Un coffre-fort pour l’humanité
L’époque contemporaine est marquée par une évolution extrêmement rapide des progrès technologiques mais, pour autant, l’humanité n’envisage pas son futur avec optimisme. À entendre certains prévisionnistes, l’espèce humaine serait même désormais menacée d’effondrement et d’apocalypse. Cette vision pour le moins pessimiste aura poussé les hommes à rechercher des solutions et des alternatives pour se prémunir des catastrophes annoncées. L’une des pistes privilégiées consiste à réaliser des “sauvegardes” des acquis de la civilisation humaine, pour lui permettre, le cas échéant, de ne pas redémarrer de zéro et limiter ainsi l’impact d’un cataclysme généralisé. Sur notre site, nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer les ambitieux projets qui cherchent à “délocaliser” dans l’espace et même sur la Lune une partie de la mémoire de l’humanité. Mais ces missions de stockage à très long terme ne concernent pas uniquement l’univers intersidéral. Notre bonne vieille Terre est également mise à contribution pour abriter les archives d’un futur lointain.
Une région isolée du globe semble être devenue une terre d’élection pour cette mission : l’archipel du Svalbard. Situé au-delà du cercle arctique, à 500 km à l’ouest du Groenland, ce territoire, administré depuis 1920 par la Norvège, constitue une zone démilitarisée et neutre, qui ne fait pas partie d’organisations internationales comme l’espace Schengen ou l’AELE. Ce statut particulier a d’ailleurs permis à une société russe de venir exploiter du charbon dans cet endroit aux conditions très inhospitalières et d’y maintenir une population d’environ 2600 âmes. Recouvert à plus de 60% par des glaciers, l’archipel d’une trentaine d’îles, dont deux seulement sont habitées, voit fréquemment les températures descendre jusqu’à -20° et la nuit polaire durer de longues semaines au cœur de l’hiver. Ce sont, tout à la fois, l’implication du gouvernement norvégien, l’isolement géographique du territoire, ses conditions climatiques et sa faible activité tectonique qui ont guidé le choix de la Réserve mondiale de semences (en anglais, Svalbard Global Seed Vault) pour cette terre du bout du monde. Ci-dessous, l’entrée très “futuriste” de l’institution :
Dès les années 1970, l’idée de constituer des banques de données de séquences ADN et de matériels génétiques a engendré la création d’organisations dédiées à ces missions dans plusieurs pays. En Scandinavie et dans les pays riverains de la Baltique, une coopération internationale est initiée par la Norvège et la Suède, qui fondent en 1979 la Nordic Gene Bank (NGB), afin de partager les informations et mutualiser le traitement des données. Mais, au-delà de sa fonction d’enregistrement, cet organisme est chargé de la conservation d’échantillons, en particulier de plantes ou de céréales, dont la raréfaction voire la disparition sont susceptibles d’engendrer d’immenses famines. C’est ainsi qu’à la manière d’un conservatoire, le NGB contribue à préserver la diversité végétale d’une rapide uniformisation de la flore.
En novembre 1984, une mine de charbon abandonnée, proche de Longyearbyen, la capitale du Svalbard sur l’île Spitzberg, est choisie pour accueillir un “dépôt de secours” de germoplasmes de la flore scandinave. Le projet consiste à profiter des basses températures constantes du site, de l’absence de moisissures ou autres parasites, ainsi que de l’imperméabilité théorique du pergélisol, pour maintenir au frais les échantillons. Le choix du lieu est justifié par le désir d’éviter les dommages irréversibles que pourraient causer une coupure de courant ou un réchauffement incontrôlé des températures ou de l’hygrométrie. Un autre dépôt expérimental, destiné à permettre d’observer les effets à très long terme de ce type de conservation sur les capacités germinatives des semences, est adjoint au premier en 1986.
En 2001 est signé un traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture, dont le but consiste à garantir l’échange et l’utilisation durable des ressources phytogénétiques vivrières mondiales. Dès lors, des scientifiques et des personnalités de l’écologie, comme Cary FOWLER, mènent campagne pour la création d’un dépôt mondial de graines. Connaissant l’expérience déjà menée au Svalbard, ils sollicitent la Norvège qui, après une étude de faisabilité, donne son accord et décide de s’impliquer directement dans le projet. Pour gérer le futur site, une organisation tripartite est mise en place, qui regroupe la Norvège, la NordGen et le Global Crop Diversity Trust. La construction d’une véritable chambre forte, dans le flanc d’un massif montagneux de grès de l’île Spitzberg à 130 mètres d’altitude, débute officiellement en juin 2006. Le Svalbard Seed Vault, dont nous vous présentons le plan ci-dessous, est inauguré le 26 février 2008.
Une banque de dépôt
Chaque pays de la planète est invité à venir déposer gratuitement dans ce souterrain un “double” des échantillons conservés dans ses banques de graines ; ceci afin de les sauvegarder en cas de catastrophe naturelle, de guerre ou de toute autre calamité susceptible de les détruire définitivement. Les graines sont scellées dans des emballages en aluminium placés dans une caisse hermétique soigneusement rangée sur une étagère dédiée. Comme dans tout établissement bancaire, le contenu demeure la propriété des déposants, la réserve du Svalbard ne faisant office que de coffre-fort. Des retraits sont toujours possibles, comme récemment lors de la guerre civile syrienne. En 2021, cette “arche de Noé végétale” abritait 1 081 026 échantillons – soit 642 millions de graines dont 69% de céréales et 9% de légumineuses -, originaires de 223 pays.
