Le génie absolu
Si d’aventure nous posions aujourd’hui autour de nous la question : “Pouvez-vous me citer un personnage historique de la Renaissance ?”, il y a fort à parier que, dans la grande majorité des cas, ce soit le nom de Léonard de VINCI qui vienne en premier à l’esprit de votre interlocuteur. Ce dernier, qui avec le temps a en effet acquis une stature quasi légendaire, est devenu à lui seul le symbole de cette période ; même si MICHEL-ANGE, RAPHAËL ou ERASME restent eux aussi des figures phares de cette époque de notre histoire. La raison de cette incroyable renommée réside sans doute dans la qualité de ses peintures, mais aussi dans le caractère à la fois visionnaire et touche-à-tout d’un homme qui a cherché toute sa vie à satisfaire une curiosité intellectuelle sans cesse renouvelée.
Cette véritable “superstar” de l’histoire a longtemps été essentiellement connue pour son œuvre picturale. VINCI n’aura pourtant laissé à la postérité qu’une vingtaine de tableaux et esquisses, chiffre sujet à caution car certaines attributions sont contestées et d’autres peuvent résulter de travaux collectifs. Mais ses œuvres sont parmi les plus connues au monde, à commencer par La Joconde, La dame à l’hermine et Saint Jean-Baptiste. La seule présence, dans un musée, d’une peinture du “maître”, lui assure un flux de visiteurs important et régulier. Si, de nos jours, son talent de peintre est toujours autant célébré, l’attention de nos contemporains se porte désormais sur un autre aspect de son travail, tardivement redécouvert : son goût pour les inventions et les recherches théoriques. Notre “polymathe” avait en effet pris soin, tout au long de sa vie, de consigner le fruit de ses réflexions, de son inspiration et de ses expérimentations, dans des carnets dont certains, par bonheur, ont pu traverser les siècles. Désignés sous l’appellation générale de “Codex de Léonard de Vinci“, ils ont connu un parcours mouvementé sur lequel nous allons revenir ici.
Selon ses propres mots, VINCI n’a pas vraiment organisé ses notes, qu’il décrit ainsi : “Il s’agit d’un recueil décousu, constitué des nombreux feuillets que j’ai rédigés graduellement dans l’espoir qu’un jour je pourrais les ordonner.” Au total, 5000 à 6000 de ses pages nous sont parvenues, mais les historiens estiment que plus de la moitié de ses écrits ont disparu. Malgré la masse de feuilles qu’il a noircie, il n’a rien publié de son vivant ; détail amusant, notre savant était ambidextre, avec une préférence pour la main gauche, particularité expliquant qu’il a rédigé une bonne partie de ses notes en les écrivant de droite à gauche, selon la méthode de l’écriture spéculaire que l’on peut rétablir à l’endroit en la mettant devant un miroir. Il semble que cette originalité était imputable au fait que sa main, n’ayant pas à repasser sur l’encre encore humide, lui permettait d’écrire plus rapidement.
À sa mort, qui surviendra le 2 mai 1519 au château du Clos-Lucé à Amboise où il était l’hôte du roi de France, il lèguera par testament ses livres, ses instruments, mais aussi ses manuscrits inédits, à Francisco MELZI, l’élève favori qui l’avait accompagné en France. Durant toute sa longue vie, son ancien disciple veillera jalousement sur ce “trésor”, qu’il aura entreposé dans une pièce spéciale de sa propriété de Vaprio d’Adda et qu’il n’autorisera à consulter qu’à de rares visiteurs ; VASARI écrivant à son sujet : “Il conserve et thésaurise les manuscrits comme s’il s’agissait de reliques.” Dans les faits, il est acquis que le disciple aurait réellement tenté de mettre de l’ordre dans les documents, dont certains étaient des ébauches de traités inachevés, en vue d’une publication. S’intéressant particulièrement aux passages traitant de la peinture, MELZI, qui annote des pages et entoure des passages, embauche des scribes pour recopier ce qu’il juge digne d’intérêt. Mais, pour une raison inconnue, il ne va pas au bout de sa démarche, et alors que le projet de publication est bien avancé, il est purement et simplement abandonné. Après bien des tribulations, la compilation de MELZI parvient dans la collection de la Bibliothèque vaticane, où elle est identifiée comme le Codex Urbinas 1270. Une version abrégée du document sera publiée à Paris en 1651, sous le titre de Trattato della pittura (Traité de la peinture), mais il faudra attendre 1817 pour que l’intégralité du manuscrit, composite et inachevé, soit imprimé en Italie. Partie intégrante du “corpus vincianum”, ce codex, qui constituera la première publication de l’œuvre de VINCI, y tient une place à part comme la seule à n’avoir pas été rédigée de la main du “maître” mais celle de son élève.
