémoniques.
Politiquement uni à la Pologne depuis 1386, le grand-duché de Lituanie est annexé par l’Empire russe en 1795. Locuteurs d’une langue indo-européenne du groupe balte oriental, les Lituaniens subissent alors de plein fouet une politique de russification après l’échec de l’insurrection polonaise de 1863-1864, qui marquera un net durcissement du régime tsariste envers les “minorités”. En 1866, l’usage public de la langue lituanienne est prohibé et l’alphabet cyrillique devient obligatoire. Ces mesures, qui rencontrent une très forte résistance dans la population, ont pour effet de renforcer le sentiment d’unité nationale. Courageusement, en 1883 le journaliste Jonas JACEVICIUS adresse aux autorités tsaristes une pétition pour obtenir la permission de publier une encyclopédie et des ouvrages scolaires en langue lituanienne. Il va sans dire que l’autorisation demandée ne lui sera jamais accordée.
Plus tard, la désastreuse guerre russo-japonaise et les troubles révolutionnaires qui s’ensuivent, incitent le pouvoir à assouplir sa politique et à mettre fin, en 1904, à une interdiction qui, au demeurant, s’était avérée peu efficace. Mais c’est outre-mer, au sein de la diaspora lituanienne, qu’un projet encyclopédique va renaître en 1909. Antanas OLSAUSKAS, un émigré installé à Chicago, après en avoir élaboré le plan, entreprend de réunir une importante documentation, de trouver un éditeur et de constituer une équipe de rédaction. Mais, miné par les problèmes financiers et les mésententes, le projet avortera au bout de quelques années.
Avec l’accession de la Lituanie à l’indépendance en 1918, l’idée d’une encyclopédie lituanienne mobilise de nouvelles énergies. En 1924, deux projets d’encyclopédies en lituanien sont lancés : la première, généraliste sur le modèle de celle de Larousse, la seconde, exclusivement consacrée à la Lituanie. Mais, une nouvelle fois, ces tentatives se soldent par des échecs sans que rien ne soit finalement publié.
Des encyclopédies sous le signe de la géopolitique
Nullement découragées par ce qui s’apparente à une véritable malédiction, la maison d’édition Spaudos Fondas et l’Académie catholique lituanienne des sciences commencent, à partir de 1929, à travailler séparément sur un nouveau projet. Elles finissent par unir leurs efforts et, sous la direction énergique de Vaclovas BIRZISKA, la Lietuviškoji Enciklopedija est publiée pour la première fois en octobre 1931, d’abord sous forme de livraisons mensuelles, puis à partir de 1933 reliée en volumes traditionnels ( ci-dessous).
La publication des volumes, remarquablement illustrés, se poursuit à un bon rythme mais, après la sortie du huitième volume, le petit pays se retrouve malgré lui impliqué dans le conflit mondial. Le 15 juin 1940, la Lituanie est envahie par les troupes soviétiques, qui lui imposent une dure occupation. Un an plus tard, lors du déclenchement de l’opération Barbarossa, le pays passe sous la tutelle des nazis, qui s’appuient sur le fort ressentiment antisoviétique de la population. C’est dans ces conditions que le huitième tome peut sortir en 1941, et le neuvième en 1944. Le dixième est en cours d’achèvement lorsqu’en 1945 le pays se trouve de nouveau occupé par l’Armée rouge, avant d’être intégré à l’URSS. La Lietuviškoji Enciklopedija restera donc inachevée… (ci-dessous)
C’est de nouveau aux États-Unis, au sein d’une communauté de Lituaniens émigrés réfugiés en Amérique – la diaspora lituanienne y est très importante -, qu’une nouvelle encyclopédie va voir le jour. Au début des années 1950, un éditeur et imprimeur du nom de Juozas KAPOCIUS, installé à Boston depuis 1953, entend reprendre et compléter l’encyclopédie laissée en chantier. Assuré du soutien de nombreux intellectuels et universitaires exilés, qui acceptent parfois de travailler sans salaire, il réussit à réunir une importante équipe éditoriale, dans laquelle nous retrouvons Vaclovas BIRZISKA, riche de son expérience et de son expertise.
