Le Vanuatu : 83 îles et plus d’une centaine de langues
Autrefois appelé les Nouvelles-Hébrides, le Vanuatu partage avec la Nouvelle-Guinée la caractéristique d’avoir la plus forte densité linguistique du monde. En effet on y trouve, selon les décomptes, entre 106 et 138 langues locales identifiées. Ces langues se répartissent entre des groupes ethniques qui ne sont pas géographiquement proches les uns des autres, et cet émiettement ne facilite pas la communication entre les 280 000 habitants de 83 îles qui, par le passé, n’avaient jamais constitué un État unifié. De plus, la période contemporaine, marquée par la création, en 1906, d’un condominium franco-britannique, une expérience unique en son genre dans l’histoire coloniale, a amené sur place d’autres populations venues de l’extérieur, en premier lieu des colons d’origine européenne, mais également des Vietnamiens, des Fidjiens et des Chinois, lesquels ont contribué à renforcer la diversité linguistique du pays.
Le Vanuatu, devenu indépendant en 1980 après une décennie agitée, se pose alors la question du choix d’une langue officielle. Marqué par son histoire récente, il adopte conjointement le français et l’anglais, mais y ajoute aussi le bichelamar. Cet idiome “autochtone” est en effet le seul en mesure de servir de langue vernaculaire commune dans un archipel où la disparité culturelle et linguistique menace de réveiller des tensions politiques et des tentations sécessionnistes, qui s’étaient déjà manifestées avant la décolonisation.
Le bichelamar, une lingua franca
Le nom de bichelamar a pour origine le terme portugais bicho do mar, qui désigne l’holothurie, aussi appelée en français concombre de mer ou bêche de mer. Cette créature marine, très prisée en Asie du Sud-Est où elle constitue un mets gastronomique de choix, se trouve également utilisée en pharmacopée ; autant de caractéristiques expliquant l’intérêt que trouvent les Européens à la récolter pour la commercialiser en Chine. Des pêcheurs occidentaux viennent donc écumer les fonds marins des Nouvelles-Hébrides et, pour communiquer avec les habitants qui parlent de multiples langues, un sabir s’impose peu à peu, baptisé du nom déformé de l’animal marin tant convoité, soit en français bichelamar, et en anglais bislama.
La population locale va reprendre à son profit cette lingua franca pour communiquer d’île en île, étendant même sa pratique jusqu’en Nouvelle-Calédonie. La diffusion du bichelamar ne cesse de croître au cours du XIXe siècle, car d’autres activités vont attirer de plus en plus d’Occidentaux aux Nouvelles-Hébrides, telles la chasse à la baleine et l’exploitation du bois de santal. Déjà décimée par les maladies importées, la population va être victime de la pratique du blackbirding. Enlevés de force ou attirés par des promesses mensongères, des Mélanésiens de l’archipel sont déportés par milliers dans les plantations de canne à sucre, de coton ou de coprah du Queensland ou des Fidji. Au cours d’une sombre période, qui va s’étaler sur près de quarante années, le bichelamar deviendra la langue vernaculaire de ces travailleurs forcés qui, à leur retour, continueront à la pratiquer au quotidien. C’est ainsi que ce langage, qui n’était au départ qu’un pidgin, va s’installer définitivement comme une langue créole.
Si la syntaxe et la prononciation du bichelamar sont issues des langues indigènes, sa base lexicale se calque sur l’anglais, à l’exception de quelques éléments issus du français. La proximité linguistique avec l’anglais s’explique par le fait que, dans un archipel marqué par la coexistence de deux langues et de deux administrations coloniales, les grammaires et les dictionnaires ont été rédigés par des anglophones. Désormais codifié et enseigné, le bichelamar est devenu une langue écrite qui utilise un alphabet latin, dont le c, le q, le x et le z sont exclus, mais qui comprend en plus le son “ng”. Le premier manuel, édité à Canberra en 1975, présente la spécificité d’être trilingue anglais-français-bislama et de proposer un lexique de 1 300 termes. Mais à la publication l’auteur sera critiqué pour n’avoir pris en compte qu’une seule des variantes régionales du bichelamar.
