L’incroyable diversité linguistique de l’Inde
Le sous-continent indien est réputé être une zone de grande diversité linguistique. Cependant, les études réalisées sur le terrain depuis 2010, par le People’s Linguistic Survey of India, permettent de relever un net recul du nombre de langues réellement pratiquées en Inde. Du rapport établi par cet organisme, il ressort que, si 1 652 langues, dites maternelles et dialectes, étaient recensées en 1961, et encore 1 576 en 1991, leur nombre a connu en quelques décennies une chute brutale, au point d’être actuellement descendu à 780. Précisons que, sur ce total, seules 120 langues comptent plus de 10 000 locuteurs, tandis que 197 sont en danger, dont 42 menacées de totale disparition dans un avenir proche. Comme nous pouvons le constater, l’apparente diversité linguistique de l’Inde cache dans les faits une très grande disparité du nombre de locuteurs des différentes langues.
Après avoir accédé à l’indépendance, l’Inde se dote, en 1950, d’une constitution qui, par souci de rompre avec le passé colonial, ne prévoit qu’une seule langue officielle : l’hindi ; l’usage de l’anglais ne se trouvant temporairement toléré que pour des raisons pratiques. Certes l’hindi, langue la plus parlée du sous-continent, présente l’avantage d’être proche d’autres idiomes indo-aryens et, de ce fait, intelligible par près de la moitié de la population indienne. Pourtant, cette décision, pénalisante pour une grande partie du pays, est fort mal reçue, en particulier par les Dravidiens du sud de la péninsule et par les ethnies tibéto-birmanes, qui se sentent de facto exclues de la vie politique et administrative du pays.
Devant l’ampleur des réactions violentes à l’imposition de l’hindi, le States Reorganisation Act réorganise, en 1956, les États de la Fédération sur des bases linguistiques. Mais l’hindi ne parvenant pas à s’imposer comme langue unique, c’est l’anglais qui, dans les faits, reste pratiqué sur l’ensemble du pays, jouant le rôle d’une lingua franca. Son abandon total par les autorités, initialement programmé pour 1965, se trouve désormais repoussé sine die, l’anglais ayant officiellement acquis un statut de “langue associée”, avec un rôle prééminent dans la vie politique, administrative, médiatique et économique du pays.
À ce jour, 22 langues bénéficiant en Inde du statut de langues régionales représentent à elles seules plus de 90% des locuteurs indiens. Les “petites” langues, qui ne jouent aucun rôle officiel et dont beaucoup ne sont qu’orales, ont du mal à se maintenir dans un contexte aggravé par une importante croissance démographique qui favorise les langues majoritaires.
En Odisha, une expérience originale de préservation des langues régionales
Situé dans l’est du pays, l’Orissa, rebaptisé l’Odisha en 2011, est un vaste État peuplé de plus d’une quarantaine de millions d’habitants. Sa langue officielle, d’origine indo-aryenne et parlée par plus de 80% de la population, est l’odia (ou oriya). Le gouvernement local en favorise la pratique par l’instauration d’écoles “trilingues” dans lesquelles l’anglais est obligatoire.
La spécificité de l’Odisha est de compter plus d’une soixantaine de Scheduled Tribes Communities. Ce terme administratif est utilisé pour désigner des tribus “aborigènes” (Adivasis), qui ont en grande partie conservé leur mode de vie traditionnel dans des régions reculées, et parlent 21 langues différentes, dont sept sont dotées d’un alphabet spécifique ; les autres ayant recours à celui de l’odia. Les membres de ces communautés, rattachés aux Intouchables, sont à ce titre protégés par l’État d’Odisha. Constat alarmant, 13 des langues parlées par ces groupes tribaux sont considérées comme menacées de disparition.
Un projet, consistant à réaliser les dictionnaires de ces langues “autochtones”, a été engagé pour servir de fondement à un enseignement multilingue. Il implique l’ensemble de l’Administration de l’État, ainsi que des organisations telles que l’Academy of Tribal Languages and Culture et le Scheduled Castes and Scheduled Tribes Research and Training Institute.
En novembre 2018, le Chief Minister de l’Odisha, Naveen PATNAIK (ci-dessous à gauche), peut fièrement présenter à la presse les 21 lexiques bilingues (ci-dessous à droite), ainsi que des modules pédagogiques trilingues qui sont destinés à être distribués dans les écoles et les bibliothèques des zones tribales.
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Pour favoriser la diffusion à grande échelle de ce travail pédagogique et linguistique, ces dictionnaires et ces manuels sont édités sous licence Creative Commons. Cette certification, à l’instar des logiciels libres, permet aux utilisateurs de renoncer aux droits d’auteur pour des duplications non commerciales. Ceux qui le souhaitent n’ont donc pas à solliciter des titulaires de droits une autorisation préalable pour pouvoir réutiliser le contenu de ces ouvrages. Depuis 2017, l’État de l’Odisha a déjà placé toute ses publications publiques sur le Web, sous la Creative Commons Attribution 4.0 license.
Afin de compléter le dispositif, l’ensemble des dictionnaires et des modules sont directement mis en ligne sur le site gouvernemental Odisha Virtual Academy (OVA), et sont donc gratuitement accessibles en format PDF pour pouvoir être imprimés sans difficulté. Signalons également que sur ce site sont disponibles 2 000 ouvrages rares et anciens, rédigés en odia, sous forme numérisée.
Grâce à cette initiative, la préservation de langues comme le munda, le bonda, le koya, l’oraon, le gondi, le kuvi, ou encore le juanga et le didayi, peut désormais être envisagée avec un relatif optimisme. Cette réalisation devrait ainsi permettre de sauvegarder une part importante de la diversité linguistique du sous-continent indien. Soulignons cependant que la politique “tribale”, prônée par l’Odisha, fait malheureusement plutôt figure d’exception dans un pays où le nationalisme hindou, et avec lui la volonté d’imposer définitivement l’hindi comme langue unique, n‘a cessé de progresser ces dernières années.
Au niveau mondial, l’inexorable disparition des langues minoritaires
Selon l’UNESCO, il existe 7 000 langues connues dans le monde, dont près de la moitié, qui au total ne sont parlées que par 0,1% de la population mondiale, pourraient disparaître au cours de ce siècle. A contrario, 10 langues regroupent à elles seules 40% de l’humanité, et 400 langues sont parlées par 95% de la population mondiale. Est-il encore possible d’enrayer ce mouvement de concentration par des actions portées par une réelle volonté politique, comme celles entreprises en Odisha ? L’avenir nous le dira mais, à nos yeux, la démarche originale de cet État indien mérite vraiment d’être saluée !