Le catalogue Manufrance, une véritable institution
La Manufacture française d’armes et cycles de Saint-Étienne, fondée en 1885, plus connue sous le nom commercial de Manufrance, est spécialisée dans la vente par correspondance. À partir de 1894, elle diffuse ses tarifs-albums trimestriels – qui ne prendront le nom de catalogue qu’en 1973 – à un nombre croissant d’abonnés. En 1909, son tirage atteint déjà les 500 000 exemplaires ; en 1924, le cap du million est franchi pour plafonner à 1,5 million en 1970. Ce catalogue, qui dépasse souvent le millier de pages, contient jusqu’à 30 000 références.
À l’origine, le périodique est essentiellement consacré aux armes, au matériel de chasse et de pêche, aux vélos, dont la fameuse Hirondelle, “bicyclette de précision”, ainsi qu’aux machines à coudre. Mais son contenu va rapidement se diversifier pour inclure aussi bien des objets de la vie quotidienne, des lampes et lanternes, des bibelots, des gadgets divers, de l’électroménager, des fournitures de bureau et de la papeterie, de l’outillage, des jeux et des jouets, des landaus, que des instruments de musique, des sacs à main, des accessoires pour le jardinage, le camping et les activités sportives.
Illustrés de belles gravures (ci-dessous, quelques exemples nous rappelant celles du Nouveau Larousse illustré), qui plus tard seront remplacées par des photographies, ces catalogues vont, telles de véritables petites encyclopédies, stimuler l’imagination des lecteurs et les amener à rêver devant ces “merveilles technologiques”.
Carelman, un touche-à-tout imaginatif
Le Marseillais Jacques CARELMAN (ci-dessous) appartient au cercle des aficionados enchantés dès leur enfance par le catalogue Manufrance. Installé comme dentiste à Paris en 1956, notre homme va bien vite se consacrer à plein temps à sa vocation artistique. Créateur foisonnant, il exerce sa créativité à la fois dans la peinture, le dessin et la sculpture, son art étant intimement lié à la littérature. Il est particulièrement inspiré par les Contes des Mille et une Nuits, mais aussi par les œuvres de GOGOL, Alfred JARRY, François CARADEC, KAFKA ou QUENEAU. Notre touche-à-tout réalise des décors et des costumes pour des pièces de théâtre, illustre de nombreux ouvrages et transpose Zazie dans le métro en bande dessinée. Lors des événements de mai 1968, il est également l’auteur d’une célèbre affiche représentant un CRS brandissant sa matraque.
Influencé par le dadaïsme et le surréalisme, proche de l’Oulipo et membre du Collège de pataphysique, CARELMAN mûrit un autre projet : s’inspirer du catalogue Manufrance de son enfance pour élaborer une version qui proposerait des objets “parfaitement inutilisables”, qu’il qualifie lui-même de “poétiques, hilarants, absurdes, philosophiques, ingénieux, morbides, puérils, profonds, dérisoires”.
Fruit d’une imagination débridée et d’un goût prononcé de son auteur pour l’humour et le non-sens, le Catalogue d’objets introuvables est publié pour la première fois en 1969 par les éditions Balland. Couronné de succès, le livre connaît plusieurs éditions françaises (ci-dessous celle de 1975 en deux tomes et la version en livre de poche de 1989) ; il est traduit dans près d’une vingtaine de langues.
Un foisonnement de gadgets saugrenus
Reprenant l’organisation de son modèle, CARELMAN illustre, en les détournant de leur fonction première, des objets familiers par un dessin du “style Manufrance”. Il assortit chaque illustration d’un court texte de présentation qui, sous une apparence informative, souligne leur totale absurdité. Ces gadgets loufoques sont autant de petits manifestes humoristiques, poétiques et satiriques de la société de consommation, qui permettent à l’auteur de nous plonger dans un univers où la technologie et l’ingéniosité n’auraient pour seul effet que de compliquer inutilement la vie des humains.
Nous vous en proposons ci-dessous quelques exemples, avec le tandem convergent pour couple, le tandem divergent pour divorcés, le robinet en circuit fermé “qui ne consomme pratiquement pas d’eau” et le fusil à kangourou, dont “la forme très étudiée du canon imprime à la balle une trajectoire sinusoïdale qui suit l’animal dans ses bonds”.
De même, comment ne pas être admiratif devant cette “cravate-slip”, qui permet de perdre moins de temps pour s’habiller le matin, ce parapluie familial ou cette chaise de marche qui, accrochée aux épaules par des bretelles permet de “se reposer en marchant” ?
Étonnante “batinoire” que cette baignoire dotée d’un congélateur, qui offre la possibilité à son heureux propriétaire de disposer d’une patinoire d’appartement “indispensable à l’entraînement de l’amateur” ! CARELMAN nous propose aussi de nous faciliter le ménage, avec un plumeau fixé sur la queue d’un volatile attiré par des graines disséminées dans les pièces à nettoyer. Autre curiosité, la machine à coudre à moteur animal pour économiser l’énergie. Enfin, comment imaginer vivre heureux sans disposer d’un « dégazéifieur » d’eau gazeuse ?
