Le pidgin dans le monde
Nous avons déjà évoqué dans nos billets le destin de plusieurs langues amérindiennes d’Amérique du Nord, mais nous n’avions pas abordé une autre catégorie linguistique : le pidgin. Ce terme, qui viendrait du mot Business, déformé par la prononciation chinoise, désigne un système linguistique très simplifié, créé et pratiqué dans un but purement utilitaire, le plus souvent commercial. À l’inverse d’une langue véhiculaire préexistante utilisée comme moyen de communication, le pidgin recourt à un lexique limité et à une grammaire minimale. Contrairement aux langues créoles, le pidgin n’a pas vocation à devenir une langue maternelle ou officielle. Cet idiome se contente de faciliter les échanges entre deux populations qui conservent leur propre parler et, de ce point de vue, il s’apparente à une lingua franca, un sabir ou un jargon.
Le pidgin, qui ne s’est pas construit ex nihilo, s’est formé par des emprunts aux différentes structures linguistiques de ses locuteurs. Généralement, des peuples autochtones ont adapté la base lexicale des commerçants et des colonisateurs pour créer un vocabulaire hybride, réutilisé afin de communiquer avec d’autres peuples voisins. Citons dans cette catégorie le pijin des Îles Salomon, le bichelamar du Vanuatu, le fanagalo sud-africain, le haflong hindi ou le nigerian pidgin. Si certains pidgins ont disparu, d’autres se sont maintenus jusqu’à l’époque contemporaine (voir la carte ci-dessous).
L’origine du CHINOOK
En Amérique du Nord, les Européens et les tribus amérindiennes ne tardent pas à mettre en place des langues véhiculaires pour pouvoir se comprendre et commercer. Ces “espérantos” de circonstance se diversifient au fur et à mesure de la progression des colonisateurs sur le continent. Au pidgin basco-algonquin, créé par les pêcheurs basques de Terre-Neuve et du golfe du Saint-Laurent, viennent s’ajouter le Delaware Jargon, le Broken Oghibbeway ou le Mobilian Jargon.
À partir de la fin du XVIIIe siècle, la côte du Pacifique, et plus précisément la zone allant du sud de l’Alaska au nord de la Californie, devient un enjeu majeur d’expansion territoriale et coloniale. Britanniques, Espagnols, Russes et Américains cherchent à étendre leur souveraineté dans des régions particulièrement riches en fourrures et en bois. Après avoir écarté les autres puissances, la Grande-Bretagne et les États-Unis ne finiront par s’accorder sur une frontière commune qu’en 1846, avec le traité de l’Oregon.
Cette zone, où s’installent des colons majoritairement anglophones, est aussi fréquentée par des trappeurs, des marchands et des prêtres francophones. Des relations commerciales se nouent entre les autochtones et les nouveaux arrivants, confrontés à la très grande diversité ethnique et linguistique du territoire. Les Européens commencent par s’appuyer sur la langue nootka, pour opter peu après pour la langue des Chinooks, un peuple de pêcheurs qui pratiquait depuis longtemps un commerce fluvial à longue distance avec les autres tribus de la région. C’est ainsi qu’un nouveau pidgin, qui par la suite prendra le nom de Chinook Jargon (désigné aussi comme Trade Language), s’instaure dans les échanges commerciaux à l’intérieur d’une zone englobant les états actuels de Washington, de l’Oregon, de l’Alaska, de l’Idaho et de la Colombie britannique.
Arrivé à Vancouver en 1838, le missionnaire québécois Modeste DEMERS comprend vite que, pour pouvoir communiquer avec les tribus de cette vaste région, il se doit d’apprendre le pidgin chinook. Linguiste doué, il parvient en quelques mois à le maîtriser et il rédige dans cet idiome des prières et des hymnes, mais surtout un dictionnaire chinook-anglais (ci-dessous
Ce dictionnaire, le premier du genre, n’est publié qu’en 1871 à l’initiative de François-Norbert BLANCHET, autre grand évangélisateur de la zone. C’est à ce compagnon de route de DEMERS qu’il reviendra de corriger et compléter le lexique avant sa parution.
Avec le chinook nous découvrons un langage qui a pour caractéristiques de n’avoir que 18 lettres, une structure grammaticale très simple, des noms invariables et une écriture strictement phonétique. Son vocabulaire est formé à partir de mots chinooks et d’autres issus de langues indiennes apparentées, le tout mâtiné de termes anglais et français. Signalons au passage que les employés de la Compagnie de la baie d’Hudson et les coureurs des bois présents dans la région étaient majoritairement francophones. Bien des mots du chinook sont forgés à partir d’onomatopées (Rire se dit ainsi Hihi), dont la prononciation pratique peut s’accompagner d’une gestuelle explicite.
Quelques exemples : Metsin (Médecin), Aïs (Glace), Tyee (Chef), Lapel (Pelle), Hows (Maison), Leku (Cou), Lamiten (Gants, Moufles), Ekole (Baleine), Lahash (Hache), Huïhui (Échanger). Le terme Wawa évoque l’idée de la parole, et regroupe aussi bien les verbes « parler, demander, ordonner, interroger ou répondre ». Combiné avec Naïka (moi, le mien), on obtient Naïka Wawa, signifiant “Je parle” ou “Ma parole”.