Le reportage ci-dessous présente le fonctionnement interne de cette banque hors normes.
Si le système de réfrigération, qui maintient une température de -18°, était coupé pour une longue durée, la température se stabiliserait naturellement à -3°. Malgré ces précautions, en octobre 2016 des températures plus élevées que d’habitude et des fortes pluies ont causé des infiltrations d’eau importantes dans l’entrée du bâtiment. Des travaux ont été entrepris pour écarter définitivement cette menace et le Svalbard Seed Vault poursuit sa mission, sans incident majeur. Seule critique récurrente à l’encontre de ce conservatoire hors normes : certains soulignent le fait qu’il faudrait surtout favoriser la biodiversité de la planète plutôt que la figer dans un “réfrigérateur” géant.
Un conservatoire mondial du numérique
Quoi qu’il en soit, cette initiative a entraîné l’émergence d’un autre projet : celui de conserver des archives numériques à long terme. En effet, si les nouvelles technologies ont permis d’engendrer un immense volume de données, leur archivage reste problématique dans la durée, du fait de la volatilité et de l’instabilité des supports existants. Spécialisée dans la sauvegarde numérique, la société norvégienne PIQL, créée en 2002, s’est lancée, avec le soutien du gouvernement et de l’Union européenne, dans une mission herculéenne : assurer la conservation des données pour les siècles à venir. Dans cette perspective, une ancienne mine de charbon, proche de Longyearbyen, a été sélectionnée et aménagée. Un tunnel, qui s’enfonce à près de 300 mètres sous la surface, a été choisi pour mettre les archives à l’abri des effets des armes nucléaires et des impulsions électromagnétiques de grande ampleur (EMP). Bénéficiant des mêmes avantages que la réserve de semences, ce lieu de stockage bénéficie d’une température négative constante grâce à sa profondeur, à la nature du sol et au climat extérieur.
Le premier site de World Arctic Archive a été inauguré le 27 mars 2017. La vidéo ci-dessous nous propose une visite guidée à l’intérieur de ce second “coffre-fort de l’apocalypse”, implanté à proximité du premier.
Pour conserver les données dans les siècles à venir, la société PIQL a développé une nouvelle technologie basée sur la photographie, dont nous vous offrons un aperçu dans le documentaire ci-dessous. Les textes, les films et les images sont fixés sur des films en polyester recouverts de cristaux d’halogénure d’argent et de poudre d’oxyde de fer. Ces supports sont ensuite roulés en bobine et stockés dans des boîtes spéciales réputées indestructibles, avant d’être mis à l’abri dans la chambre forte. Des tests ont démontré que les films résistaient à une température descendant jusqu’à -197° et que, selon leur rythme d’usure, ils pouvaient rester exploitables pour une durée allant de 500 à 1000 ans, voire 2000 en cas de conditions “optimales”. Précaution utile, un guide d’interprétation – à l’image d’une pierre de Rosette -, rédigé en plusieurs langues, doit permettre aux générations futures de prendre connaissance des manipulations nécessaires pour agrandir et lire le contenu des bobines.
World Artic Archive est une société privée, qui monnaye un service théoriquement ouvert à tous pour des documents considérés comme instructifs ou “bénéfiques” pour les générations futures. Dans les faits, ses principaux clients se trouvent être des États. 17 pays dont le Brésil, le Mexique et la Norvège, qui y a déposé une copie numérisée du tableau Le Cri de MUNCH, ont eu recours à ce service, mais aussi diverses organisations, comme l’Agence spatiale européenne, des bibliothèques dont celle du Vatican, des musées, des institutions de recherche ou des multinationales. En 2020, dans le cadre de son programme d’archivage, la plateforme GitHub a confié l’intégralité de son code open source à cette société. Des systèmes d’exploitations comme Linux et Android, ainsi que le code base du Bitcoin, sont stockés sous le sol gelé du Spitzberg. Reste à savoir si le contenu, conservé dans ce qui s’apparente finalement à une capsule temporelle, sera compréhensible pour les générations futures, l’évolution des sociétés et des techniques pouvant rendre obsolète ou inutile ce qui nous semble indispensable aujourd’hui. Nous ne serons plus là pour le savoir mais l’idée de multiplier les sauvegardes semble, malgré tout, opportune face à un avenir pour le moins incertain.
Nous terminerons ce billet en évoquant, en quelques mots, l’expérimentation d’un data center sous-marin. En 2014, Microsoft a commencé à travailler sur un projet qui présente l’avantage d’être moins énergivore que ses équivalents terrestres. Après un premier essai en 2015, un container contenant 864 serveurs a été immergé au large de l’Écosse. Remonté deux ans plus tard, l’expérience s’est avérée concluante et permet d’entrevoir de nouvelles possibilités pour le stockage à long terme de données.