Il faut attendre 1977 pour que le pasteur protestant Bill CAMDEN, qui travaille à la traduction de la Bible dans cette langue, propose le premier véritable lexique bichelamar : Bislama to english, a descriptive dictionary (ci-dessous).
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Le dictionnaire de référence du bislama
Ce premier livre de 138 pages recense près de 3 000 mots pour lesquels il propose une orthographe standardisée, mais c’est à Terry CROWLEY qu’il reviendra de doter le bichelamar de son grand dictionnaire de référence. Fils d’immigrants anglais installés en Australie, ce linguiste et philologue, qui a déjà réalisé d’importantes études sur plusieurs langues aborigènes avant de se tourner vers d’autres idiomes océaniens, ne pouvait manquer de s’intéresser à la fascinante mosaïque linguistique des Nouvelles-Hébrides. Ayant obtenu sa thèse de doctorat en 1980 grâce à une étude sur le paamais, parlé dans la partie nord du Vanuatu, en 1983 il accepte de diriger le département des langues du Pacifique, créé à Port-Vila par The University of the South Pacific.
Plongé dans l’étude approfondie du bislama, CROWLEY rédige une grammaire qui fait l’objet de deux éditions, en 1985 et en 1990, puis il publie An illustrated Bislama-English and English-Bislama Dictionary (ci-dessous), avant de quitter l’archipel pour l’université néo-zélandaise d’Hamilton.
Le dictionnaire, riche de plus de 4 000 entrées et 7 500 notices linguistiques, permet de mettre en valeur la richesse lexicographique du bichelamar. Dans sa nouvelle résidence australienne, CROWLEY retravaille son livre, qui est de nouveau édité en 1995 par l’Institute of Pacific Studies, basé aux îles Fidji et au Vanuatu, sous le titre : A New Bislama Dictionary (ci-dessous). En 2003, une seconde édition voit le jour, suivie l’année suivante par une Bislama Reference Grammar, toujours rédigée par le même auteur.
Les projets de dictionnaires bilingues français/bichelamar n’ont malheureusement jamais pu aboutir, bien que la langue française soit toujours parlée et/ou comprise par près de 30 à 40 % de la population. Mais, handicapée par de grandes disparités géographiques et peu utilisée par l’administration et les médias, elle est en constant recul.
Le lexique de ce créole, à plus de 90 % d’origine anglaise, ne compte que 5 % de racines mélanésiennes, comme en témoignent ces quelques exemples : Haos (Maison), Plis (S’il vous plaît), Woman (Femme), Kuk (Cuisiner), Pig (Cochon), Halo ou Gudmoning (Bonjour), I smelen gud (Ça sent bon), Angka (Ancre), Basket-Titi (Soutien-gorge), Fingga (Doigt), Bigwan (Grand, Beaucoup), Ronwe (S’enfuir), Plen (Avion), Wet Smol (Attends un peu), Puskat (Chat), Gat (Avoir), Gat Bebi (Être enceinte), Ston (Rocher, pierre), etc. La prononciation du bichelamar diffère cependant de celle de l’anglais, et se rapproche même souvent de celle du français. Beaucoup de verbes sont invariables, certains mots étant à la fois nom commun et verbe, comme Kakae, qui signifie Nourriture et Manger. Les deux prépositions Blong et Long sont très utilisées pour lier les mots entre eux, pour en préciser le sens ou construire des phrases.
Parlé par près de 74 % de la population, le bichelamar s’est réellement imposé comme la langue nationale du Vanuatu, même si, dans les faits, il ne constitue la langue maternelle que de 15 000 personnes environ. Si vous êtes désireux d’en savoir plus sur cette langue, il vous est possible de consulter Le Pidgin bislama(n) et le multilinguisme aux Nouvelles-Hébrides de Jean-Michel CHARPENTIER, le grand spécialiste francophone du sujet. Par ailleurs vous avez la possibilité de consulter un dictionnaire en ligne bichelamar-anglais, bislama.org, qui recense 6 500 mots et propose un outil de traduction.
Pour vous donner un aperçu oral du bichelamar, nous vous proposons ci-dessous d’entendre l’hymne national du pays, composé dans cette langue ; il a été baptisé Yumi, Yumi, Yumi !
