Les Codex Atlanticus, Windsor, Arundel, Leicester et Forster, évoqués dans notre précédent billet, ne représentent pas l’intégralité des manuscrits que VINCI a légués à la postérité. Nous poursuivons donc ici notre voyage au cœur de la fertile et bouillonnante imagination du “maestro“, en découvrant d’autres codex qui, comme les précédents, ont souvent connu des parcours tumultueux.
Le Codex de Madrid
En Espagne, où, rappelons-le, LEONI avait rapporté une grande quantité de manuscrits, il aura fallu attendre 1965 pour qu’un document en deux parties soit exhumé de la Bibliothèque royale. Après la mort du sculpteur, les deux livres avaient été acquis par Juan de ESPINA, un collectionneur dont la maison tout entière était un véritable cabinet de curiosités. CHARLES, prince de GALLES, qui avait repéré les recueils riches de 349 feuilles, essaiera à plusieurs reprises de les acheter à son détenteur, directement puis par l’intermédiaire de tiers ; mais il se heurtera à chaque fois à un refus. Vers 1643, le livre intègre le fonds de la Bibliothèque royale espagnole qui, en 1712, se voit transférée dans le nouveau palais au cœur de la capitale. Malgré sa présence attestée dans le catalogue et les demandes répétées de lecteurs, le futur Codex de Madrid, mal référencé à cause d’une bête erreur de cotation – classé Aa119 et Aa120 mais référencé Aa.19 et Aa.20 -, restera égaré dans les réserves où il demeurera introuvable pendant plus de deux siècles, de sorte qu’on finira par le croire volé. Sur l’insistance d’un bibliophile français, une véritable campagne de recherches sera enfin menée, qui aboutira à la redécouverte du codex tant convoité (ci-dessous, une présentation de fac-similés). D’abord tenue secrète, la nouvelle sera divulguée au grand public en 1967 par un professeur américain, qui tentera de s’approprier la découverte.
Les pages du codex ont été rédigées entre 1491 et 1505, soit pendant la période créatrice la plus fertile de VINCI alors établi à Milan. Les feuillets ont été numérotés de la main de l’auteur, détail qui laisse présumer qu’il pourrait s’agir de l’ébauche d’un traité de mécanique, principal sujet traité dans le premier carnet. Celui-ci, très riche en dessins et croquis de mécanismes, d’engrenages et de poulies, abonde en notes sur la statistique et la géométrie. Le second recueil, plus varié, comprend des feuillets dédiés à la poliorcétique, à la peinture et à la sculpture, dont une étude sur le monument Sforza déjà présente dans le Forster. Ci-dessous, quelques exemples des “drôles de machines” sorties de l’imagination de notre prolifique Toscan.
Le Codex Trivulzianus
Avec le Codex Trivulzianus, un petit manuscrit contenu dans un carnet, nous avons de nouveau affaire à un cas de codex disparu puis réapparu. Initialement, il avait été vendu par l’héritier de LEONI à un certain comte Galeazzo ARCONATI, personnage qui ne nous est pas inconnu, pour avoir fait l’acquisition du fameux Codex Atlanticus. C’est cet homme qui, en 1636, fera don du carnet à la Bibliothèque ambrosienne de Milan, où sa présence est attestée en 1674. Passé cette date, il disparaît purement et simplement, sans doute échangé contre un autre ouvrage, pratique courante à l’époque. En 1750, il réapparaît lorsqu’il est acheté par Carlo TRIVULZIANO.
Ce manuscrit d’une cinquantaine de pages se singularise par des plans architecturaux, des études de physionomies, et de longues listes de mots (ci-dessous) sans doute destinées à améliorer le vocabulaire technique et savant de Vinci. Le document est ensuite conservé au sein de la riche collection familiale, avant d’être acquis en 1935 par la ville de Milan où, depuis lors, il est conservé au château des Sforza.
Lors de la campagne d’Italie de 1796, l’armée du général BONAPARTE passe par Milan. Ce dernier, qui n’hésite pas à se servir dans les merveilles artistiques et culturelles de la région, fait main basse sur le Codex Atlanticus et sur douze autres carnets offerts en 1674 par un collectionneur à la Bibliothèque ambrosienne. À son retour, l’Atlanticus est intégré dans les collections de la Bibliothèque nationale, alors que les autres carnets rejoignent l’Institut de France. À la chute de l’Empire en 1815, alors que les pays spoliés réclament le retour de leurs biens, l’Atlanticus retournera de l’autre côté des Alpes mais, curieusement, personne ne songera à s’intéresser aux ouvrages restés à l’Institut, dépôt plus petit et discret dont la restitution ne sera jamais réclamée.
