Le WPA et le Pack Horse Library Project
Après avoir subi pendant plusieurs années une très grave crise économique, en 1933 le gouvernement américain s’engage, à partir de l’entrée en fonction du président Franklin Delano ROOSEVELT, dans une politique volontariste et réformatrice – le “New Deal” – destinée à rétablir la situation économique tout en remédiant aux effets de ce qui restera, dans l’histoire, sous le nom de “Grande Dépression“. Dans le cadre de ce programme, plusieurs agences fédérales sont créées, dont la principale, la Work Projects Administration (WPA), chargée de résorber le chômage par de grands travaux publics, engagés en particulier dans le domaine des infrastructures. Mais, à côté de la multiplication de grands chantiers, la WPA se fixe également pour mission de redynamiser la vie culturelle et artistique dans le but de favoriser le désenclavement et le développement des régions rurales défavorisées et isolées en y élevant le niveau d’instruction. Eleanor ROOSEVELT, l’épouse du président, dénonce, en ces termes, le cercle vicieux qu’il convient de briser : “Sans assez d’argent pour nourrir leurs corps, comment peut être trouvé de l’argent dans ce monde pour nourrir leurs esprits ?” C’est dans ce contexte qu’une des plus étonnantes initiatives de la période va voir le jour : celle du Pack Horse Library Project ; celle-ci va mobiliser une armée de bibliothécaires à cheval, qui viendront proposer leurs services dans les coins les plus reculés du Kentucky.
Situé à l’ouest des Appalaches, cet État tirera longtemps sa richesse de ses ressources agricoles et de ses mines de charbon, avant de subir de plein fouet les conséquences de la crise de 1929. Mais, avant même cette date, une grande partie de la région orientale du Kentucky fait figure de région arriérée. Handicapée par un relief accidenté, les communications et les conditions de transport y sont difficiles, beaucoup d’équipements comme l’électricité faisant souvent défaut. De cet isolement résulte un relatif sous-développement, qui s’illustre par le fait qu’en 1930 près de 31 % de la population de ce vaste territoire -estimée alors à 100 000 habitants – est illettrée et que 63 comtés de l’État ne disposent d’aucun service de bibliothèque. Le Kentucky détient alors le taux le plus bas d’accès au livre par habitant, situation désastreuse qui limite les opportunités d’améliorer l’ordinaire des citoyens et les maintient dans la misère.
La bibliothèque du cheval de bât
Dès 1896, la Kentucky Federation of Women’s Clubs a mis en place des bibliothèques itinérantes dans l’État mais, devant les difficultés à desservir la région appalachienne, elle ne peut bénéficier du programme WPA. En 1913, May STAFFORD réussit à obtenir le soutien financier d’un important magnat du charbon pour implanter à Paintville une bibliothèque publique, qui dispose d’un service de transport à dos de cheval destiné à faire parvenir des ouvrages jusque dans les zones réputées les plus inaccessibles du comté de Johnson ; illustrant ainsi en actes le fameux proverbe : “Si la montagne ne vient pas à Mahomet, Mahomet ira à la montagne.” Mais, à peine mise en place, l’expérience tourne court l’année suivante lorsque l’industriel décède, événement qui interrompt de facto le financement du projet. Le lancement du WPA tombe alors à point nommé pour permettre de multiplier les bibliothèques dans tout l’État et reprendre l’idée de May STAFFORD sur une plus grande échelle.
Le projet prend le nom de Pack Horse Library , soit “la bibliothèque cheval de bât“. L’élément déclencheur intervient en 1934, lorsqu’un pasteur presbytérien du comté de Leslie lègue toute sa bibliothèque au WPA, sous réserve qu’un service spécial soit prévu pour convoyer les ouvrages vers les personnes dépourvues de toute possibilité d’accès à la lecture. Au cours de l’année 1935, Elizabeth FULLERTON, administratrice locale de la WPA, finit par obtenir un soutien officiel et dispose d’un budget destiné à mettre sur pied une bibliothèque itinérante montée. La nouvelle se répand rapidement et entraîne la mobilisation de nombreux acteurs, des écoles aux administrations, en passant par les centres communautaires, les églises et les associations. La première étape sera de recruter la cavalerie, tâche ardue car la paie proposée est loin d’être extraordinaire, 28 $ mensuels comprenant la nourriture du cheval et les frais de logement éventuels. Mais le projet intéresse nombre de femmes de la région qui, en ces temps difficiles, sont à la recherche d’un salaire d’appoint, de sorte que, lorsque débutent les voyages en 1936, la bibliothèque itinérante compte déjà 96 cavalières sur un effectif prévu de 111 personnes. Tout au long de l’aventure, l’effectif de la Pack Horse Library – soit 200 personnes en tout sur huit années – sera très majoritairement féminin. Ci-dessous, de gauche à droite, la photo d’un escadron sur le départ en janvier 1937, et celle d’un autre groupe basé dans le comté de Knott en 1938.
