L’histoire naturelle, une science promise à un bel avenir !
« Histoire naturelle » est un terme emprunté à PLINE et qui sera remis au goût du jour sous la Renaissance. Cette matière se scindera progressivement en différents domaines qui se structureront en de véritables sciences. Le XVIIIe siècle, qui voit émerger les premiers systèmes de classification, inaugure le véritable âge d’or de ce qu’on appellera communément « les sciences de la nature ». Dans la continuité du mouvement des Lumières, le développement de l’esprit scientifique favorise les voyages d’exploration et les expéditions à but purement scientifique, motivés par la volonté de recenser et d’étudier tous les éléments des règnes minéral, végétal et animal. Par ailleurs, la volonté de réaliser un grand inventaire de la nature se concrétise dans d’ambitieuses publications de type encyclopédique, telle la célèbre Histoire naturelle, générale et particulière du comte de BUFFON.
Mais, malgré ces avancées considérables, les sciences naturelles ne sont pas encore unifiées dans leurs principes et dans leurs méthodes, car les grandes questions théoriques ne seront réellement tranchées qu’au cours des siècles suivants. Pour autant, l’époque, marquée par l’ambition d’explorer le monde et d’en dresser le panorama de sa diversité, voit la multiplication des ouvrages proposant aux lecteurs, avides de connaissances nouvelles et d’exotisme, la description des paysages, de la faune, de la flore et des habitants des terres les plus lointaines. Conséquence de cet engouement, des légendes et des informations peu fiables, déformées, fantaisistes, parfois même totalement imaginaires, se retrouvent non corrigées dans des ouvrages réputés sérieux, malgré la volonté de leurs auteurs de suivre une démarche purement scientifique. Autre source d’erreur courante : beaucoup d’auteurs s’appuient sur des sources secondaires ou des descriptions incomplètes qui laissent une large part à l’interprétation et à l’imagination ; c’est le cas de l’ouvrage sur lequel nous allons maintenant nous attarder.
En 1719 est publié à Amsterdam un livre en français : Poissons, écrevisses et crabes, de diverses couleurs et figures extraordinaires, que l’on trouve autour des isles Moluques, et sur les côtes des terres australes (ci-dessous), parfois désigné sous son faux-titre Histoire naturelle des curiositez de la mer des Indes (aux Pays-Bas, il est intitulé Natuurlyke historie der Indische zeeën).
Des atlas de la faune marine
Comme son titre l’indique, cet ouvrage est consacré à la description de la faune marine dans la région de cet archipel, qui fait aujourd’hui partie de l’Indonésie orientale, et qui a longtemps été l’objet de la convoitise des puissances européennes, du fait de sa grande richesse en épices diverses. Après avoir éliminé ses rivaux portugais et anglais, la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, également connue sous l’acronyme VOC, y exerce une autorité sans partage depuis la seconde moitié du XVIIe siècle.
Le fait que les Européens ne soient pas familiers de ces lointaines contrées aiguise la curiosité d’un lectorat avide d’exotisme et de nouveautés. Certes, des ouvrages ont déjà été composés sur la riche faune marine des Moluques, mais ils l’ont été sous l’égide des gouverneurs hollandais locaux. C’est ainsi que Balthasar COYETT, responsable de la VOC pour les îles de Banda et d’Amboine, avait commandité un recueil d’illustrations à Isaac Johannes LAMOTIUS. Cet ancien haut fonctionnaire de la Compagnie des Indes, précédé d’une réputation sulfureuse pour avoir été déchu de son poste à l’île Maurice, puis exilé dans l’archipel de Banda, n’en était pas moins un naturaliste et zoologue reconnu. Entre 1694 et 1706, cet homme dressera un inventaire ichtyologique sous forme de planches illustrées. Le successeur de COYETT à Amboine, Adriaan VAN DER STEL, poursuivra ce projet en s’appuyant cette fois sur le talent d’un autre naturaliste hollandais du nom de Samuel FALLOURS. Celui-ci, engagé comme simple soldat, arrive à Batavia en 1703, avant de rejoindre les Moluques quelques années plus tard, où il demeurera jusqu’en 1713. Remarqué pour ses réels talents de dessinateur, il est à son tour sollicité par les autorités pour fixer sur papier les poissons et les autres créatures marines de la région.