Le Codex Ashburnham
Désignés chacun par une lettre, les douze carnets, dont certains sont de format “poche”, sommeilleront de longues années dans leur cocon avant de recevoir la visite d’un margoulin sans scrupule, faux bibliophile mais vrai voleur, le comte LIBRI. Célébré pour ses travaux scientifiques et bénéficiant d’appuis très haut placés, ce bien étrange individu est nommé, en 1841, inspecteur général du catalogue des manuscrits des bibliothèques publiques de France ; titre qui lui donne accès aux fonds les plus précieux et les plus rares du pays. Abusant d’une position qui lui permet d’exiger d’être seul dans les rayonnages et de profiter de la confusion qui règne parfois dans certaines collections malmenées par l’histoire récente, il n’hésite pas à se servir sans vergogne. C’est ainsi qu’il “prélève” un cahier entier, sur le destin duquel nous reviendrons plus loin, ainsi qu’une cinquantaine de feuillets dont il recompose deux carnets, A et B. En 1847, il vend 1923 manuscrits à Lord ASHBURNHAM. À la mort de ce dernier, son héritier choisit de disperser la collection à travers une série de ventes aux enchères. En 1888, la Bibliothèque nationale de France réussit à acquérir les deux carnets, qui seront désormais désignés sous l’appellation de Codex Ashburnham. Les deux carnets seront restitués trois ans plus tard à l’Institut, où ils seront enregistrés comme suppléments des recueils A et B. Outre les réflexions sur la géométrie ou des schémas de mécanisme, ce manuscrit propose aussi de belles études d’architecture comme celle présentée ci-dessous.
Les manuscrits de Paris
LIBRI n’a heureusement pas tout emporté avec lui, et les documents qui constitueront par la suite les “manuscrits de Paris” sont demeurés jusqu’à ce jour à la bibliothèque de l’Institut. Les douze carnets – datés entre 1487 et 1515 – totalisent 1656 pages et témoignent à nouveau de la curiosité universelle de notre savant autodidacte. Optique, botanique, ingénierie et architecture militaire, astronomie, géologie, aérodynamique, hydrologie et hydraulique, physique, architecture et urbanisme, zoologie : aucun domaine scientifique ne semble ici avoir échappé à ses investigations et à ses réflexions. Une nouvelle fois, ce sont plusieurs de ses curieuses inventions qui attirent l’attention, et encore aujourd’hui fascinent les esprits contemporains par leur modernité.
L’une des plus célèbres de ses inventions est le fameux prototype d’hélicoptère, par la suite surnommé la “vis volante“, dont nous voyons ci-dessous le schéma daté entre 1487 et 1490.
Inspiré par un dispositif développé par ARCHIMÈDE, ce singulier aéronef s’appuie sur la théorie que l’air est un fluide. L’engin, dépourvu de rotor, était conçu pour fonctionner à l’aide d’un ressort à remonter par la force musculaire d’un homme ou d’un animal. À l’évidence, la machine ne pouvait être viable comme moyen de transport, mais elle témoigne d’une des grandes obsessions de VINCI : permettre à l’homme de voler. Il s’inspirait entre autres de la nature en cherchant à reproduire le vol des oiseaux et des chauves-souris, d’où plusieurs ébauches d’ornithoptères. Présents dans d’autres manuscrits comme l’Atlanticus, les machines volantes, dont certaines ont été reconstituées de nos jours par des passionnés, occupent plusieurs pages du carnet B.
