Si, dès le XVIIe siècle, on trouve le projet de langues universelles de communication, chez LEIBNIZ et WILKINS par exemple, il faut attendre le xixe siècle avant de pouvoir assister à la naissance de langues “artificielles” viables, dotées d’un corpus grammatical et d’un lexique cohérent. Si l’espéranto et le volapük ont acquis une certaine célébrité, la plupart restent inconnues du grand public. Elles sont pourtant très nombreuses, sans doute plus d’un millier, même si leur effectif réel de locuteurs confirmés est souvent très restreint, comme pour le solrésol, curieuse langue “musicale”, le toki pona, projet de microlangue au lexique de 118 mots seulement, l’interlingua, ou encore le talossan, langue officielle du “royaume” autoproclamé de Talossa.
Si ces langues ont été forgées plus ou moins scientifiquement pour servir de moyen de communication “alternatif”, d’autres ont connu une genèse plus insolite, car nées dans le contexte d’une fiction littéraire ou cinématographique mettant en scène un univers imaginaire. Par le biais de la fantasy, de l’anticipation et de la science-fiction, de nombreux auteurs et scénaristes ont créé des langues de toutes pièces : nadsat, novlangue, chakobska, barsoomien, parseltongue (fouchelangue en version française), etc.
Devant le succès de certains de ces univers, des idiomes totalement fabriqués à l’origine se sont peu à peu intégrés à la culture populaire. Pour la frange la plus passionnée des fans et autres geeks (au passage, ce mot a d’ailleurs une étymologie assez savoureuse), ces langues, parties intégrantes de leur univers fétiche, ont acquis une légitimité de fait. D’où la création a posteriori de dictionnaires qui procurent aux amateurs et aux aficionados un véritable lexique et la structure d’un langage. Si on peut craindre au premier abord que la parution de ces dictionnaires ne soit guidée que par des intérêts purement mercantiles, certains de ces livres sont rédigés, avec sérieux et après un vrai travail, par des passionnées et parfois par des spécialistes. En outre, ces ouvrages servent aussi à développer la description d’un monde imaginaire qui peut sortir de son cadre originel pour rentrer dans les détails.
À tout seigneur, tout honneur, on peut attribuer à John Ronald Reuel TOLKIEN le titre de précurseur en la matière. Si on trouve depuis longtemps la trace de langues imaginaires dans la littérature, comme par exemple dans Gulliver ou dans les livres de RABELAIS, il est le premier à concevoir et à présenter dans une fiction une langue totalement construite, utilisée non plus seulement comme un “élément du décor”, mais directement dans la narration. TOLKIEN a effectué un véritable travail linguistique et a particulièrement soigné la fabrication des langues utilisées dans ses livres. Cela n’a rien d’étonnant quand on sait qu’il était professeur de vieil anglais à Oxford, et surtout un philologue et un linguiste averti. Il avait d’ailleurs travaillé dans ses jeunes années pour l’Oxford English Dictionary, en particulier sur les termes d’origine germanique.
À travers ses livres, dont le fameux Seigneur des anneaux, il a composé tout un univers, La terre du milieu, dans lequel évoluent plusieurs peuples, chacun doté de sa propre langue. Pour en citer les principales : le noir parler pour les Orques, le khuzdull pour les nains, le westron et l’adunaîc pour les humains, le sindarin et le qenya pour les elfes.
Incontestablement ce sont ces langues “elfiques” qui ont acquis une réelle célébrité et engendré toute une littérature de dictionnaires, de grammaires et de méthodes d’apprentissage.
Les adaptations cinématographiques de Peter JACKSON en ont popularisé les sonorités particulières, mais également la belle écriture composée de Tengwar.
Autre cas emblématique où la fiction a engendré la genèse d’une langue, le klingon est né ex-nihilo dans la série américaine Star Trek. Ce peuple extra-terrestre belliqueux fait des apparitions récurrentes dans les épisodes et les films. Pour le besoin du troisième long métrage, qui sort en 1984, un linguiste spécialiste en langues amérindiennes, Mark OKRAND, est recruté pour créer la langue des Klingons. D’emblée, ce langage devient indissociable de l’univers de Star Trek, et un premier dictionnaire comprenant 1 500 mots voit le jour l’année suivante. OKRAND a ensuite le loisir de développer et de perfectionner sa création dans les cinquième (1988) et sixième (1991) opus de la série. En 1992, OKRAND fait paraître une version augmentée de son dictionnaire. Cette même année, le Klingon Language Institute est inauguré. Ayant pour but de promouvoir la langue klingonne dans le monde, cette organisation revendique aujourd’hui 2 500 locuteurs confirmés et de très nombreux amateurs.
À noter que des moteurs de recherche et des sites proposent le klingon, et que des livres ont même été traduits dans cette langue. En 2010, un opéra en klingon, intitulé ‘U’, est créé aux Pays-Bas. Curieusement, alors que le personnage emblématique de la série, SPOCK, est un vulcain, la langue de cet autre peuple n’a pas été réellement développée, et le klingon reste l’idiome favori des fans de Star Trek.
D’autres langues construites ont également acquis une certaine célébrité par le biais de films et de séries, mais n’ont pas, du moins encore, entraîné le développement d’une littérature linguistique et lexicographique comparable à nos deux précédents exemples. On pense en particulier au na’vi utilisé dans le film Avatars et au dothraki de la série Game of Thrones. La raison en est sans doute que ces langues “digital natives”, ou “enfants du numérique” en français dans le texte, sont largement traitées et diffusées par le biais de sites internet, de forums et d’“applis”, et n’ont donc pas besoin du média livre pour atteindre un large public. Encore une fois, ces deux langages sont issues du travail de véritables linguistes : Paul FROMMER pour le na’avi et David Peterson pour le dothraki.
Nous pouvons également évoquer l’univers de Star Wars qui brasse un nombre considérable de peuples et de langues. Certaines, comme le hutt, l’aurebesh, ou le sith, connaissent une certaine célébrité, mais là encore Internet joue un rôle central dans leur diffusion.
Si le (vaste) sujet des langues artificielles vous intéresse, on vous recommande le Dictionnaire des langues imaginaires de Paolo ALBANI et Berlinghiero BUONARROTI, et Les langues imaginaires, mythes, utopies, fantasmes, chimères et fictions linguistiques de Marina YAGUELLO.
Ci dessous une interview du linguiste et traducteur Edouard KLOCZKO, grand spécialiste des langues inventées par TOLKIEN. On y apprend que dès son enfance, ce dernier inventait déjà des langues.
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