En amont, un réseau de bibliothèques et de dépôts de livres est organisé pour mailler l’ensemble du territoire desservi, et des collectes de livres sont organisées par des associations de parents d’élèves, des clubs féminins, des paroisses, des organisations de scouts, sans compter les dons de particuliers ou d’institutions, provenant parfois de l’autre bout du pays. Près d’une trentaine de bibliothèques urbaines contribueront ainsi à l’effort collectif, en lançant des collectes de fonds pour l’acquisition de livres neufs.
L’aventure des « cavalières du livre »
Reste à résoudre le problème le plus épineux : acheminer les ouvrages jusqu’à leurs destinataires, ce qui ne se révèlera pas une mince affaire. Les “Book Women”, comme elles seront bientôt surnommées, se rendent dans un des dépôts du programme qui, placé sous la responsabilité du WPA, est géré par un superviseur. Elles y chargent de grandes sacoches pouvant contenir jusqu’à une centaine d’ouvrages, et partent à cheval mais aussi parfois à dos de mulet, animal particulièrement adapté aux lourdes charges et aux chemins les plus périlleux. Prenant la route dès l’aube, nos héroïnes s’engagent sur des sentiers pierreux mal étayés, à la merci de glissements de terrain, des chemins boueux ou inondés. Souvent, elles doivent se frayer un passage dans les taillis et les forêts épaisses, s’engager sur des ponts branlants et, parfois même, lorsqu’il n’y a pas de route du tout, emprunter le lit de rivières ou encore en désespoir de cause faire une partie de la distance à pied avec leurs sacoches. C’est l’aventure qui arrivera à l’une de ces bibliothécaires, laquelle, après la mort de sa mule, effectuera une trentaine de kilomètres à pied avec son chargement pour mener sa mission à bien. Si, à l’origine, les cavalières n’étaient pas de grandes lectrices, elles vont vite s’impliquer personnellement dans un travail dont elles peuvent constater les retombées très positives.
Nous avons ci-dessous quelques images qui nous permettent de nous faire une idée des conditions difficiles dans lesquelles elles ont accompli leur mission, parcourant jusqu’à 130 km par semaine. En 1937, les différentes équipes – entre huit et dix – auront chaque mois cumulé en moyenne plus de 7 500 kilomètres et distribué en moyenne 3 500 ouvrages, touchant 4 000 familles, 55 000 personnes et 155 écoles.
Au cours de leur périple, les Book Women rendent visite aux fermes, aux hameaux ainsi qu’aux écoles isolées. Si l’accueil a d’abord été méfiant, leur visite (ci-dessous) est bientôt très appréciée et attendue, en particulier par les plus jeunes qui n’ont parfois jamais vu un livre chez eux à l’exception d’une bible. Le fonds de la bibliothèque itinérante étant assez restreint, le prêt est limité à un livre par personne et à trois par famille pour une durée d’une semaine. Mais, dès que c’est possible, les livres empruntés au sein d’une famille ou d’une école sont ensuite prêtés à d’autres, un livre pouvant ainsi faire le tour complet d’une classe. Un effort particulier est en effet porté sur les enfants, vus comme « passeurs de culture ». Ces derniers, parfois les seuls de leur cercle familial à avoir suivi une scolarisation quelque peu poussée et à savoir lire, peuvent aider leurs aînés à déchiffrer ou bien leur lire le contenu des ouvrages empruntés. Occasionnellement, il arrive que certains bibliothécaires, plus impliqués que les autres, fassent la lecture à voix haute, poussant même le zèle jusqu’à donner quelques cours sommaires d’alphabétisation.