Le Codex sur le vol des oiseaux
Cette fascination de VINCI pour la conquête des airs transparaît dans un dernier recueil qui, au XIXe siècle, a pris le nom évocateur de Codex sur le vol des oiseaux. Cet ouvrage est le cahier dérobé par LIBRI dans la bibliothèque de l’Institut en même temps que les pages des manuscrits A et B. Pressentant sa chute prochaine, le voleur s’était enfui en Angleterre en 1848 avec un butin qu’il dispersera dans de grandes ventes aux enchères. Le cahier sera partagé en deux parties ; une première, de cinq pages, sera vendue à Londres et aboutira dans la collection du peintre et marchand d’art Charles FAIRFAX MURRAY ; une seconde, de treize feuilles, sera achetée en 1867 par le marquis MANZONI. À sa mort en 1889, l’ensemble sera cédé au prince russe Teodoro SABACHNIKOFF pour la coquette somme de 30 000 francs. Après avoir fait publier, en 1893, une édition en fac-similé enrichie de commentaires, le prince fera don du manuscrit au roi d’Italie qui, à son tour, l’offrira à la bibliothèque royale de Turin, connue pour détenir d’autres dessins de VINCI, dont son fameux autoportrait à la sanguine.
Même si le contenu du manuscrit est plus diversifié que son titre ne le laisse entendre, les sujets essentiels en sont bel et bien la résistance de l’air, le centre de gravité des volatiles, leur physiologie pour vaincre la pesanteur et maîtriser leur trajectoire, mais aussi l’étude de la manière dont les oiseaux, en particulier le grand milan, utilisent les courants aériens. Toutes ces recherches aboutissent logiquement à des projets d’ailes battantes, bases de futures machines volantes.
L’Homme de Vitruve
Au terme de ce pèlerinage dans les codex de Léonard de VINCI, il nous reste à évoquer un feuillet isolé qui porte un des dessins les plus connus du “maître” : l’Homme de Vitruve (ci-dessous).
Inspirée par des principes énoncés par l’architecte romain VITRUVE, cette figure, qui associe mathématiques et géométrie, reprend les proportions idéales du corps humain censé s’inscrire dans un cercle et un carré. S’il n’est pas le premier à l’avoir dessiné, la version de VINCI, conservée depuis 1822 à la Gallerie dell’Accademia de Venise, particulièrement expressive et soignée, est devenue sans conteste un véritable symbole d’une Renaissance qui replace l’homme au centre de l’univers.
Pendant très longtemps, VINCI a été surtout, pour ne pas dire exclusivement, célébré comme artiste. C’est la redécouverte et la publication de ses codex, au cours des XIXe et XXe siècles, qui va permettre de révéler l’autre facette du personnage, celle de l’homme de science et de l’ingénieur autodidacte. La première édition en fac-similé du Codex Atlanticus n’a vu le jour qu’entre 1894 et 1904, tandis que le Codex Leicester a pour sa part attendu 1909. En Italie, une commission interministérielle sera même créée en 1905 – la Reale Commissione Vinciana – pour favoriser la publication de l’ensemble de l’œuvre de VINCI sous forme de fac-similés. Certains codex n’ont été retrouvés que récemment et une nouvelle découverte fortuite est toujours potentiellement possible, comme à Nantes, en 2010, où a été exhumé un fragment de texte qui, autrefois, appartenait sans doute à l’Atlanticus.
L’image du savant génial va quasiment supplanter celle du peintre, même si la Joconde ne cessera d’attirer des foules compactes au Louvre. Il importe pourtant de relativiser la réputation du « génial inventeur » car, outre des erreurs présentes dans certaines de ses théories, VINCI n’est pas toujours à l’origine des machines dont la paternité lui a été parfois hâtivement attribuée. De plus, beaucoup de ses réalisations, impressionnantes sur papier, n’étaient pas en capacité de fonctionner, même si elles constituaient de vraies prouesses technologiques. Comme on ne prête qu’aux riches, VINCI se voit désormais attribuer des découvertes alchimiques ou des inventions très anachroniques, dignes de la science-fiction, faisant de lui une figure “ésotérique” ; filon qui sera largement exploité par l’art, la littérature et le cinéma. Il n’en reste pas moins que, grâce à ces manuscrits, Léonard DE VINCI demeure aujourd’hui l’archétype de l’homme de la Renaissance, de la philosophie humaniste, et l’image même du génie universel.
Pour conclure, nous ne pouvons qu’inciter les admirateurs de VINCI à découvrir les expositions temporaires et les espaces muséaux qui lui sont dédiés, plus particulièrement le Clos Lucé à Amboise, le Leonardo interactive Museum de Florence, le musée des Sciences et des Techniques Léonard de Vinci à Milan, le Museo Leonardo Da Vinci de Rome, ou encore le musée de sa ville natale de Vinci.