Curieusement, ces descriptions qui parviennent en Hollande restent inutilisées pendant de longues années, sinon oubliées. Il faut attendre 1718 pour voir une édition révisée du manuel de zoologie de Jan JONSTON présenter deux planches des dessins de FALLOURS (ci-dessous).
Louis RENARD, éditeur d’origine huguenote réfugié en Hollande et installé comme libraire à Amsterdam en 1703, entreprend de retravailler cette manne quasi inexploitée pour servir de base à un ouvrage unique. Cet entrepreneur se targue, en page de titre et de manière assez inattendue s’agissant d’une fonction secrète, d’être “l’agent de sa Majesté britannique”. Cette affirmation, probablement exagérée, constitue pour lui un argument “publicitaire” qu’il renforce par une dédicace flatteuse à GEORGE Ier. Notre éditeur publie, au cours de l’année 1719, un livre en deux parties intitulé Poissons, écrevisses et crabes. Au dire de l’éditeur, le fils de COYETT avait rapporté à Amsterdam le recueil commandé par son père pour le remettre à un certain SCOTT, qui se trouvait être un des responsables de la VOC d’Amsterdam. Ce dernier avait ensuite autorisé RENARD à faire réaliser une copie fidèle, qui donne matière à la première section du livre, la seconde étant constituée de 250 dessins réalisés par FALLOURS à son retour des Indes orientales.
Des représentations fantaisistes « hautes en couleur »
Le résultat est on ne peut plus surprenant, aussi bien dans le fond que dans la forme, au point, pour cet ouvrage, de constituer encore de nos jours une véritable curiosité bibliophilique. La raison la plus évidente de sa relative célébrité en est l’incroyable festival de couleurs appliquées à la main qu’il propose en 460 gravures sur cuivre, dont nous vous présentons ci-dessous quelques exemples.
Même si les poissons, crabes et autres mollusques de cette région du monde sont réputés pour être dotés de belles couleurs, il apparaît très clairement qu’elles ne sont jamais aussi vives, pour ne pas dire éclatantes, sans nuances ni dégradés, que celles contenues dans le livre. Très souvent ces représentations s’écartent de la réalité des modèles, semblant n’avoir été imaginées que pour rehausser l’exotisme et l’étrangeté de la faune décrite. Par instants, le lecteur peut penser qu’il a affaire à des sculptures peintes incrustées de pierres précieuses, et non à des créatures vivantes. Cette nette exagération de choix chromatiques, qui rendent les animaux quasi fantasmagoriques et surréalistes, donne l’impression que le livre a été colorié avec des couleurs pures, à la manière d’une bande dessinée psychédélique.
L’étrangeté de ce livre ne s’arrête pas là, car la véracité scientifique des descriptions est également sujette à caution. Pour commencer, nous devons déjà signaler qu’à côté des 415 poissons, 41 crustacés, 2 phasmes et un dugong, nous trouvons également… une sirène (ci-dessous), qui n’aurait pas dépareillé dans une enluminure médiévale. Selon le commentaire qui accompagne cette curieuse illustration, la créature de 59 pouces de long, dotée des proportions d’une anguille, aurait été capturée dans la province d’Amboine. Après avoir été placée dans un bassin pendant quatre jours et sept heures, elle aurait poussé sporadiquement “de petits cris comme ceux d’une souris“, avant de se laisser mourir de faim.
Les scientifiques ont calculé que près de 9% des illustrations décrivent des animaux imaginaires aux formes insolites et biscornues. Quand ils correspondent à des créatures existantes, ils se retrouvent souvent représentés avec des particularités fantaisistes, comme des nageoires étranges ou des becs disproportionnés hérissés de dents acérées. Il arrive aussi qu’ils arborent, sur leurs écailles ou leurs carapaces, des croix, des soleils, des croissants de lune, des visages anthropomorphes stylisés et même, dans un cas, une fleur avec sa tige et ses feuilles.