En 1570, MELZI décède et c’est son fils unique Orazio qui, héritier des documents de VINCI, les relègue dans un grenier, et les laisse se dégrader peu à peu. À l’occasion, il donne des cahiers à des amis ou les vend, inconscient de leur valeur. Un précepteur du nom de Lelio GAVARDI profite de l’indifférence marquée, pour ne pas dire de la négligence de son hôte, pour s’emparer de 13 cahiers qu’il envisage de donner au duc François de MÉDICIS pour s’en attirer les faveurs ; mais, ayant fini par y renoncer, il se rend à Pise pour les offrir à son parent ALDE MANUCE le Jeune. Arrivé sur place, il est finalement convenu que c’est l’architecte Giovanni MAGENTA qui rendra les manuscrits à son légitime propriétaire, lequel, contre toute attente, ne témoignera d’aucun empressement à les récupérer. En effet, selon le témoignage de son visiteur, “il s’étonna que je me fusse donné tel tracas, et me fit don des cahiers”.
Ces péripéties ont pour effet de sortir de l’oubli les textes de VINCI qui, dès lors, attireront d’autres “prédateurs”. En 1582, le sculpteur Pompeo LEONI, en séjour à Milan pour fondre des statues destinées à orner l’Escorial, ayant appris que l’héritier de MELZI cherchait à se débarrasser des papiers en sa possession, entreprend de le séduire par diverses promesses – dont des honneurs et des pensions de la part de son protecteur le roi d’Espagne -, afin de le convaincre de les lui céder. La manœuvre finit par payer et, à sa demande, Orazio obtient le retour de plusieurs cahiers dont il avait fait don à MAGENTA. En 1589, une grande partie des manuscrits de VINCI gagne ainsi la péninsule ibérique, mais LEONI, qui les détient, commet alors un acte irréparable en démembrant la plupart des carnets pour en répartir les feuilles dans des compilations thématiques.
Le Codex Atlanticus
Le premier ouvrage « fabriqué » par LEONI est aujourd’hui connu comme le Codex Atlanticus, tenant son nom du fait que les pages, datées entre 1478 et 1519, de tailles hétérogènes et réunies sans respect de la chronologie, ont été collées sur des grandes feuilles d’un format équivalent à celui d’un atlas. Son titre originel est plus explicite : Dessins de machines, des arts secrets et autres choses de Léonard de Vinci. En 1636, ce livre en douze volumes est offert par le comte Galeazzo ARCONATI à la Bibliothèque ambrosienne de Milan.
En 1796, il est transféré en France, confisqué par le général BONAPARTE, qui justifie le rapt en déclarant que “tous les hommes de génie […] sont français, quel que soit le pays qui les a vu naître”, avant d’être restitué en 1815. Il s’agit de l’un des manuscrits les plus connus du “maestro”. Ses 1119 feuilles présentent, en plus d’opérations d’algèbre et des schémas géométriques, des dessins de travaux sur l’architecture, la physique, les armes et les engins de guerre et, surtout, des curieuses machines, dont l’usage est parfois difficile à comprendre.
Le lecteur du Codex Atlanticus peut aussi découvrir, au milieu d’un foisonnement quelque peu anarchique de 1750 plans, croquis et dessins, des inventions bien modernes, comme un parachute, une machine volante avec des ailes mobiles (ci-dessous à gauche), une bicyclette et un prototype d’automobile (ci-dessous à droite).
Avec le temps, le codex s’est beaucoup dégradé, au point que son état nécessite une restauration qui, à partir de 1962, sera engagée à l’instigation du cardinal MONTINI, futur PAUL VI, avec le soutien financier de l’État italien. Le précieux ouvrage est confié au laboratoire de restauration de livres anciens du monastère de Grottaferrata. Les manipulations opérées par LEONI ont eu des conséquences désastreuses car, en arrachant les pages ou en les découpant pour les adapter au format atlas, il a sacrifié du texte ou des dessins ; mais surtout, en collant les pages sur des grandes feuilles, il en a le plus souvent occulté le verso, le jugeant arbitrairement de valeur négligeable. Si, à certaines occasions, il a pratiqué une ouverture pour permettre de lire les deux côtés de la feuille, nombre de textes autographes – au verso, mais aussi dans les marges sous forme d’annotations – ont été dissimulés. Après dix ans d’un minutieux labeur – non exempt de critiques, certains constatant un net blanchiment des pages qui nuit à leur lisibilité -, le travail achevé permet de mieux en connaître le contenu grâce à une édition publiée en fac-similé. L’ouvrage est remonté avec quelques changements, mais en 2006 des taches noires, sans doute provoquées par un produit utilisé trente ans plus tôt pour nettoyer les feuilles, apparaissent. Le codex est de nouveau dérelié et numérisé, devenant enfin accessible à tous dans son intégralité.
Le Codex Windsor et le Codex Arundel
Séparé de l’Atlanticus, LEONI avait également « recréé » un second ouvrage où se trouvaient regroupés les dessins artistiques et ceux se rapportant à l’histoire naturelle. Dans ce recueil, parmi un contenu éclectique, l’anatomie est mise à l’honneur à travers des dessins soignés et précis (ci-dessous). VINCI, qui avait participé à plusieurs dissections, était fasciné par le fonctionnement du corps humain et la médecine. Certains spécialistes avancent même que notre savant avait pour projet de publier un ouvrage sur le sujet, en collaboration avec Marcantonio DELLA TORRE, enseignant à l’université de Padoue ; projet abandonné par la mort prématurée de ce dernier. Il semble que Léonard aurait réalisé, au fil de sa vie, plusieurs centaines de dessins et d’esquisses anatomiques, dont ce codex rassemble des vestiges.