Après plusieurs mois d’activité, un premier bilan sur les attentes de leurs lecteurs peut être dressé. Les romans d’aventures comme Robinson Crusoé, les ouvrages de Mark TWAIN et Robert Louis STEVENSON sont particulièrement appréciés des jeunes, tandis que les adultes sont naturellement plus portés sur les magazines traitant de sujets de la vie quotidienne, d’actualité, de religion, de santé ou d’agriculture. En revanche, les récits “à l’eau de rose”, “coquins” ou relatant des faits divers sanglants et sordides, sont proscrits. Les récits historiques, les reportages photographiques, les planches de mécanique et les recettes de cuisine rencontrent également beaucoup de succès.
Bientôt, la demande va largement dépasser l’offre proposée. Pour pallier le manque d’ouvrages, les bibliothécaires doivent faire preuve d’ingéniosité et de débrouillardise. C’est ainsi que des livres et des périodiques trop usagés vont être recyclés. Des pages, des chapitres ou parfois de simples illustrations assorties de commentaires manuscrits sont découpés pour être collés sur des cahiers ou des pages insérées dans des classeurs. D’autres supports vont ensuite être utilisés de la même manière, comme des fiches de cuisine, des cartes postales, des prospectus, des patrons de couture ou des catalogues. Parfois aidées par certains lecteurs, les bibliothécaires vont ainsi reconstruire près de 200 “livres” (un exemple ci-dessous), qui vont circuler parmi les autres et seront très demandés. À noter qu’à partir de 1938, quatre visionneuses Tru-Vue seront mises à la disposition des lecteurs pour regarder un des 40 petits films proposés par la librairie itinérante.
Le programme Pack Horse Library, un incontestable succès, devient une réalisation emblématique mise en avant pour promouvoir l’action du WPA. En mai 1937, la “First Lady” fait le voyage jusqu’à West Liberty pour visiter les locaux de la section locale et féliciter les employés. Connue pour ses positions féministes, elle déclare à cette occasion : “Si les femmes sont prêtes à agir parce que cela va aider leurs voisins, je pense que nous gagnerons.”
La réussite est au rendez-vous…
La Pack Horse Library du Kentucky est une réussite exemplaire et médiatisée, mais il ne faut pas oublier que la WPA mène des actions du même genre dans le reste du pays, avec des fortunes plus ou moins diverses. Le programme dédié aux bibliothèques permet de bâtir 200 bâtiments, auxquels s’ajoutent 3 400 salles de lecture hébergées dans d’autres institutions et 5800 bibliothèques itinérantes. Ces dernières seront également déployées avec succès dans les régions rurales de l’Ohio, de Caroline du Sud, de Géorgie, du Kansas, de l’Iowa, du Michigan, de l’Oklahoma, du Montana, de Pennsylvanie et du Vermont. Le Mississipi se distingue particulièrement, dans la mesure où 1 240 agents de la WPA ne distribueront pas moins de 165 000 livres dans l’ensemble de ses 82 comtés. Dans cet État, les moyens les plus divers seront utilisés pour transporter et distribuer les ouvrages : camionnettes, voitures, carrioles, bus scolaires, traîneaux, chevaux, bateaux et même une péniche.
La guerre imposant ses priorités, la WPA se voit dissoudre le 30 juin 1943, décision qui met fin au programme des bibliothèques et donc à la Pack Horse Library du Kentucky. Mais, malgré cet arrêt brutal, l’expérience va marquer durablement les esprits, ce qui explique que les élus de cet État seront impliqués dans l’élaboration et l’adoption du Library Services Act de 1956 ; ce décret permettant la construction de bibliothèques dans les zones rurales isolées grâce à un financement fédéral ainsi que la restauration de services de bibliothèques mobiles. Aujourd’hui, c’est dans le Kentucky, riche de ses 75 bibliobus en service, que l’on compte la plus grande densité de bibliothèques du pays.
Pour en savoir plus sur une épopée méconnue chez nous mais qui a fait l’objet de l’autre côté de l’Atlantique de nombreux documentaires et ouvrages, dont des romans et des livres pour enfants, vous pouvez lire cet article du site de la Blue Ridge County ainsi que celui-ci, qui trace le portrait de l’une de ces cavalières-bibliothécaires, Grace OVERBEE. Quant à la vidéo ci-dessous, elle retrace la saga de la Pack Horse Library.
Pour finir, nous vous invitons également à redécouvrir, dans un de nos précédents billets, la vie de Luis SORIANO, créateur du “biblioburro”, lequel, depuis plus d’une vingtaine d’années, vient apporter des livres à dos d’âne dans une région reculée de Colombie.