Le mystère reste entier, de savoir si ces “monstres” et ces chimères sont dus à l’imagination de RENARD ou à celle de FALLOURS. Il n’est guère impossible en effet que le Hollandais ait reconstitué, à partir de descriptions orales ou de lectures hasardeuses, certains des spécimens qu’il a dessinés. Mais il est aussi possible qu’il ait laissé libre cours à son imagination pour rendre ses planches plus attractives, s’accordant ainsi en quelque sorte une “licence poétique” destinée à égayer son travail. Mais huit feuillets en vélin, recouverts de dessins de la main même de FALLOURS, ont été retrouvés au XXe siècle ; ce qui constitue une découverte inestimable, du fait que peu d’originaux de ce peintre nous soient parvenus. Insérés dans un exemplaire du livre de RENARD, ils ont permis de constater des différences notables entre certains détails anatomiques et les gravures imprimées. Ces variations laissent à penser que l’éditeur lui-même, ou un autre artiste travaillant pour lui, se sont autorisés certaines fantaisies de leur propre initiative. Signalons enfin que les commentaires, qui accompagnent certaines illustrations, s’attardent souvent sur des informations d’ordre gustatif et culinaire, ainsi que sur des indications utiles pour les pêcher, au détriment d’informations de nature scientifique et zoologique qu’on pouvait légitimement attendre d’un ouvrage de ce type.
En 1726, c’est au tour du pasteur, explorateur et naturaliste François VALENTIJN, qui a longtemps vécu en Asie et en particulier dans différentes colonies des Indes néerlandaises, de se servir des dessins de FALLOURS pour le troisième tome de son vaste ouvrage consacré à la description exhaustive de la région. Plus tard, l’abbé PREVOST en reprend certains dans son Histoire générale des voyages. Mais, au final, c’est bien l’ouvrage de RENARD qui va le mieux mettre en valeur les dessins de cette faune exotique et ce, d’autant qu’il s’agit de l’un des premiers ouvrages en couleurs imprimés en Europe exclusivement consacré aux poissons et aux crustacés de ces mers lointaines.
L’autre élément qui va contribuer à faire de ce livre un objet quasi légendaire est sa grande rareté. En effet, en 1719 RENARD n’en avait fait imprimer que 100 exemplaires, dont 36 non commercialisés du fait qu’ils n’avaient pas reçu leurs couleurs. Autant dire que sa diffusion est restée extrêmement confidentielle. Grâce à la correspondance qu’entretenait l’éditeur avec Hans SLOANE, on sait que 30 exemplaires ont été livrés en Angleterre, dont 5 adressés au roi. Aujourd’hui, on ne connaît que seize exemplaires dans le monde, dont 14 dans des bibliothèques institutionnelles. En 1754, soit 8 ans après la mort de RENARD, une seconde édition est publiée par deux éditeurs amstellodamois, pendant que les exemplaires inachevés sont récupérés, coloriés et complétés par une préface. À cette base s’ajoutent 70 nouvelles copies, dont 34 sont parvenues jusqu’à nous. En 1782, une troisième édition, devenue rarissime car il n’en reste plus que six exemplaires, voit le jour.
Si cet ouvrage a suscité en son temps bien des moqueries et des interrogations – l’ichtyologie “scientifique” faisant au même moment de grandes avancées, entre autres grâce à GRONOVIUS et Marcus Elieser BLOCH -, il n’a pas manqué d’exercer une certaine fascination, qui perdure encore à notre époque. En 1996, le professeur Théodore PIETSCH en publiera une édition critique. Même si le lecteur contemporain l’apprécie plus pour sa valeur artistique et son étrangeté, ce livre n’est pas pour autant totalement dénué de valeur scientifique. En effet, 90% des animaux présentés ont été identifiés, mais si certains détails anatomiques, et bien sûr les couleurs, ne correspondent pas aux modèles, il a le mérite d’avoir dressé un panorama de la faune marine dans les Moluques du XVIIIe siècle, et permis a posteriori d’en constater l’évolution.
Pour aller plus loin, nous vous conseillons de consulter cet article, issu du blog de la bibliothèque universitaire de Glasgow.