Une alluvione dévastatrice
Malgré les nombreux destructions et pillages subis durant la Seconde Guerre mondiale, la ville de Florence avait réussi à préserver la majeure partie de son patrimoine culturel et artistique. Malheureusement, une vingtaine d’années après sa libération, la cité toscane va endurer un nouveau coup du sort avec une inondation qui cause de terribles dégâts et menace très sérieusement les inestimables trésors de la cité.
Alors qu’une bonne partie du pays est déjà soumise à de fortes précipitations automnales, à partir du 2 novembre 1966 une pluie diluvienne s’abat sur la Toscane. Le fleuve Arno grossit rapidement, menaçant de déborder les barrages situés en amont. Dans la nuit du 3 au 4, le flot gonfle, casse les levées, sort de son lit et Florence ainsi que ses environs sont soudain inondés. L’eau, chargée de débris divers et mélangée au mazout échappé des cuves des habitations, atteint à certains endroits plus de six mètres de hauteur. Le reflux permet de constater que l’alluvione a gravement ravagé la ville, en particulier le centre historique disposé de chaque côté du fleuve. Dans la catastrophe, 34 personnes ont perdu la vie, mais le bilan humain aurait pu être plus lourd si l’événement n’avait pas eu lieu un jour férié. Des milliers d’habitants se retrouvent sans abri et de nombreux quartiers sont transformés en véritables marécages. Le film ci-dessous permet d’avoir une idée de l’état désolant de la ville juste après la crue. Signalons au passage qu’au même moment Venise et sa région étaient victimes de grandes inondations.
Le coût humain, matériel et économique de la catastrophe se double d’un désastre culturel. L’eau souillée s’est infiltrée partout, dans les vieux palais, les musées – dont la fameuse galerie des Offices -, les églises, la grande synagogue, les bibliothèques et de nombreuses institutions. Les pompiers, l’armée des pays étrangers, dont certains du bloc de l’Est, la Croix-Rouge et d’autres organisations, dépêchent des secours pour venir en aide aux Florentins. La nécessité de libérer au plus vite la cité de sa gangue de boue et sauver les œuvres d’art et les livres anciens va susciter un vaste élan de solidarité, en Italie comme dans le reste du monde.
Dès le lendemain de l’inondation, des milliers de jeunes bénévoles d’origine très diverse, parmi lesquels une grande majorité d’étudiants et de scouts, affluent vers Florence. Dans un premier temps, la mobilisation se met en place de manière spontanée, pendant que des reportages, en particulier un poignant documentaire de Franco ZEFIRELLI, ont pour effet de grossir les rangs des volontaires. Ceux-ci viennent majoritairement de villes italiennes comme Bologne, Lucques ou Arezzo, mais on compte également parmi eux de nombreux étrangers, surtout des Britanniques, des Français, des Allemands et des Américains. Des trains, des cars et des logements, parfois aménagés dans des wagons ou dans les institutions religieuses, vont bientôt être mis à la disposition d’une main-d’œuvre mobilisée pour la préservation d’un patrimoine en grand péril. Rapidement surnommés « les Anges de la boue » (Angeli del fango), d’après le titre d’un article du Corriere della Sera, ces sauveteurs bénévoles, dont le nombre sera rétrospectivement estimé entre 10 et 12 000 individus, se trouvent d’emblée confrontés à une tâche immense et difficile.
En plus du pénible déblayage des rues envahies par les flots, il s’agit dans un premier temps d’extraire de la boue épaisse des tableaux, des statues, des livres et des manuscrits pour les acheminer dans un abri sûr, afin d’entamer les premières étapes de nettoyage et de restauration. Les opérations sont rendues difficiles par la nature insalubre du terrain et la coupure quasi générale d’électricité. C’est en grande partie à la main que les manuscrits et les objets d’art vont être récupérés et transportés. Les photos ci-dessous permettent de se rendre compte des terribles conditions de travail des « Anges de la boue ».
Des centaines d’œuvres sont ainsi sauvées d’une destruction irrémédiable, mais l’urgence porte désormais sur la sauvegarde des livres et des manuscrits, par nature très sensibles à l’humidité. En effet, plusieurs bibliothèques et fonds d’archives ont subi d’importants dégâts, comme le palais des Offices où l’eau a envahi le rez-de-chaussée, submergeant près de 70 000 documents, dont 11 000 seront irrémédiablement perdus. De son côté, l’Opéra del Duomo déplore la disparition de 6 000 codex et le gabinetto Vieusseux la perte de 250 000 volumes.
La mission salvatrice des « Anges de la boue »
Mais c’est sur la Biblioteca Nazionale Centrale di Firenze (BNCF), un des centres documentaires les plus importants du pays, que vont se concentrer les énergies grâce à la présence quotidienne de près de 1000 volontaires. Abritée dans un vaste bâtiment attenant au complexe de Santa Croce, la BNCF, située très près de l’Arno, a subi la crue de plein fouet. Les entrepôts souterrains, où est stocké le tiers des réserves de la bibliothèque, dont des fonds très précieux et un catalogue de huit millions de fiches, sont totalement noyés. A posteriori, l’Unesco estimera que ce sont près de deux millions de volumes – sans oublier des microfilms, des périodiques et des archives photographiques, dont une majorité sera irrémédiablement perdue – qui ont été sérieusement endommagés. La “bataille de la Nationale” est un des grands chantiers des Anges de la boue qui, à raison de plus de quinze heures par jour, se relaient, dans le froid, la saleté et l’humidité ambiante, pour former une chaîne humaine et exhumer un à un les ouvrages d’un cloaque où, dans certaines salles, la fange atteint deux mètres d’épaisseur.
