L’apport lexical des langues antillaises
La découverte de l’Amérique s’est traduite pour les Européens par un enrichissement considérable de leur vocabulaire. En abordant ce nouveau continent, les explorateurs, aiguillonnés par la recherche de richesses souvent chimériques, rapporteront quantité de végétaux, d’animaux et de denrées inconnus en Europe ; de sorte que, dans le lexique de notre vie quotidienne, nous pouvons retrouver de nombreux mots d’origine amérindienne. À titre d’exemple, les mots tomate, chocolat, avocat, cacahuète et haricot viennent du nahuatl ; mocassin, toboggan, totem, squaw sont issus de l’algonquin ; ananas, manioc, jaguar, tatou, acajou et palétuvier trouvent leur origine dans les langues tupi, tandis que kayak et anorak sont des mots inuits. Mais c’est aux populations des Antilles, les premières à entrer en contact avec les Occidentaux, que nous devons l’enrichissement lexical le plus important. Dans ce vaste archipel, qui s’étend de la Floride au Venezuela, des groupes ethnolinguistiques se sont constitués au cours des siècles, les plus importants d’entre eux étant les Caraïbes, les Arawaks et les Taïnos ; c’est à ces derniers que nous allons nous intéresser dans ce billet.
Les conquistadors ont infligé aux populations des grandes Antilles une conquête brutale et un choc microbien destructeur, qui ont eu pour effet de voir leur population quasiment disparaître en l’espace d’un siècle et demi, à l’exception de quelques rares isolats. Paradoxalement, malgré cette extinction démographique radicale, les langues des peuples antillais originels connaissent de nos jours un regain d’intérêt, tout particulièrement celle des Taïnos.
Le 12 octobre 1492, Christophe COLOMB et son équipage posent le pied sur l’île de Guanahani, qui fait partie des actuelles Bahamas. L’expédition poursuit sa route et longe Cuba avant d’atteindre l’île d’Hispaniola, plus tard baptisée Saint-Domingue, où les Espagnols établissent leur première base permanente pour le Nouveau Monde. Les Taïnos qui peuplent ces îles (carte ci-dessous) sont les premiers interlocuteurs des Espagnols, qu’ils accueillent pacifiquement, contrairement aux Caraïbes qui, plus tard, feront montre d’un tempérament beaucoup plus belliqueux vis-à-vis du même occupant.
La langue taïno
De la cohabitation entre les Espagnols et les indigènes, il résulte que de nombreux mots de la langue taïno – qui est rattachée au groupe arawakien même si ces deux populations sont distinctes – vont franchir l’Atlantique d’ouest en est pour venir se propager en Europe, puis au delà. Peuple méconnu au destin particulièrement tragique, les Taïnos nous ont légué, entre autres, les mots canoë, tabac, savane, pirogue, hamac, iguane, ouragan, cacique, goyave, papaye, caïman, barbecue, maïs , ainsi que le mot patate, qui désigna dans un premier temps uniquement la patate douce. Quelques années après le premier voyage de COLOMB, l’humaniste Antonio de NEBRIJA choisit de faire figurer dans son livre, considéré comme le premier dictionnaire de langue espagnole, le mot « canoë » qui, ipso facto, deviendra le premier “américanisme” de l’histoire. Au total, ce sont près de 200 mots taïnos qui sont recensés dans les relations de voyage et les correspondances, sauvant ainsi de l’oubli total un peuple qui disparaît en quelques décennies pour être en grande partie remplacée comme main-d’œuvre forcée par une population d’esclaves venus d’Afrique.
Dès la fin du XIXe siècle, archéologues et anthropologues, ainsi que les écrivains, vont redécouvrir les peuples précolombiens des Antilles, dont l’héritage est progressivement valorisé . Après avoir longtemps méprisé leur passé amérindien, les élites alors soucieuses de forger une histoire “nationale” vont le mettre en avant pour contrebalancer le leg culturel de l’ancienne puissance dominante. C’est en particulier le cas de Cuba, de la République dominicaine et surtout de Porto Rico. Certaines communautés métisses y revendiquent désormais une ascendance taïno. Cette hypothèse est confortée en 2018 par l’étude génétique réalisée sur l’ADN d’une dent de squelette qui a confirmé que cet héritage est beaucoup plus important que ce l’on croyait jusqu’ici. Des musées et des sites archéologiques sont désormais ouverts au public, tandis que des personnages historiques comme HATUEY, ANACAONA, AGÜEYBANA et ENRIQUILLO ont acquis le statut de figures emblématiques célébrées dans les manuels d’histoire comme précurseurs de la lutte contre le pouvoir colonial.