Les tomes 1 à 14, puis 16 à 35, sont publiés entre 1953 et 1966, alors que le tome 15, uniquement consacré à la Lituanie, n’est édité qu’en 1968. En effet, la rédaction de ce tome thématique a nécessité plus de temps en raison de difficultés à rassembler et vérifier certaines données sans pouvoir se rendre de l’autre côté du rideau de fer. En 1969, un volume d’addenda et de suppléments est joint à l’ensemble, qui comprend au total 36 volumes regroupant 19 796 pages. Dans le but d’actualiser le contenu, un second volume de suppléments vient compléter le tout en 1985. L’ouvrage achevé, ce ne seront pas moins de 900 contributeurs qui auront apporté leur concours à cette entreprise éditoriale particulièrement ambitieuse.
Afin de donner une dimension internationale à une œuvre qui se voit comme le manifeste d’une Lituanie “libre”, KAPOCIUS édite une version abrégée en langue anglaise, consacrée à des sujets propres à la Lituanie. C’est ainsi que les six volumes de l’Encyclopedia Lituanica, totalisant 3 600 pages, voient le jour entre 1970 et 1978 (ci-dessous les deux encyclopédies éditées à Boston, avec l’Encyclopedia Lituanica, à couverture claire, placée au premier rang).
Pendant ce temps, l’URSS développe le projet d’une Grande Encyclopédie soviétique, qui a pour vocation d’être par la suite adaptée aux langues, à l’histoire et à la culture des différentes républiques socialistes de l’Union soviétique.
Une version très abrégée en trois volumes, baptisée Mažoji Lietuviškoji Tarybinė Enciklopedija (Petite Encyclopédie soviétique lituanienne), dirigée par le scientifique Juozas MATULIS, sort entre 1966 et 1971 (ci-dessous). Il est généralement admis que cet ouvrage, bien qu’issu de meilleures sources, ne peut rivaliser en qualité avec les précédentes encyclopédies réalisées outre-Atlantique.
À l’initiative du pouvoir soviétique, une nouvelle grande encyclopédie générale est mise en chantier : la Lietuviškoji Tarybinė Enciklopedija (Encyclopédie soviétique lituanienne), également connue sous l’acronyme LTE, surnommée “l’Encyclopédie rouge” du fait de la couleur de sa couverture (ci-dessous), mais également d’un contenu idéologiquement très orienté. Il va de soi que les plus douloureux épisodes de la Seconde Guerre mondiale y sont passés sous silence ou réécrits pour correspondre à la version officielle. C’est en particulier le cas de l’invasion de 1940, des déportations massives en Sibérie et des maquis de partisans qui ont subsisté dans le pays jusqu’en 1953. A contrario, la corruption des pays occidentaux y est mise en exergue, afin de faire valoir, par comparaison, la « réussite » du modèle soviétique.
Une nouvelle encyclopédie en quatre volumes, uniquement consacrée à la Lituanie, la Tarybų Lietuvos Enciklopedija (Encyclopédie de la Lituanie soviétique), est publiée à Vilnius entre 1983 et 1988 (ci-dessous). Dans le dernier tome, une certaine liberté de ton témoigne de la relative libéralisation de la société sous l’effet de la glasnost.
La VLE, le monument encyclopédique lituanien
À partir de 1989, le mouvement nationaliste relève la tête et l’indépendance du pays est proclamée en février 1990. Malgré le blocus et une sanglante riposte de l’Armée rouge en janvier 1991, Moscou finira par reconnaître le gouvernement lituanien en septembre.
Dans ce “nouveau” pays, émerge peu à peu le projet d’une encyclopédie nationale générale qui, actualisée, permettrait de tourner définitivement la page de l’époque soviétique. La rédaction de l’ouvrage, qui au final mettra à contribution 2 957 auteurs, se fait sous le patronage du ministère de l’Éducation et de la Science.
La publication des vingt-cinq volumes de Visuotinė Lietuvių Enciklopedija (Encyclopédie universelle lituanienne) s‘échelonne entre 2001 et 2014, un tome de suppléments étant publié l’année suivante. Ci-dessous le tome XXI.
Le résultat est impressionnant. L’encyclopédie, communément désignée VLE, compte 121 804 articles, 25 120 illustrations et 656 pages. Les sujets spécifiquement lituaniens représentent 20% des articles. Depuis 2017, un site Internet lui est consacré (ci-dessous).
Après un siècle de tâtonnements, marqué par les aléas géopolitiques et la Guerre froide, la Lituanie et les Lituaniens disposent désormais d’une encyclopédie unifiée.
Pour plus de détails sur cette tortueuse épopée lexicographique, vous pouvez consulter cet article de 1979 sur le site Lituanus, ainsi que la fiche Wikipédia (en anglais) consacrée à ce sujet.