Une fois “exfiltrés”, les livres sont traités sur place puis transportés dans les étages épargnés par les flots, où les “premiers soins” leur sont dispensés par des bénévoles qui se relaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Le sauvetage débute dans l’improvisation, à l’aide de moyens rudimentaires. La boue, souvent mélangée au mazout, est enlevée avec des chiffons, des lames et autres accessoires, avant que les pages ne soient nettoyées avec des brosses ou frottées avec du sable. Selon les cas, les livres sont disposés ouverts à l’horizontale avec des intercalaires, ou mis à sécher sur des fils à linge. Mais la place vient bientôt à manquer, car les ouvrages sommairement essuyés s’entassent dans le plus grand désordre (ci-dessous). Dès lors débute une course contre la montre pour éviter que la moisissure ne “dévore” les précieux manuscrits.
Un chantier gigantesque
Des convois sont organisés pour transférer les livres miraculés dans la centrale thermique de la gare, qui dispose d’eau chaude pour le nettoyage, et dans le fort du Belvédère où douze kilomètres de rayonnages attendent les livres déjà séchés. Bientôt, grâce à l’action du conservateur et aux conseils d’experts venus de toute l’Italie et de l’étranger, le travail s’organise. Dans chaque livre est insérée une “bandelette” où sont inscrits des symboles indiquant les opérations restant à effectuer.
Pour déshumidifier les ouvrages abîmés, les sauveteurs investissent des séchoirs industriels d’ordinaire consacrés à la fabrication de briques, de porcelaine ou au traitement du tabac. Au sein même de la bibliothèque sont installés de véritables ateliers (ci-dessous) dans lesquels, une fois séchés, les ouvrages sont recollés, recousus, rapiécés et même parfois reconstitués. Près de 7 000 ouvrages, parmi les plus précieux, prennent également le chemin d’instituts spécialisés, comme l’Institut de pathologie du livre de Rome ou l’abbaye de Praglia près de Padoue.
En 1967, grâce aux dons et à l’aide internationale, un véritable laboratoire de restauration, encore actif à ce jour, est implanté à l’intérieur de la Biblioteca Nazionale. Le gros du travail de déblaiement et de mise en lieu sûr des livres une fois accompli, le relais est pris par des “professionnels”. Si une bonne partie des collections a pu regagner ses rayons d’origine, le chantier de la restauration est encore loin d’être achevé à ce jour. À titre d’exemple, en 2003, 40 065 documents des prestigieuses collections Magliabechi et Palatina avaient été restaurés, tandis que 18 854 – dont 1 732 non encore lavés – restaient en instance de traitement. À l’occasion des 40 ans de l’Alluvione, un journaliste a dressé un état des lieux intitulé L’Héritage de la boue. Selon lui, il restait à réhabiliter 150 peintures, 350 fresques, près de 100 000 volumes, dont 36 000 stockés dans l’entrepôt de la Bibliothèque nationale, sans oublier le contenu de plus de 2 kilomètres et demi d’étagères remplies de documents. Plus de 50 ans après le drame, beaucoup reste encore à faire, mais fort heureusement l’évolution des technologies favorise désormais un travail plus pointu et plus efficace.
Florence n’a pas oublié ses jeunes bienfaiteurs qui, en plus d’avoir aidé à dégager et nettoyer la ville pour la rendre de nouveau habitable au plus vite, ont indiscutablement permis de sauver de nombreux trésors du patrimoine de l’humanité. En 2016, ils ont fait l’objet d’une célébration particulière, et plusieurs centaines d’entre eux ont répondu à l’invitation pour participer aux commémorations. Aujourd’hui encore, on ne peut qu’admirer l’ampleur, la rapidité et l’efficacité de cet élan spontané de solidarité, à une époque où les réseaux sociaux n’existaient pas et où les transports et les communications étaient loin d’être aussi rapides qu’aujourd’hui. Plus tard, des inondations catastrophiques toucheront à leur tour d’autres villes italiennes, comme Gênes en 1970 et en 2014, et de jeunes volontaires, à nouveau baptisés « Anges de la boue », se mobiliseront pour prêter main-forte aux secours et aux sinistrés.
Si vous souhaitez connaître plus de détails sur ces opérations de sauvetage de livres et de manuscrits, nous vous invitons à consulter deux articles (en italien) : un sur le site Coopfirenze et l’autre sur le site de Sistema Bibliotecario di Ateneo (SBA).
Ci-dessous, nous vous livrons le témoignage de deux anciens « Angeli del fango ».
Pour faire écho à un autre sauvetage de livres et de manuscrits, nous vous renvoyons à notre billet dédié aux courageux habitants de Tombouctou, auteurs eux aussi d’un formidable exploit en 2012.