Les avatars du CHINOOK
La région nord-ouest connaît un grand afflux de colons depuis les années 1830, qui empruntent en particulier le mythique Oregon trail pour traverser les Rocheuses, ce qui explique que, chez ces pionniers, existe une forte demande pour des manuels qui leur permettent de communiquer avec les populations autochtones. Dans le même temps, linguistes et ethnologues américains commencent à se pencher avec plus d’attention sur cet idiome singulier. C’est ainsi que des lexiques de chinook, de qualité inégale et souvent fragmentaires, sont édités ou font l’objet d’articles de presse. À partir de 1852, la société McCormick de Portland publie avec succès un Complete Dictionary of the Chinook Jargon, qui a le grand mérite d’être à la fois anglais-chinook et chinook-anglais.
Il faut pourtant attendre 1863 pour voir la parution, à New York, d’un dictionnaire chinook incontournable : celui rédigé par George GIBBS (ci-dessous).
L’auteur, qui a été à la fois juriste, ethnologue et géologue, se décide à participer à la ruée vers l’or et prend la route de l’Oregon. Il finit par s’établir dans la région et y acquiert des compétences linguistiques qui lui valent d’être sollicité aussi bien par les autorités locales que par le Smithsonian. C’est d’ailleurs cette institution qui lui communique un lexique du Chinook Jargon établi par un religieux français, le père LIONNET. Se servant de cet ouvrage comme base de travail, il corrige des erreurs, des omissions, des mots obsolètes et des mots étrangers à cette langue. De retour à New York, il publie un dictionnaire qui contient environ 500 mots, dont 221 sont issus du chinook, 94 du français, 67 de l’anglais, les autres étant empruntés à des langues locales, comme le nootka et le chehalis. L’auteur modifie également l’orthographe de certains mots pour la rendre plus conforme à leur prononciation.
S’appuyant sur le vocabulaire de Gibbs, une abondante production lexicographique arrive sur le marché à partir des années 1880. Ci-dessous, quelques exemples de ces dictionnaires pratiques, abrégés et de poche, respectivement datés de 1891, 1888 et 1898.
Quelques titres émergent du lot. En particulier, le dictionnaire de John Kaye GILL (ci-dessous à gauche), qui a récupéré les droits de la société McCormick et produit, en 1881, une huitième édition remaniée et corrigée et, en 1909, le livre The Chinook Jargon, and how to use it, de George C. SHAW (ci-dessous à droite) .
Un missionnaire belge, le père LE JEUNE, entreprend quant à lui de développer une écriture standardisée, le chinuk pipa qui, utilisant les principes de la sténographie, permet de retranscrire le jargon. Il l’utilise pour éditer un journal local, qui rencontre un réel succès : le Kamloops Wawa. De nombreux Amérindiens apprennent à lire et à écrire avec cette méthode, et le chinuk pipa ira même un temps jusqu’à concurrencer l’anglais en Colombie britannique.
Il est paradoxal de constater que le chinook semble connaître un véritable âge d’or vers 1875, avec près de 100 000 locuteurs, au moment même où les populations indiennes de la région sont en net déclin démographique et se retrouvent souvent parquées dans des réserves, alors que la région accueille de plus en plus d’immigrants, en provenance de pays différents, dont des Chinois et des Kanakas d’Hawaï employés dans l’agriculture ou les conserveries.
Un pidgin toujours vivant
À partir du début du XXe siècle, la pratique du chinook wawa diminue, sans doute du fait de l’arrivée plus massive de colons anglophones, qui coïncide avec la création des pensionnats autochtones et des Indian Residential Schools. Depuis plus d’un siècle, cet idiome, qui était annoncé comme étant en voie d’extinction, a néanmoins réussi à se maintenir jusqu’à nos jours. Très présent dans la toponymie, il a également survécu dans les patois et l’argot. Pour l’anecdote, soulignons que la devise de l’État de Washington – Al-Ki – se trouve être une expression chinook.
Aux États-Unis, les tribus confédérées de la communauté de Grand Ronde, qui regroupent en leur sein des peuples parlant à l’origine 27 langues différentes, ont choisi de communiquer entre elles en Chinook Jargon. Cas quasiment unique, celui-ci y est devenu une langue maternelle, assimilable au créole, qui est enseignée à l’école, en parallèle avec l’anglais. Dès les années 1970, les aînés dispensent des cours aux jeunes et lorsque, dans les années 1990, la Confédération retrouve sa souveraineté, un véritable programme d’enseignement est mis en place, avec en particulier des stages d’immersion. Un nouveau projet de dictionnaire se concrétise en 2012, avec la parution du Chinuk Wawa dictionary (ci-dessous).
Comme les autres langues amérindiennes, le chinook joue actuellement sa survie, mais l’heure serait plutôt à l’optimisme et à la reconquête.
Si vous souhaitez en apprendre davantage sur ce curieux langage, et entendre sa prononciation, nous vous invitons à visionner les deux vidéos ci-dessous.
https://www.youtube.com/watch?v=K8lyjwIobmQ