Vers 1630, le grand collectionneur d’art anglais Thomas HOWARD, comte d’ARUNDEL, acquiert, lors d’un voyage en Espagne et en Italie à la recherche de chefs-d’œuvre, un ouvrage riche de 666 feuillets. Intégré à la collection royale à une date et dans des conditions inconnues, il est conservé au château de Windsor, localisation qui justifie son nom actuel de “Codex Windsor”.
Mais notre lord bibliophile fera une autre trouvaille, dont nous ignorons la provenance. Il s’agit d’un recueil de 268 feuilles, couvrant une très grande partie de la vie active de VINCI entre 1478 et 1518. Ses pages traitent de sujets très divers, allant de la physique à l’optique et à la mécanique, en passant par la géométrie, la cosmologie et l’architecture. Il contient également des plans d’urbanisme et des projets d’aménagements pharaoniques pour Romorantin, ville chère à son bienfaiteur le roi FRANCOIS Ier. Cet ouvrage rassemble des travaux étalés sur une période d’une quarantaine d’années, laissant à penser qu’une fois encore il s’agit d’un texte recomposé. Devenu célèbre pour son dessin de “char d’assaut” (ci-dessous), le Codex Arundel sera offert à la Royal Society en 1667, puis acheté en 1831 par le British Museum avec 549 autres manuscrits de la collection rassemblée par le comte, avant d’intégrer en 1973 les collections de la British Library.
Le Codex Leicester
Outre ces deux codex, l’Angleterre sera une terre d’accueil pour d’autres documents que VINCI n’avait pas légués à MELZI. Il est en effet attesté qu’en 1537 le sculpteur Guglielmo DELLA PORTA avait ainsi en sa possession un petit recueil de 72 pages reliées au XVIIe siècle. C’est cet ouvrage qui, en 1717, sera vendu au comte de LEICESTER. La famille le conservera dans la demeure familiale du Norfolk jusqu’en 1980, date à laquelle il sera mis en vente et acquis par le milliardaire américain Armand HAMMER, qui fera construire un musée à Los Angeles pour exposer sa collection d’art. Il y sera conservé avant d’être de nouveau mis en vente et acheté, le 11 novembre 1994, par Bill GATES pour la coquette somme de 30,8 millions de dollars US ; somme qui, jusqu’en 2021, en fera le livre le plus cher jamais vendu aux enchères. Depuis, le Codex Leicester, que HAMMER avait en vain tenté de rebaptiser de son nom, a été démonté et numérisé en 3D ; il est exposé chaque année dans une ville différente, comme Paris en 1997 ou Florence en 2018.
Plus homogène que les précédents, ce manuscrit – dont les feuillets sont datés d’une période allant de 1504 à 1510 – traite de sujets scientifiques très variés. VINCI, qui s’intéresse particulièrement aux propriétés de l’eau et à l’hydrodynamique, émet également des hypothèses hardies sur les fossiles, la géologie, la composition de l’atmosphère et, surtout, la lumière lunaire (ci-dessous).
Le Codex FORSTER
Enfin, la ville de Londres peut s’enorgueillir d’abriter une autre œuvre de VINCI du nom de Codex Forster en hommage à l’écrivain qui en a fait don, en 1876, au Victoria & Albert Museum. Il s’agit de cinq cahiers au parcours initial méconnu, qui rassemblent des écrits datés entre 1487 et 1505. Ils sont regroupés en trois carnets de tailles très différentes (voir la vidéo ci-dessous qui présente des fac-similés). Faisant très certainement partie du fonds rassemblé par LEONI à une date indéterminée, ils auraient transité par un pays germanophone comme le suggère une annotation en allemand. Acquis dans des circonstances inconnues vers 1862 à Vienne par le comte LYTTON, diplomate en poste dans cette ville, ils seront cédés quelques années plus tard à John FORSTER.
Encore une fois, le contenu du codex conservé au Victoria & Albert Muséum est très diversifié. Le premier volume est consacré à l’hydrologie – sujet qui a beaucoup mobilisé notre érudit -, à la chimie et à la géométrie euclidienne (ci-dessous).
Le second volume présente des problèmes de physique et de mécanique sur le calcul de la force, de la masse et du mouvement, mais aussi des éléments d’architecture et des motifs décoratifs. Le troisième, plus qu’un recueil préétabli, semble être un carnet de notes spontanées . On y trouve aussi bien des ébauches de fables que des plans de Milan et des croquis pour le projet de la statue équestre du duc de cette cité, mais aussi des recettes de préparations pour la peinture, des dessins de costumes, de chapeaux et d’objets pour mascarade ou des croquis anatomiques.
Notre tour d’horizon des manuscrits de VINCI, bien loin d’être achevé, va se prolonger dans un second billet, qui cette fois nous mènera à Madrid, Paris, Milan et Turin.