Porto Rico, « épicentre » de la lexicographie du taïno
C’est à Porto Rico – actuellement territoire non incorporé des États-Unis – que l’héritage taïno est le plus souvent revendiqué ; particularité s’expliquant par le fait que près de 61% de la population auraient un ascendant amérindien. Tout à la fois médecin, écrivain, journaliste et homme politique, Cayetano COLL Y TOSTE est également un érudit passionné par l’histoire de son île et de ses premiers habitants. Après avoir patiemment collecté les vestiges linguistiques et toponymiques des Amérindiens, il compose un Vocabulario de palabras introducidas en el idioma español procedentes del lenguaje indo-antillano, qui sera en partie reproduit en 1921 dans le Boletin historico de Puerto Rico. En 1972, l’Encyclopedia clasicos de Puerto Rico intègre ce vaste lexique taïno et lui donne une audience élargie. Puis ce sont les frères PEREA, très engagés dans la cause indépendantiste, qui reprennent le flambeau laissé par COLL Y TOSTE, et publient à Mayagüez en 1941 un Glosario etimológico taino español, histórico y etnográfico (ci-dessous, à gauche). En 1969, c’est au tour de l’écrivain Luis Hernandez AQUINO, journaliste et enseignant à l’université de Rio Pedras, de publier le fruit de ses recherches dans un Diccionario de voces indigenas de Puerto Rico (à droite), ouvrage qui sera réédité à plusieurs reprises.
Parallèlement à ce mouvement de “renouveau indigène”, qui a fait des émules dans d’autres îles et dans la diaspora antillaise, plusieurs lexiques ont vu le jour depuis les années 1990, tel le Diccionario taïno illustrado (ci-dessous, à gauche) d’Edwin Miner SOLA, auteur de plusieurs ouvrages de vulgarisation consacrés à l’histoire, la faune et la flore locales. Autre ouvrage important, le Diccionnario espanol-taïno (ci-dessous, à droite), basé sur le manuscrit de Duilio VAIA, se voit enrichi de données archéologiques récentes. Mais c’est désormais sur la toile que de nombreux amateurs passionnés diffusent des recueils de vocabulaire taïno, comme sur ce site.
Si Porto Rico est devenue aujourd’hui ʺl’épicentre” de la lexicographie du taïno, d’autres pays voisins s’intéressent également au sujet. C’est ainsi qu’en République dominicaine, Rodolfo Domingo CAMBIASO publie en 1916 un court Pequeño diccionario de palabras indoantillanas, désormais considéré comme un classique. À Cuba, Alfredo ZAYAS Y ALFONSO, une des figures de la guerre d’indépendance, président de la République entre 1921 et 1925 et passionné par les langues indigènes, rédige en 1914 une Lexicografia antillana (ci-dessous, à gauche), ouvrage réédité à plusieurs reprises. Soulignons enfin que l’intérêt pour les Taïnos ne se limite pas au monde hispanophone. En effet, pour les importantes communautés portoricaines et cubaines vivant aux États-Unis, le thème des anciennes civilisations amérindiennes reste très populaire ; ce qui explique qu’en 2008, un Webster’sTaino-English Thesaurus Dictionary (ci-dessous, à droite) sera publié en Californie.
Le peuple taïno, longtemps considéré comme éteint, fait donc un retour remarquable sur le devant de la scène, même si son héritage, en grande partie virtuel, se trouve parfois “folklorisé”. Définitivement sauvegardé, la prochaine étape devrait être de refaire du taïno une véritable langue vivante et, dans cette perspective, des cours et des méthodes ont été mis en place.
Ci-dessous, un petit film, en anglais, sur l’histoire des Taïnos.