Excellent article sur le Bichelamar que je parle couramment et qui m’a ravie car j’ai passé une des plus belles partie de ma vie avant, pendant et après l’indépendance aux Nouvelles Hebrides puis au Vanuatu.
J’ai visité le dictionnaire de Terry Crowley qui pour mois est “un peu politique” a savoir que beaucoup de ces mots n’exitaient pas en Bichelamar a l’époque ou je vivais la-bas jusque dans les années 83 et je pense que beaucoup ne sont toujours pas utilisés. Sa démarche qui “bichelamarise” des mots anglais n’est pas la bonne car les mélanésiens du Vanuatu quand il ne connaissaient pas un mot, et qu’ils en avaient besoin, en représentaient une image bien vivante pour le caractériser ce qui en faisait une langue VIVANTE extraordinaire. Par exemple : PIANO: “Someting hem i got black tis mor white tis time you kilim hem hem i makem music” ( quelque chose qui a des dents noire et blanches et qui quand on lui tape dessus font de la musique. SCIE : “Someting time you pussun i go time you pulum i come hem i kai kai wood” (Quelque chose que quand tu la pousse elle avance et quand tu la tire elle revient en mangeant du bois.
Je n’ai jamais rencontré d’anglo-saxon meme un pasteur parler correctement le Bichelamar car il le parlaient avec un accent anglais alors que la prononciation est française comme ici le i se prononce i et non ai. Il y’a eu aussi des apports portugais comme l’expression très populaire ” mi sabe o mi no sabe ” ( je sais ou je ne sais pas).
Il existe un remarquable ouvrage écrit par le regretté ethnologue J.B.M Guy « Handbook of Bichelamar, Manuel de Bichelamar » comprenant une partie sur la Grammaire du Bichelamar, un dictionnaire Bichelamar/ Français/ Anglais, un dictionnaire Anglais/Bichelamar et un dictionnaire
Français/Bichelamar. Cet ouvrage respecte la spécificité phonétique du Bichelamar qui est plus proche de celle du Français que celle proposée par le Pasteur Camden dans son dictionnaire davantage influencée par l’Anglais.
D’autre part M. Casimir Runa et moi-même avons écrit en 1981 notre mémoire de maîtrise « Etude critique de certains aspects linguistiques et phonétiques du Bislama du Vanuatu » déposé au Centre Culturel de Port Vila en 1981, sous la Direction de Monsieur Rothstein, Professeur de Linguistique à l’Université Paul Valéry de Montpellier, et supervisé par M. Jean-Michel Charpentier spécialiste du Bichelamar que vous citez dans votre article.
J’aimerais apporter quelques rectifications à votre article sur le Bichelamar. Quand vous dites qu’il est devenu une langue vernaculaire ce n’est pas tout à fait exact, il ne l’a jamais été. Une langue vernaculaire est un substrat d’origine dans un pays. C’est une langue véhiculaire dont vous avez très bien tracé l’origine dans les plantations du Queensland où des autochtones néo-hébridais avaient été transportés comme esclaves.
Il n’est pas non plus un créole qui est une langue maternelle. C’ est un pidgin qui repose sur un ou plusieurs substrats l’Anglais pour la plus grande proportion, un peu de langues vernaculaires, un peu de Français et un peu d’autres langues. Il peut être comparé à un sabir dans sa genèse tout en sachant qu’un sabir est spécifique du bassin méditerranéen. Quand des populations venant d’iles différentes et parlant des langues vernaculaires différentes se déplacent vers des centres plus importants comme Port Vila, Luganville ou Norsup essaient de communiquer, elles utilisent le Bichelamar la langue véhiculaire à leur disposition. Si ces populations ne retournent pas dans leurs îles ou dans les villages de leurs montagnes, les enfants puis petits-enfants perdent l’usage de leur langue vernaculaire et adoptent le Bichelamar comme langue maternelle. Dans ce cas on peut dire qu’il se devient un Créole.
Quant à la prononciation Bislama, elle n’est pas anglaise, elle est autochtone parce que les Canaques prononcent « s » au lieu de « ch ». Jean-Michel Charpentier signale même un « n » que l’on entend nettement sur Malekula, il écrit d’ailleurs « Bislama(n) ».