La liste infinie des inventions saugrenues contenues dans ce savoureux ouvrage est toujours source d’amusement et d’émerveillement. C’est ainsi que vous pourrez y découvrir le sifflet pour chien sourd doté d’une ampoule lumineuse alimentée par une dynamo actionnée par le souffle, la bicyclette pour escalier aux roues en forme de croix, la gouttière pour parapluie, le fauteuil-radiateur pour personnes frileuses, les pantoufles de ménage dotées d’une balayette et d’une pelle, la scie-balançoire, les bretelles de musculation avec extenseurs qui “permettent aux sportifs un entraînement de tous les instants”, le soutien-gorge de trapéziste, le sac à chat, l’échelle d’équipe à trois embranchements, le prie-Dieu à bascule, le piano pour jouer à quatre mains, dans lequel les blanches et les noires sont séparées pour éviter aux pianistes de se croiser “dangereusement” les bras, le clou bicéphale pour “bricoleurs atteints de strabisme divergent”, la bouteille-éponge, la fourchette à spaghettis en forme de vilebrequin, la machine à refermer les boîtes de conserve, l’étau pour ecclésiastiques bricoleurs, le « polymarteau » à manivelle, le parapluie pour pays sec et enfin, il fallait y penser, l’enclume de voyage pliante !
Du dessin à l’objet
Poursuivant sa démarche paradoxale, CARELMAN va par la suite s’ingénier à fabriquer certaines de ses improbables découvertes qui, ipso facto, cesseront d’être introuvables ! C’est ainsi que naîtront, sous forme matérielle, le jeu d’échecs sphérique, la machine à calculer simplifiée, la machine à mettre les points sur les i, le robinet “multiple” à débits différents, le rocking-chair latéral, les sièges pour fakir, la cage-aquarium pour poissons volants, le vertigineux WC pour bergers landais, ou le crayon pour indécis qui écrit et gomme simultanément ; autant d’objets qui deviendront des sujets d’exposition présentés dans le monde entier. Ci-dessous, vous trouverez, édité par Le Cherche Midi, l’édition 1997 du catalogue avec, en couverture, l’emblématique “cafetière pour masochiste”, une des plus célèbres trouvailles de notre artiste farceur.
L’œuvre de CARELMAN ne se résume pas à ses objets introuvables, mais force est de constater que sa notoriété, quelque peu déclinante à partir des années 1990, est essentiellement fondée sur ses catalogues absurdes. En 1972, il avait publié un Catalogue des timbres introuvables, dans lequel on pouvait trouver, entre autres, un timbre de la poste vaticane représentant la Vénus de Milo affublée d’un soutien-gorge, ou notre fameuse “Semeuse” réinterprétée à sa façon. Une autre de ses réalisations, hélas passée quasiment inaperçue, le Petit Supplément à l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, recueil de planches sur quelques sciences, métiers et arts mécaniques du XXe siècle, avec leur explication (ci-dessous à gauche), proposait des planches sur les activités et des métiers du XXe siècle, réalisées dans le style de l’Encyclopédie. Ci-dessous à droite, nous vous proposons celle consacrée au métier de détective privé.
CARELMAN est également l’auteur de nombreuses “sculptures-machines” aux noms évocateurs : Mécaniques pour Cyrano, Machine à inspirer l’amour, conçue d’après Le Surmâle d’Alfred JARRY ; Machine de la colonie pénitentiaire, etc. Enfin, en 1980 il est l’un des fondateurs de l’ Ouvroir de peinture potentielle ou Oupeinpo.
Cet homme hors du commun est mort en mars 2012 à Argenteuil. Son importante collection, dont certains de ses fameux objets, a été dispersée l’année suivante lors de plusieurs ventes aux enchères. Mais son esprit perdure de nos jours, grâce à des “artistes-inventeurs” qui, dans la même veine, imaginent des gadgets improbables et inutilisables. Dans cette catégorie, nous pouvons citer la modéliste 3D Katerina KAMPRANI et sa collection dite Uncomfortable, et l’ingénieur japonais Kenji KAWAKAMI, créateur du concept de chindogu. Ce dernier est connu pour avoir imaginé plus d’un millier de bizarreries, dont l’une des plus connues est le parapluie pour chaussures, et pour avoir fait de nombreux émules dans le monde entier.
Pour compléter votre voyage dans l’univers gaguesque de CARELMAN, nous vous invitons à consulter cet article consacré à une exposition, qui s’est tenue en 2016 à Paris, et à visionner l’émission de février 1998 de la série Un livre, un jour (ci-dessous).